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Comment cultiver le numérique ?

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Deux jours d’exposés stimulants et dissidents sur le futur numérique. Tels furent les 9èmes Entretiens du Nouveau Monde industriel consacrés à « La toile que nous voulons » qui préfigurent un web au service de la vitalité sociale. Outil d’éveil, d’ajustement, de confrontations si tant est que le numérique est encore à nous ! La parole est aux jardiniers du Web.
 
Trois milliards d’êtres humains connectés, surveillés, orientés, conseillés… Pour le meilleur ou pour le pire ? L’emprise croissante du numérique sur nos vies est au cœur de la 9ème édition des Entretiens du Nouveau Monde industriel qui s’est tenue ces 14-15 décembre 2015 au Centre Georges Pompidou. Organisée comme chaque année par l’Institut de recherche et d’innovation (IRI), dirigé par le philosophe Bernard Stiegler (avec le soutien de Cap Digital, l’Institut Mines Telecom, France Televisions et Strate Ecole de Design), la rencontre a fait salle comble en abordant un enjeu central : comment reprendre la main pour faire « La toile que nous voulons » ? Comme en écho à l’initiative du printemps 2014 du fondateur du web, Tim Berners Lee « The Web We Want – W3C ». 
 

Pouvoir fascinatoire de la disruption 

 
D’entrée de jeu, dans un trio orchestré entre Axelle Lemaire, Secrétaire d’Etat chargée du numérique, le sociologue Dominique Cardon et le philosophe Bernard Stiegler, il est question de courts-circuits. Ceux qui signent la réussite d’une fuite en avant en rupture avec le déjà vu. C’est la disruption prônée à Harvard dès les années 90 et développée par le publiciste Jean Marc Dru qui a publié en 1993, « Disruption : Briser les conventions et redessiner le marché« . Le concept ? Recenser les conventions afin de mieux rompre avec le discours ambiant. Le terme autrefois négatif est rapidement devenu un « attracteur » incarnant des changements radicaux positifs. Il a même été repris par Tom Peters, l’un des gourous du management américain. « Il s’agit de briser les référentiels, les habitudes, les processus organisationnels non plus seulement dans le marketing mais dans l’innovation, souligne Bernard Stiegler. Le web agit comme un formidable accélérateur qui fait que la puissance sociale et politique arrive toujours trop tard ». Pourtant Axelle Lemaire constate que « même si les mises en cause sont saines, vouloir la disruption pour elle-même, c’est dangereux. Cela fait perdre de vue le politique. On arrive à un point critique où tout ce qui est favorable pour les utilisateurs doit être favorisé même si c’est illégal ! » 
 

L’illusion fonctionne

 
Figures emblématiques de cette disruption, les entreprises comme Uber, Airbnb révèlent un véritable processus de captation des énergies individuelles. « Les travailleurs mettent à disposition leur véhicule et leur temps sans aucune protection sociale, pointe Dominique Cardon. Il n’y a plus d’intermédiation mais plutôt une alliance entre l’idéologie libérale de la Silicon Valley et l’individualisme. L’Etat se trouve hors jeu et les garanties de justice qu’il assure habituellement sont caduques ». Le sociologue d’Orange Labs insiste sur un constat : « les algorithmes ne sont pas loyaux : nous leur conférons des propriétés qu’ils n’ont pas ». Le sujet est au cœur du projet de Loi pour la République numérique (qui doit être bouclé en janvier 2016) notamment avec l’exigence de loyauté de son article 13. Axelle Lemaire précise ici que « toute plateforme en ligne est tenue de délivrer une information loyale, claire et transparente aux consommateurs, en particulier sur les modalités de référencement, de classement et de déréférencement des offres proposées ». L’injonction permettra-t-elle de limiter les dérives que chacun observe dans les notations et évaluations en ligne ? Arrivera-t-elle surtout à faire correspondre une promesse et une réalité ? « Nous prêtons aux algorithmes des capacités qui ne sont pas justes, nous ne savons pas leurs limites », insiste Dominique Cardon. 
Le thème de « la vérité du numérique » était justement au cœur des ENMI en 2014, sous l’impulsion notamment d’Antoinette Rouvroy,  juriste à l’Université de Namur, qui alerte depuis quinze ans sur le pouvoir normalisateur des données statistiques, du data mining, et du profilage. La chercheuse belge veille sur l’évacuation latente des forces vitales par les techniques. « Grâce à des algorithmes de corrélation statistique, le savoir prédictif sur lequel il fonctionne fleurit « dans » un réel digitalisé (une « mémoire digitale totale » qui est aussi de la sorte une « mémoire du futur ») que le gouvernement algorithmique semble particulièrement « objectif », enraciné dans le « réel ». 
L’illusion est reine et entretenue par le surf permanent sur les promesses, régime actuel de l’innovation en mal de vision politique (Voir l’ouvrage collectif « Pourquoi tant de promesses ? » sous la direction de Marc Audétat – Edition Hermann – Juillet 2015).
 

D’autres pratiques numériques sont possibles

 
On assiste depuis cinq ans à des alertes qui témoignent d’une déception croissante. L’internet lancé dans un esprit d’émancipation devient une toile qui piège les internautes. Le cybermilitant Julian Assange, fondateur de WikiLeaks et poursuivi depuis 2010 pour la divulgation de dossiers classés secrets, a rappelé (par liaison skype) ses revendications d’accès libre aux informations étatiques. L’écrivain américain d’origine biélorusse Evgeny Morozov (qui vient de publier « Le mirage numérique : Pour une politique des big data », édition Les Prairies Ordinaires – Octobre 2015) a insisté aussi sur la marchandisation de nos existences sous l’apparence de pratiques plus cool, flexibles, partagées ou personnelles : « Cela ressemble à une ponction permanente sans contrainte qui profite aux entrepreneurs de la Silicon Valley qui entretiennent l’ordre économique ». Chelsea Manning et Edward Snowden… dénoncent aussi les dérives de la surveillance généralisée. 
 
Pour Bernard Stiegler, il ne s’agit pas de s’en prendre à l’outil numérique mais bien plutôt de réorienter nos pratiques et les architectures du web pour cultiver de la différenciation, de la relation, de la dés-automatisation. « Google est une économie contributive toxique qui repose sur du travail gratuit et de la disharmonie », a-t-il jugé. L’esprit du web a été partiellement perdu. Nous pouvons travailler à des plateformes qui restaurent de la présence, de la diversité, de la confrontation. L’ambition est de penser un web soutien à la vie sociale. Et d’expérimenter très concrètement au sein de la communauté d’agglomération de Plaine Commune dont le président Patrick Braouezec est venu conclure le colloque. Il s’agit d’articuler les  problématiques de « smart cities », « objets connectés », « usine du futur » avec la production collective de récits, d’écosystèmes vivants.
L’enjeu est de développer des outils pertinents aptes à soutenir une plus grande autonomie des internautes. Les partenaires Dassault Systèmes et les prospectivistes de PSA devraient s’impliquer aux côtés des étudiants de Strate Ecole de design. Des chercheurs comme Harry Halpin apportent leur concours à la fabrique de standards de réseaux sociaux décentralisés. Le projet européen NextLeap que ce dernier coordonne à l’INRIA doit débuter en 2016 pour élaborer de nouveaux droits numériques et des protocoles de préservation de la vie privée. De même, le projet ALGODIV (algorithme et diversité) qui a été retenu par l’Agence nationale de la recherche doit apporter des outils novateurs. Dans cette dynamique, Bernard Stiegler entend entraîner une vague d’étudiants « pour que soient réalisées 500 thèses dans ce champ ».
 

Digitalisation de la vie même

 
A l’instar de l’agroécologie, créer un environnement numérique alternatif passe par l’attention aux substrats (les mots), aux conditions d’interaction (temporalités), aux besoins multiples pour croître. Pour Dominique Cardon, nous devons prendre acte des réalités du web dont la critique ne passe plus par la question du contrôle mais par les notions d’environnement et d’utilité. Le sociologue nous invite à de la lucidité diagnostique sur l’écosystème cybernétique : « plutôt que de nous éprouver libres, cherchons à repérer nos déterminations dont usent les capteurs de traces comportementales ». Il souligne aussi l’absence de carte du web où nous circulons sans lisibilité. Un autre phénomène qui s’amplifie concerne l’impression de circuler dans des bulles personnalisées renforcées par les systèmes d’apprentissage. Dominique Cardon invite a « dé-zoomer » c’est-à-dire à mieux saisir les comportements des autres internautes, à analyser comment les comparaisons sont faites, comment elles opèrent. 
Toute cette logique algorithmique doit être prise et comprise pour ce qu’elle est. Antoinette Rouvroy rappelle utilement dans son texte « Le nouveau pouvoir statistique » que « les outils de la rationalité gouvernementale n’ont plus pour but d’inciter directement des individus unifiés et rationnels à obéir à la loi, mais bien plutôt de les affecter, à un stade préconscient si possible en anticipant ce qu’ils pourraient être ou faire en fonction non pas de leur histoire ni de leur volonté, mais de ces miroitements partiels, éclats dividuels et digitalisés qui sont ce dont s’occupe le gouvernement algorithmique ».
 

Le numérique pour sortir de l’« Entropocène » 

 
Chacun semble s’accorder sur la nécessité de ne pas prendre « les vessies du big data » pour des lanternes capables de produire des Lumières. Corrélation de la statistique n’est pas causalité de la raison. Pour l’heure, le web est dans l’accélération et fondé sur l’équivalence informationnelle du monde. Il s’aligne aux processus énergivores de l’Anthropocène, qui augmente massivement le taux d’entropie thermodynamique dans la biosphère, ce qui justifie le nouveau nom que lui donne que Bernard Stiegler à savoir « Entropocène ». Epoque de désordre, toxique pour elle-même. 
Posé en terme énergétique, le devenir du web s’éclaire. Plutôt que d’intensifier la fringale énergivore de données et de calculs tous azimuts, la toile pourrait soutenir la néguentropie, c’est-à-dire la structuration, l’organisation des systèmes humains et sociaux. Mettre les outils numériques au service de la compréhension et de l’interprétation de ce que nous vivons. Faire culture avec un web herméneutique. 
Des pistes sont explorées pour une éditorialisation savante accessible à tous avec l’implication du CNRS, de Paris-Sorbonne, du CEA, de Médiapart et de France-Télévisions.
On peut comparer ce cap avec l’autoorganisation, la mémorisation ou l’immunité dont le vivant nous offre les modèles. Dans leur livre « L’identité, la part de l’autre » (Edition Odile Jacob, 2010), Edgardo Carosella et Thomas Pradeu rendent compte des processus d’inscription de l’expérience dans les organismes vivants tout en maintenant les intégrités. Ces sources procédurales adaptatives garantes de cohérence pourraient inspirer les cyberarchitectes. Loin de la disruption qui n’a pas cours dans le vivant. On sait les dégâts que font sur nos santés les perturbateurs endocriniens (endocrine disruptors) qui désynchronisent les métabolismes…
Rappelons qu’à la fin de sa vie, Alan Turing a cherché un modèle biomathématique de la morphogenèse. Signe que ce détour vers la biologie pourrait ouvrir une voie ? Le web pourrait-il gagner à s’hybrider ? En tout cas, « la toile que nous voulons » se doit d’être humaine et… vivante. 
 
 
Photo : Oeuvre numérique « Ultra-nature » de Miguel Chevalier – 2005
 

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