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Futur du travail

Crise, chômage structurel, révolution numérique : et si on voyait le travail autrement ?

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Au moment où la France s’inquiète des manifestations sur la Loi Travail, s’interroge sur la fameuse inversion de la courbe du chômage, s’angoisse sur l’automatisation croissante des sociétés, cette analyse du professeur d’économie Yann Moulier-Boutang, est la bienvenue. Car elle propose d’envisager le travail différemment et évalue les pistes d’innovation sociale que nous pourrions emprunter.
Après une première partie consacrée à l’exploration des racines de la crise et des conséquences de la révolution numérique, l’auteur avance, dans une seconde partie, les solutions possibles et notamment les possibilités d’un revenu universel.
 

Les origines d’une crise sans précédent de l’emploi et du salariat

La crise pétrolière de 1974 qui a rebondi en 1978-80 avec la révolution iranienne a clos les Trente glorieuses et leur modèle économique. Ce dernier reposait sur trois piliers : une énergie et des matières premières bon marché, une combinaison de main-d’œuvre banale abondante provenant des migrations rurales urbaines et de main-d’œuvre qualifiée relativement rare et enfin le fordisme c’est-à-dire la production de masse de biens de consommation durables dont l’automobile était le symbole.

Évolution du PIB de la France (en volume). 

Les progrès des rémunérations étaient contenu dans les limites des progrès de productivité (le keynésianisme) et le modèle d’emploi était dominé par une salarisation à plein temps associé à une protection sociale (ce que l’on a appelé l’État Beveridgien), l’équilibre macroéconomique étant assuré par une progression régulière du pouvoir d’achat des classes moyennes.

Cette heureuse combinaison a permis trente ans de plein emploi. Toutefois, avec l’ouverture progressive des économies (ce qui allait devenir la mondialisation), l’arrivée des baby-boomers sur le marché du travail, la hausse brutale des énergies fossiles et des matières premières et des coûts salariaux (inflation à deux chiffres) ce modèle s’est effrité, la productivité a ralenti, un chômage chronique s’est installé.

Cela a correspondu aussi au fameux rapport du Club de Rome sur les limites de la croissance (1972) qui a introduit une prise de conscience sur les dégâts du progrès industriel pour l’environnement. La crise n’était plus un court passage cyclique. Elle s’est installée.

Les États ont eu de plus en plus de mal à garantir une croissance forte sur la longue période, les systèmes de protection sociale ont été touchés par la baisse de cotisations induite par le chômage. Les investissements se sont tournés vers la périphérie, vite suivis par une délocalisation productive des industries lourdes (sidérurgie, construction navale), des industries légères (textile) à fort contenu en main d’œuvre. Toutefois ce déclin du secteur manufacturier qui a vu la part de l’industrie dans le PIB passer de 30-25 % à 20-15 % a été longtemps compensé par la création d’emploi dans les services particulièrement financiers (banques, assurances).

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Une croissance molle malgré l’électronique et la finance

On a longtemps cru que la croissance serait tirée par l’électronique et l’informatique. Mais ces nouvelles industries ont très vite été mondialisées et les progrès de productivité qu’elles étaient censées apporter à l’ensemble de l’économie et donc à l’emploi ne sont pas apparus ; si bien que Robert Solow du MIT (prix Nobel 1987) pouvait se demander où était passé l’effet d’ordinateurs dans l’économie.

Les années 1980-2015 connaissent un transfert très rapide des usines dans les petits dragons (Corée, Taiwan, Malaisie, Singapour) puis dans les pays de l’ancien Tiers Monde à croissance très rapide (les BRICS : Brésil, Russie, Chine, Inde, Afrique du Sud). La financiarisation de la production est accélérée par un régime de change flottant et selon un marché financier qui fixe les taux d’intérêt.

 

La crise de 2008. Insee

Des crises financières récurrentes 1997, 2001, 2008 accroissent l’incertitude et aliment le marché des produits financiers (achat à terme qui forme le marché des produits dérivés, garantie contre le risque de change, titrisation des dettes des ménages et des États).

En 2015 le montant des transactions financières représentait 10 fois celui du PIB (700 000 milliards contre 70 000 milliards de dollars) sans que le plein emploi ait été rétabli dans les pays développés. La performance américaine doit beaucoup à un prix redevenu bas d’une nouvelle forme d’énergie fossile (le gaz de schiste et les pétroles bitumineux) ; en matière d’emploi c’est largement une illusion d’optique. Si l’on tient compte du retrait d’un grand nombre de femmes du marché de l’emploi qui aboutit à un taux global d’activité américain (hommes et femmes) de 60 % contre 88 % en France, le taux de chômage est de plus de 9 %.

 

Situation de l’emploi en France.

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Une bipolarisation salariale

La qualité des emplois (faible qualification, précarité des contrats de travail) constitue également un point faible de cette croissance molle et hésitante. On observe également une inégalité croissante entre les hauts salaires bien protégés et les bas salaires. Par exemple en France (qui n’est pas le pays européen le plus « inégal ») un quart désormais des effectifs employés se trouvent au salaire minimum (smic). En 1968, la population employée au salaire minimum (le SMIG) n’était que de 10 à 15 %. Aux États-Unis aujourd’hui 30 % des emplois sont en régime d’indépendants, une économie de coûts salariaux estimés à 30 %.

Cette bipolarisation salariale (un sablier asymétrique dont la partie haute serait très petite) accompagne et renforce des disparités de statut, et lorsqu’on se propose d’unifier les statuts : contrat de travail unique au lieu de la polarité contrat à durée indéterminée/contrat à durée déterminée le modèle vers lequel on tend rejoint la répartition des revenus : avec une explosion des rémunérations des 1 % les plus favorisés, une hétérogénéité croissante dans le premier décile, et une aggravation de la situation des deux voire trois derniers déciles.

La situation atteint une zone de rupture : bientôt l’emploi salarié classique (contrat à durée indéterminée) constituera-t-il un privilège réservé à une minorité de la population ?

Taux de chômage en France

 

Taux de chômage en France. Coe-Rexecode

La première vague du numérique qui a touché la logistique, la réorganisation spatiale de la production a permis la segmentation de la chaîne de la valeur et la délocalisation : l’emploi à col bleu dans le nord a été le principal touché.

Ni au Japon, ni en Europe la croissance n’est parvenue à repartir ; le FMI a souligné le caractère décevant de la reprise mondiale qui partout se débat dans des scénarios déflationnistes (baisse des prix, croissance à l’arrêt, chômage élevé). N’eût été la politique monétaire de surabondantes liquidités menées par les banques centrales des grands pays (quantitative easing), ont peut se demander si nous ne serions pas entrés dans une dépression à la manière des années 1930. Que s’est-il passé ?

La transformation numérique, une nouvelle et 4°révolution industrielle ?

La crise de la croissance et de l’emploi s’étend dorénavant sur plus de 40 ans elle ne paraît pas pouvoir être résorbée à court terme. En ce sens elle ne ressemble ni à la Grande Dépression de 1929 à 1940, ni à la grande stagnation de 1873 à 1893. La seule période de l’histoire du capitalisme qui lui ressemble est celle qui a accompagné la révolution industrielle de 1780 à 1850 qui a vu naître la machine à vapeur, le chemin de fer, la grande fabrique puis l’électricité.

La longue crise de l’emploi qui accoucha au forceps du capitalisme industriel frappa R.T. Malthus, J.B. Say, D. Ricardo et Marx. David Ricardo pencha un moment pour la loi des débouchés de Say qui concluait que les destructions d’emplois générées dans le textile par les machines à tisser automatiques seraient compensées par la grande industrie (mines, sidérurgie, construction de chemins de fer).

Dans la première édition de ses Principes de l’économie et de l’impôt(1817) Ricardo pensa que les ajustements entre les facteurs de production, capital, travail salarié permettraient à l’économie anglaise de surmonter rapidement cette situation. Et c’est au nom de ces principes que Ricardo condamna sévèrement la législation de Speenhamland (1795) qui introduisait la dernière loi sur les pauvres. Plus de 3 % du revenu national anglais fut redistribué. Toutefois il fallut se rendre à l’évidence que la crise anglaise se prolongeait. Ce qui conduisit Ricardo dans la 3° édition des Principes (1821) à faire son autocritique.

Il expliqua que le chômage « technologique » aurait pu être résorbé si et seulement si la répartition des revenus issus de la production avait été flexible de part et d’autre ; du côté des salaires comme des profits. Or les profits refusèrent de s’ajuster à la baisse et l’ajustement se fit uniquement sur le salaire réel et sur le chômage. John Hicks dans son Histoire de la pensée économique remarque que le chômage dura extrêmement longtemps, que le dispositif de Speenhamland ne fut abrogé qu’en 1836, que les salaires et les conditions de vie des ouvriers furent très durs (ce qui nourrit la thèse de Marx et d’Engels de la paupérisation absolue de la classe ouvrière).

Or le caractère interminable de la crise et le très faible contenu en emploi de l’économie nouvelle (numérique, verte, post industrielle, de la société de l’information, du capitalisme cognitif) ne sont pas sans rappeler le cas ricardien. De plus en plus d’économistes (Jeremy Rifkin en particulier) parlent désormais d’une nouvelle révolution industrielle.

Mieux, la correction apportée par David Ricardo à son modèle s’applique bien ici : malgré la puissance de la crise financière de 2008, il n’y pas eu réduction de la part des profits, de ruine massive des riches ; au contraire malgré les déclarations unanimes à droite comme à gauche à réclamer une « moralisation du capitalisme » des profits, la valeur actionnariale guide plus que jamais les stratégies des entreprises et les tentatives de contrôler la finance de marché se heurte au souci de ne rien faire qui puisse compromettre les créations d’emplois.

Le résultat est conforme à ce qu’avait prédit Ricardo : c’est sur le niveau des salaires et sur le volume de l’emploi que se fait l’ajustement à une révolution technologique de très grande ampleur à laquelle nous sommes confrontés.

 

Partage de la valeur ajoutée entre salaires et profits.

Sept ans après la crise de 2008 les profits financiers ont manifesté une résilience très forte qui nourrit une inégalité croissante dont nous avons vu les différentes manifestations.

Durant les années 1930, le New Deal avait été le signal aux États-Unis d’une politique de redistribution très active et cette dernière s’est prolongée comme l’a montré Thomas Piketty jusqu’aux années Reagan. Pourquoi en quarante ans de crise aucun New Deal ou révolution ne se sont produits jusqu’à maintenant ?

Sans doute pour trois raisons complémentaires :

1) Le système financier privé ne s’est pas effondré, les États puis les banques centrales ont évité une crise de solvabilité générale ;

2) Les ajustements demandés aux salariés ont été moins rudes du fait des « amortisseurs sociaux » constitués par l’État Providence et le chômage a touché des catégories périphériques par rapport au cœur du salariat (les jeunes et les vieux) ;

3) Les années 30 ont été le témoin d’une révolution managériale dans les entreprises et institutionnelle (insertion des syndicats dans les mécanismes de gouvernance) mais elles n’ont pas connu une révolution technologique susceptible de mettre complètement sur la défensive les ouvriers et leurs syndicats et les classes moyennes comme c’est le cas aujourd’hui.

 

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