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Du besoin de savoir penser

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Dans son dernier ouvrage « La faillite de la pensée managériale » (1), François Dupuy s’attache à démonter le mécanisme par lequel la pensée managériale conduit les dirigeants, par le biais de décisions paresseuses (2), dans des impasses aux conséquences très concrètes. Examinons ensemble ce qui conduit à une pensée ordinaire et explorons les attitudes qui permettraient d’aller vers une connaissance élaborée.
 
François Dupuy fustige en particulier ce qu’il appelle la « pensée ordinaire, qui apparaît au premier abord et rassure en donnant à tout un chacun le sentiment de percevoir quelque chose de tangible, facile à décrire et si nécessaire à mesurer ». Et invite à la « connaissance élaborée, qui n’est pas immédiatement perceptible et dont la mise à jour nécessite l’utilisation d’outils et de raisonnements spécifiques et par là même un réel effort intellectuel. »

La réduction de la complexité

Le Swiss Economic Forum organisait sa conférence 2015 sur le thème « Simplify – maîtriser la complexité ». On y dit : « Quel directeur ou entrepreneur ne souhaite-t-il pas réduire ce degré de complexité ? (…) Pour s’assurer un succès durable, il faut cibler l’essentiel, connaître ses principaux facteurs de réussite et maîtriser la complexité. La sobriété devient le nouvel atout des entreprises. » Le faut-il vraiment ?
 
Il est frappant que la complexité – mot appartenant au verbiage des managers ordinaires que pas grand monde ne prend la peine de réellement comprendre (3) – est a priori considérée comme « mauvaise », qu’il faudrait donc la « maîtriser », la « réduire » et donc « simplifier ». Le raisonnement monocausal, linéaire, continue d’être le modèle de penser dominant. Il est ici à l’œuvre et nourrit ainsi cette pensée ordinaire au point d’oser, en 2015 encore, donner un tel titre dans un événement économique de grande envergure.
 
Il semble donc plus facile de torturer la réalité pour qu’elle corresponde à ce que la pensée ordinaire peut traiter, plutôt que de développer la pensée pour chercher à comprendre cette réalité…
 
Dwight Eisenhower disait : « Lorsque je rencontre un problème insoluble, je l’agrandis. Je n’arrive jamais à le résoudre en le réduisant, mais si je l’agrandis suffisamment, je peux commencer à entrevoir une solution. » (4)
Visiblement, ces principes – systémiques avant l’heure – n’ont pas percolé dans les écoles de management vu que le réductionnisme est toujours considéré comme le nec plus ultra de la pensée managériale.
 
Prenons la position d’EconomieSuisse sur le projet de politique énergétique 2050 du Conseil fédéral. « Par ailleurs, la stratégie énergétique 2050 aussi inquiète l’économie suisse. Le projet actuel est jalonné de réglementations bureaucratiques et de mesures contraignantes, tout le contraire d’une solution acceptable pour l’économie. Après le choc monétaire subi, il est vital pour les entreprises suisses que l’énergie, facteur de production incontournable, ne renchérisse pas davantage. » Toute la question – multidimensionnelle – de la politique énergétique, et le thème – tout autant multidimensionnel – de la survie des entreprises suisses sont ici trivialisés à un seul facteur causal : le prix. Les rudiments d’analyse stratégique semblent manquer : pas d’analyse de contexte, pas d’analyse des tendances et surtout un choix de ne voir dans cette transition énergétique que des risques et aucunement des opportunités, risques qu’il faudra bien sûr « combattre » ou « maîtriser ». Sans parler de l’absence flagrante de réflexion systémique qui inclurait la prise en compte de la dimension temporelle (effets retardés) et des boucles de rétroaction.

L’avidité pour la certitude et le savoir

Toujours lors de la même conférence de presse, Economiesuisse a défini comme champ d’action « l’élimination ciblée des incertitudes en matière de planification ». Décidément, le rêve d’un monde parfait, prévisible et donc rassurant, perdure : on ne veut pas d’incertitude, il faut l’éliminer. Quelle méconnaissance de la réalité des choses…
 
L’incertitude – le Sfumato cher à Leonardo da Vinci – est un état certes cognitivement et émotionnellement inconfortable. La réponse à l’incertitude n’est pas son combat, mais son exploration.
 
Cela nécessite un certain état d’esprit, à savoir la posture de l’ « apprenant », par opposition à la posture du « sachant », tel qu’exprimé par Fred Kofman (6) :
« Les « sachants » fondent leur estime de soi sur le fait d’avoir raison – ou tout au moins d’en convaincre les autres. Ils gèrent les situations conflictuelles en imposant leur conception des choses et affirment que leurs opinions sont la seule « vérité ». Ils ne sont satisfaits qu’une fois qu’ils ont éliminé tous leurs contradicteurs ou rallié tout le monde à leur cause. Ils sont persuadés de voir les choses telles qu’elles sont et que tous ceux qui ne partagent pas leur vue sont forcément dans l’erreur.
 
Les « apprenants » fondent leur estime de soi sur l’ouverture et la coopération, invitant les autres à partager leur vision des choses. Ils cherchent à obtenir un consensus en cas de situation conflictuelle. Ils présentent leurs opinions comme des appréciations raisonnables de la situation et invitent les autres à en faire autant dans un esprit d’enrichissement mutuel. Ils savent que leur vision des choses leur appartient en propre et faire partie d’une réalité plus large. »
Garder une âme d’enfant, nourrir un esprit d’ignorance, soigner sa curiosité, est-ce indécent pour tout dirigeant qui se respecte ?

Le jugement moral

François Dupuy est d’avis que « le jugement moral fait bien souvent office de grille d’analyse dans le management quotidien. Il brouille la vue et exempte celui qui l’émet de l’effort nécessaire pour sortir de la connaissance ordinaire. »
 
Ce jugement moral était à l’œuvre lors de l’émission En Ligne Directe de la RTS du 4 février dernier. La directrice romande d’EconomieSuisse argumentait de « c’est vrai » et « ce n’est pas vrai ». Ainsi, l’opinion partisane qu’elle représentait – de manière parfaitement légitime d’ailleurs – était promue au rang de vérité scientifique.
 
La pensée tranchante, jugeante, logique, ne peut guère concevoir que plusieurs vérités, de plus contradictoires, puissent coexister. Les propos de ce général américain illustrent cela : affirmant que « les Russes étaient aux portes de l’OTAN », il était dans l’incapacité d’admettre la position d’un journaliste qui prétendait que la raison en était l’élargissement de l’OTAN vers l’Est, plutôt qu’un déplacement des Russes vers l’Ouest.
 
Ce type de jugement exprime une arrogance que Fred Kofman appelle « arrogance ontologique : croyance que notre vision des choses est la seule valide ». Une telle attitude réduit certes la complexité, elle exclut par là même des possibilités : elle appauvrit cruellement l’espace de réflexion, empêche de sortir du cadre, étouffe toute créativité. Elle a aussi l’effet d’induire en erreur, de propager et cimenter des croyances, bref de créer une représentation désirée d’une situation plutôt qu’exposer la réalité dans toute sa diversité et sa complexité.

Les biais psychologiques

La pensée ordinaire, linéaire peut aussi être expliquée par les travaux de Daniel Kahneman (7). Elle est le fruit du système 1 : automatique, impulsif, rapide et efficient. Idéal pour tout type de situation simple. La pensée élaborée est le fruit du système 2 : celui-ci est laborieux, volontaire, nécessite de la concentration, prend du temps et est énergivore.
 
Notre cerveau est donc a priori programmé pour la paresse de pensée : c’est celle qui nécessite le moins d’effort, le moins d’énergie. De manière inconsciente, il recourt donc le plus souvent au système 1 qui est tant efficace… dans tant de situations ordinaires de la vie. Ce système 1 de grande performance (et duquel nous croyons pouvoir tirer une quelconque fierté personnelle) a un très grand défaut : il est une machine à créer du sens (plutôt que rechercher la vérité) et est très sensible aux biais psychologiques dont voici les principaux rencontrés dans la pensée ordinaire :
 
– Illusion de contrôle : Croyance d’une relation de causalité entre nos actions et les résultats observés.
– Biais de confirmation : Préférence aux informations qui confirment les idées préconçues ou hypothèses; absence de considération de la véracité des informations.
– Backfire effect (effet contre-feu) : Lorsque des personnes sont confrontées à une évidence qui heurte leurs croyances, cela renforce leurs croyances.

Les causalités invisibles qui donnent du sens

Notre système 1 mentionné plus haut cherche du sens, par commodité, par paresse. Cela conduit à des affirmations de causalité plutôt étonnantes :
« Si la gauche gagne, c’est un désastre pour la Suisse » prétend l’UDC. Probablement que beaucoup d’adhérents souscriront à une telle affirmation. Toutefois, plusieurs questions – obligeant de sortir de la paresse – surgissent : comment l’UDC définit-elle concrètement la notion de « désastre » ? Et surtout, quels sont les liens de causalité entre une victoire de la gauche et ce désastre ?
 
« Soulager les familles en exonérant les enfants des primes d’assurance maladie » argue le PDC à la veille des prochaines votations fédérales. Là également, qu’est-il exactement entendu par « soulager » ? Et en quoi cette exonération conduirait-elle à un tel soulagement ? Question qui dérange : quels sont les effets collatéraux, non-désirés, qui seront générés par cette mesure ?
 
Utilisation d’un vocabulaire généralisant, omissions, causalités hypothétiques, déni des effets systémiques engendrés par des mesures uniques, non prise en compte des effets retardés, réduction de la complexité, proclamation de croyances etc. : voici les ingrédients qui caractérisent la pensée ordinaire paresseuse.

Ré-apprendre à penser et développer la conscience

La complexité de notre société va croissant, sur ce point il semble exister un consens : pour y répondre, et c’est la mauvaise nouvelle, c’est dans la qualité de penser qu’il faudra d’abord investir, dans le développement de la culture générale, dans l’éveil de la conscience.
 
Pour conclure, citons comme François Dupuy dans son livre, Schopenhauer qui, parlant de l’opinion commune, disait : « Désormais, le petit nombre de ceux capables de juger est obligé de se taire ; et ceux qui ont le droit de parler sont ceux qui sont absolument incapables de se forger une opinion et un jugement à eux et qui ne sont donc que l’écho de l’opinion d’autrui… Bref, peu de gens savent réfléchir, mais tous veulent avoir des opinions. »
 
 
(2) Voir également une interview de Boris Cyrulnik sur le thème de la « pensée paresseuse » http://www.ressources.be/blog/la_pensee_paresseuse__boris_cyrulnik
(3) Voir : Sommes-nous aptes à gérer un monde volatile, incertain, complexe et ambigu (VICA), Philippe Vallat, Military Power Review 2/2014
(4) « Whenever I run into a problem I can’t solve, I always make it bigger. I can never solve it by trying to make it smaller, but if I make it big enough, I can begin to see the outlines of a solution. »
(5) http://www.economiesuisse.ch/fr, 2.2.2015, consulté le 6.2.2015
(6) L’entreprise consciente, Comment créer de la valeur sans oublier les valeurs, Fred Kofman, Edition des îlots de résistance, 2009
(7) Système 1, système 2. Les deux vitesses de la pensée, Daniel Kahneman Flammarion, 2012
 
 

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