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Age de la régression

Nous sommes entrés dans l’âge de la régression

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Le livre qui sort aujourd’hui est d’abord un phénomène d’édition. Quinze des meilleurs penseurs actuels venus d’Allemagne, des États-Unis, d’Inde, de France, de Slovénie… se penchent sur une question qui taraude le monde : que devenons-nous, où allons-nous ? Comment comprendre les changements du monde qui se dessinent en ce moment même sous nos yeux ? Question implacable auquel le livre ne donne pas toutes les réponses mais établit un diagnostic glaçant de ce qui nous attend. L’âge de la régression sort simultanément dans quatorze pays ce 13 avril. Il faut le lire. Surtout à dix jours d’élections cardinales en France.
 
L’idée éditoriale revient à un jeune éditeur allemand, Heinrich Geiselberger, qui a su mobiliser quinze intellectuels du monde entier et non des moindres : Arjun Appadurai, Zygmunt Bauman, Nancy Fraser, Bruno Latour, Eva Illouz, Ivan Krastev, Paul Mason, Pankaj Mishra, Robert Misik, Oliver Nachtwey, Donatella della Porta, César Rendueles, Wolfgang Streeck, David van Reybrouck, Slavoj Žižek. Leurs contributions, traduites en treize langues (anglais, allemand, espagnol, italien, chinois, bulgare, turc, français …) tentent de répondre à des questions qui nous taraudent : « Comment en sommes-nous arrivés à pareille situation ? Quelle situation sera la nôtre dans cinq, dix ou vingt ans ? Comment mettre un terme à cette régression globale, et comment enclencher un mouvement inverse ? »
 
C’est après les attentats du 13 novembre 2015 que l’idée du livre a germé dans la tête d’Heinrich Geiselberger, éditeur dans la célèbre maison Surkamp à Berlin. Traiter des différents symptômes, désignés sous le terme de « grande régression », tel est l’objectif de ce livre. Et les symptômes sont nombreux : « désir nostalgique d’une dé-globalisation anarchique et unilatérale ; consolidation des mouvements identitaires, par exemple en France, en Italie et en Autriche ; propagation du racisme et de l’islamophobie ; forte augmentation des « crimes de haine » ; et bien évidemment, montée en puissance de démagogues autoritaires ». On pense à Recep Erdogan, Narendra Modi, Donald Trump, et bien d’autres.
 
Ces symptômes produisent un sentiment, celui que des « effets crémaillères » se mettent désormais à l’œuvre dans nos sociétés et qu’un processus de « dé-civilisation » s’est mis en branle sous nos yeux. Ces phénomènes avaient été prédits par plusieurs intellectuels il y a déjà quelques années. Ralf Dahrendorf, disparu en 2009, avait affirmé que « le xxie siècle pourrait bien être le siècle de l’autoritarisme », ou le philosophe américain Richard Rorty qui annonçait dès 2001 la montée en puissance « des démagogues ordinaires », l’émergence d’un monde orwellien, le « retour du sadisme », l’explosion « du ressentiment et des manifestations de dénigrement visant les femmes comme les membres de minorités ». Ou encore Karl Polanyi, qui prophétisait dès 1944 La Grande Transformation
Ironie de l’histoire, ces prophéties ne furent jamais entendues. Les dangers de la globalisation – terrorisme international, changement climatique, crises financières et monétaires, grands mouvement migratoires – avaient été annoncés mais pas entendus. Nos sociétés n’ont été préparées ni sur le plan institutionnel ni sur le plan culturel à ces questions brûlantes.

Fatigue de la démocratie

Dès le premier chapitre du livre, l’indien Arjun Appadurai, qui enseigne à l’Université de New-York, nous met dans le bain de la grande régression et nous intéresse à ce syndrome bizarre mais répandu partout, qu’il appelle « une fatigue de la démocratie ». Elle se traduit par la montée des populismes. Les leaders qui s’imposent dans le cadre de ce mouvement ont pour trait commun d’être xénophobes et autoritaires, et de défendre une vision patriarcale de la famille. « Nombre d’électeurs partagent certes leurs convictions mais se montrent surtout plein de craintes face à l’avenir, animés de colère et de ressentiment envers des sociétés qui, à leurs yeux, les maltraitent ou les négligent ». Devant ce tableau, les dirigeants populistes agitent l’étendard de la souveraineté nationale. Celle-ci voit son fondement historique, la souveraineté économique, être battue en brèche par le mainstream de la globalisation. Les populistes, en entendant alors ressusciter leur souveraineté nationale, se tournent vers leurs cultures majoritaires respectives, vers un ethno-nationalisme, et prennent la posture consistant à brandir l’idée de souveraineté culturelle. On voit le phénomène partout : en Russie, en Turquie, en Inde et depuis le 8 novembre 2016, aux États-Unis. Arjun Appadurai affirme que le message implicite de Donald Trump est raciste et racial. « Il s’adresse à ces Américains blancs qui nourrissent un sentiment de marginalisation, persuadés que la politique et l’économie américaines leur ont échappés au profit des Noirs, des Latinos et des migrants de tous types ». L’auteur poursuit : « Le succès rhétorique le plus important de Trump ? Être parvenu à glisser « la blanchitude » dans le cheval de Troie de « la grandeur américaine » : en effet, prétendre « redonner à l’Amérique sa grandeur » a été sa manière d’assurer aux Blancs qu’ils retrouveraient la leur ». Le message portant sur la sauvegarde de l’économie américaine contiendrait, en fait, un message subliminal consacré à la sauvegarde de la race blanche.
 
Les électeurs qui choisissent Trump, le Brexit ou Erdogan prennent la parole en faisant défection de la démocratie elle-même, plutôt que de rénover la politique et d’en débattre démocratiquement. Appadurai constate ainsi « une fatigue de la démocratie », confirmée par l’américaine Nancy Fraser qui explique que ces électeurs visent à rejeter la globalisation, le néolibéralisme et les élites politiques qui avaient promu cette globalisation et ce néolibéralisme. Elle écrit « Bien décidés à faire un pied de nez à l’establishment politique, ils ont répudié les grandes orientations qui ont à leurs yeux détérioré leurs conditions de vie ». Elle poursuit : « La surprise n’est pas qu’ils aient agi ainsi mais qu’ils aient attendu autant pour le faire ».
 
Pour le politologue bulgare Ivan Krastev, c’est le codage binaire de la politique qui a protégé, longtemps, les démocraties libérales. Il démontre, en effet, que leur attrait principal réside dans le fait que ceux qui perdent les élections n’ont pas à perdre beaucoup : « une défaite électorale implique pour ceux qui l’essuient de resserrer les rangs et d’organiser leur nouvelle activité d’opposition ; ils n’ont pas à partir en exil ou entrer en clandestinité, et n’ont pas plus à craindre d’être dépossédés de leurs biens. » Le revers de tout cela, qui est en général peu souligné, c’est, dit-il « que la démocratie libérale n’accorde jamais à ceux qui remportent les élections une victoire pleine, entière et définitive ». L’attrait exercé par les formations populistes réside dans le fait qu’elles promettent une victoire dénuée de toute ambiguïté. Pour Krastev, « ces formations séduisent tous ceux qui considèrent que la séparation des pouvoirs, à laquelle tiennent tant les libéraux, loin d’être un moyen de rendre les dirigeants comptables de leurs actes et de leurs décisions, est un alibi permettant aux élites d’éluder leurs promesses électorales ». Se reconnaîtra qui voudra dans cette analyse. En revanche, les populistes, quand ils atteignent le pouvoir, n’ont de cesse de démanteler les systèmes de pouvoirs et contre-pouvoirs, de placer sous leur contrôle les institutions normalement indépendantes comme la justice, les banques centrales, les médias, le tissu associatif de la société civile.

L’ère du ressentiment

Les intellectuels de L’Age de la régression construisent une grille de lecture et chacun à tour de rôle appelle à comprendre la situation actuelle. Comme le Français Bruno Latour, ils refusent d’accuser le peuple. De lui reprocher « de se complaire dans sa vision étroite, dans ses peurs, dans sa méfiance native pour les élites, dans son mauvais goût en matière de culture, et surtout dans sa passion pour l’identité, le folklore, l’archaïsme, les frontières et l’identité, sans oublier une coupable indifférence aux faits ». Non, pour Latour, le peuple a été trahi par des élites qui savaient que le monde allait à la catastrophe et que leurs rêves de croissance sans limites étaient impossibles, faute notamment de planète suffisante. Pour le philosophe français, en ce sens, Trump est « une innovation en politique comme on n’en voit pas souvent, et qu’il convient de prendre au sérieux ». Cette innovation consiste à conjoindre dans un même mouvement une fuite en avant vers le profit maximal, quitte à abandonner le reste du monde à son sort ; une fuite en arrière par le retour aux catégories nationales et ethniques (« Make America Great Again » derrière un mur !) ; et enfin, troisièmement le déni explicite de la réalité climatique.
 
L’essayiste indien Pankaj Mishra, remarqué aux États-Unis pour son livre Age of Anger (l’ère de la colère), signe un chapitre décapant. Pour lui, l’émergence et l’accession au pouvoir partout dans le monde et de façon quasi simultanée de grands démagogues témoignent d’une situation codéterminante : les barrières éthiques donnent partout des signes de faiblesse. Selon lui, nos catégories de pensée, qui sont les fruits de trente années de libéralisme, semblent incapables d’intégrer et d’assimiler ce qui s’apparente à « des explosions de forces incontrôlées ». Les masses paraissent soudain bien plus malléables et imprévisibles qu’on ne le pensait, laissant dans des abimes de perplexité les élites politiques, économiques et médiatiques. Pour Mishra, « qu’ils soient de gauche, centristes ou de droite, ceux qui s’opposent au nouvel « irrationalisme » politique se montrent encore prisonniers d’un postulat […] selon lequel les individus seraient des acteurs rationnels mus par leur propre intérêt bien compris ». Cette conception remonte à la philosophie des Lumières pour laquelle, l’individu doté d’un libre arbitre, comme l’homo economicus, sont façonnés par un seul objectif : la poursuite du bonheur et l’évitement de la souffrance. Cette vision simpliste a toujours négligé un facteur primordial : la peur. Peur de voir sa dignité, son honneur et son statut bafoués. Or les bouleversements dont nous sommes les témoins et notre perplexité devant eux nous imposent d’ancrer nos réflexions dans la sphère des pulsions et des émotions. « Nous sommes aujourd’hui les témoins d’une frénésie universelle de peur et d’aversion ».
De fait, la modernité est aujourd’hui partout vécue comme une « expérience du chaos ». Ce qui, pour l’auteur, ne peut qu’intensifier cette « passion triste qu’est le ressentiment ». Un ressentiment devant la vie menée par les autres, causé par un fort sentiment d’humiliation et d’impression d’impuissance. Cette maladie incubant d’autant plus vite que les idéaux égalitaires viennent se heurter aux idéaux néolibéraux de création de richesse privée et que des conglomérats entiers d’individus transnationaux tournent le dos à l’État-nation.

Un interrègne

À quoi faut-il donc s’attendre ? À cette question, l’économiste allemand directeur de l’Institut Max Planck, Wolfgang Streeck, répond en convoquant le concept d’interrègne forgé par Gramsci. Cet interrègne est une période où un ordre ancien s’avère déjà détruit et où un nouveau ne peut encore être instauré. L’ordre ancien est bien sûr le monde du capitalisme globalisé, quant à l’ordre nouveau ou plus exactement à venir, « il s’avère parfaitement incertain ». Entretemps, pendant cette période d’interrègne, « peuvent à tout moment se produire des événements inattendus, dangereux, sortant spectaculairement des cadres habituels ». Voilà qui nous promet de beaux jours … Brossant ce tableau sinistre, l’intellectuel allemand nous invite à nous attendre à des conflits intérieurs partout, et à une révolte des classes moyennes, « une insurrection des gens honnêtes » pour reprendre les mots qu’employait en janvier 2017 le candidat à la présidence de la Commission européenne, Martin Schultz…
 
« Il y a un grand désordre sous le ciel, la situation est donc excellente. » C’est par cette citation de Mao que se termine le dernier chapitre du livre, signé par le philosophe slovène Slavoj Žižek. Un brin d’espoir dans un livre-constat noir, sans réponses réellement convaincantes. Le salut viendrait de la grande régression elle-même ; en survenant, elle appellerait au sursaut démocratique. Comme la crainte de Staline inspira jadis les Occidentaux à l’autocritique et à la création de l’État-providence. Un Donald Trump, un Erdogan, une Le Pen inciteront-ils les libéraux, acculés, à un sursaut semblable ? Alors que Trump promet de biffer d’un trait de plume les grands accords de libre-échange, une autre politique pourrait-elle émerger et produire des accords d’un genre inédit : des accords visant à contrôler les banques, à instaurer des critères écologiques, à protéger les droits sociaux, à garantir la santé ?  Rien n’est moins sûr, mais les situations nouvelles que vit le monde actuel nous ont appris à nous attendre à l’inattendu. Alors tous les espoirs, même les plus simples sont bons à prendre. C’est ce que fait le sociologue espagnol César Rendueles qui ne rêve pas d’autre chose que de « tenter de mener une vie plus ou moins conventionnelle : former une famille, faire des études correspondant à notre vocation… » des choses simples, une vie normale, mais qui pourrait demander un extraordinaire effort de radicalité dans ce monde troublé.
 
 
Arjun Appadurai, Zygmunt Bauman, Nancy Fraser, Bruno Latour, Eva Illouz, Ivan Krastev, Paul Mason, Pankaj Mishra, Robert Misik, Oliver Nachtwey, Donatella della Porta, César Rendueles, Wolfgang Streeck, David van Reybrouck, Slavoj Žižek
Premier Parallèle, 328 pp., 22 €
 
Image d’en-tête : Libération
 
 

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