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Le Neuro-sexisme : quand la science est « mal femmée »

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En janvier 2005, Laurence Summers, président de la prestigieuse université américaine de Harvard, déclarait que « le faible nombre de femmes dans les disciplines scientifiques s’explique par leur incapacité innée à réussir dans ces domaines » ! Le propos a fait scandale dans les milieux universitaires, féministes et scientifiques. La grande presse s’est emparée de l’événement, confrontant les opinions contradictoires (voir Time Magazine, mars 2005). En effet, certains scientifiques sont intervenus pour défendre Summers face aux féministes (Pinker, 2005). Ces scientifiques prétendaient que les différences entre les sexes concernant le cerveau, les hormones et l’héritage préhistorique, permettaient d’expliquer les moindres performances des femmes en mathématiques. Le contester relèverait donc de l’obscurantisme, d’une méconnaissance de la science et de positions idéologiques partisanes, telles que celles attribuées aux féministes…

Photo : Buste d’Aphrodite, époque d’Hadrien, copie d’un original grec du 4ème siècle avant notre ère, découvert dans l’amphithéâtre antique de Capoue où il décorait le porche d’accès aux gradins supérieurs (Naples, musée national d’archéologie, inv.6019).

On retrouve là le problème récurrent de l’expertise scientifique qui fait autorité pour un public non éclairé. Comment estimer la validité des arguments avancés quand on n’est pas spécialiste ? Finalement, les académies américaines de Médecine, Sciences et Technologies ont été mobilisées pour faire le point sur la question.
Leur rapport, publié en 2006 (The National Academies Press), stipule clairement que « les études sur la structure et le fonctionnement du cerveau, l’influence des hormones et l’évolution de l’espèce humaine, n’indiquent pas de différences significatives entre les sexes dans les aptitudes cognitives qui pourraient expliquer la sous représentation des femmes dans les professions scientifiques (… ) Cette situation est le résultat de facteurs individuels, sociaux et culturels ». Ouf ! Les femmes peuvent enfin légitimement prétendre à des carrières scientifiques…

cerveau1Force est de constater que malgré les progrès des connaissances en neurosciences, les préjugés sur les différences biologiques entre les hommes et femmes sont toujours bien vivaces. Médias et magazines continuent de nous abreuver de vieux clichés qui prétendent que les femmes sont « naturellement » bavardes, sensibles et incapables de lire une carte routière, alors que les hommes sont nés bons en maths, bagarreurs et compétitifs. Ces discours font le succès des livres de psychologues peu scrupuleux qui prétendent expliquer les problèmes de communication entre hommes et femmes.

Mais les médias sont loin d’être seuls en cause. Certains milieux scientifiques contribuent activement à promouvoir l’idée d’un déterminisme biologique des différences d’aptitudes entre les sexes. Qu’il s’agisse de tests cognitifs, d’études en imagerie cérébrale ou de la découverte de nouveaux gènes, les données expérimentales sont souvent sans commune mesure avec leur exploitation idéologique. Ainsi les commentaires de la revue scientifique « Nature « , à propos d’un article sur les prétendues bases génétiques de l’intuition féminine : « Dans la seconde moitié du 20ème siècle, le combat pour l’égalité des sexes a eu tendance à réduire le rôle des facteurs biologiques dans les différences psychologiques entre hommes et femmes. Nous disposons pour la première fois d’une preuve de la localisation d’un gène impliqué dans les différences de comportement entre les sexes, ce qui met en question la croyance dominante selon laquelle les différences entre les sexes sont largement déterminées par des facteurs culturels » (Nature, vol 387, 1997). On notera que l’étude génétique en question n’a jamais été reproduite par d’autres équipes de recherche, ce qui laisse douter de sa validité…

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Autre exemple éloquent, les travaux de Doreen Kimura, professeur de psychologie à l’université d’Ontario, qui cherche à établir des liens entre le sexe, les performances cognitives et … les stries des empreintes digitales ! D’après Kimura, les meilleurs scores des hommes en maths seraient corrélés à un nombre de stries digitales plus élevé que chez les femmes. Sachant que les stries des doigts sont déterminées génétiquement, Kimura soutient qu’il en est de même pour les aptitudes en maths, ce qui explique « la moindre productivité des femmes scientifiques face à leurs homologues masculins » (Kimura, Odile Jacob, 2001).

L’examen de la production scientifique contemporaine montre que ce type de position n’est pas le fait de chercheurs isolés. Il correspond à un courant d’idées qui a un nom et une longue histoire : il s’agit de la théorie du déterminisme biologique, qui prétend que l’ordre social est le reflet d’un ordre biologique.
Cette vision était florissante au 19ème siècle. On pensait que les hommes étaient plus intelligents que les femmes parce qu’ils avaient un plus gros cerveau. Certes, les cerveaux des hommes pèsent en moyenne 1,350 kg contre 1,200 kg pour les femmes. Mais compte tenu des différences de carrure, aucun des deux sexes n’a un cerveau plus gros que l’autre. De plus, il n’existe aucun rapport entre le volume du cerveau et les capacités intellectuelles. Des exemples fameux sont les cerveaux d’Anatole France et d’Ivan Tourgueniev : le premier pesait 1kg et le second 2kg. Quant à Einstein, son cerveau pesait 1,250 kg, tout comme celui des femmes !

cerveauirmLa théorie des deux cerveaux est elle aussi toujours à l’honneur alors qu’elle date de plus de quarante ans. Elle prétend que les compétences des femmes pour le langage serait dues à un hémisphère gauche dominant, tandis que les meilleures performances des hommes dans l’orientation spatiale et en mathématiques, résulteraient d’un hémisphère droit plus performant.
De nos jours, cette théorie est considérée comme caduque car beaucoup trop simpliste face aux nouvelles données révélées par les technologies d’imagerie cérébrale par IRM. Ces fabuleux outils qui permettent de voir le cerveau vivant en train de fonctionner, montrent que les deux hémisphères sont en communication permanente et qu’aucun ne fonctionne isolément. De plus, une fonction n’est jamais localisée exclusivement dans une seule région. Auparavant, d’après les travaux de Broca sur des patients victimes de lésions cérébrales, on pensait que les fonctions du langage étaient localisées dans une aire circonscrite de l’hémisphère gauche. Depuis, l’imagerie cérébrale a révélé que le langage mobilise non pas une seule, mais une dizaine de régions qui forment un réseau incluant les deux hémisphères. Et quand on compare les cerveaux des hommes et des femmes, les analyses statistiques en IRM ne montrent aucune différence entre les sexes dans la répartition des zones du langage (Kaiser, 2009).

Il est intéressant de noter que la théorie des deux cerveaux, bien que totalement dépassée, reste largement citée en référence. Son impact a été considérable dans les années 70-80, coïncidant avec le mouvement hippy qui a vu fleurir nombre de mouvements spiritualistes et d’ouvrages de vulgarisation.
La spécialisation des hémisphères est devenue un thème dans lequel se déversent toutes sortes de spéculations. A gauche, le langage, la raison, l’esprit d’entreprise, les valeurs occidentales. A droite, la perception de l’espace, l’affectivité, la contemplation, les valeurs de l’orient et de l’asie. Et sur ces prétendues différences cérébrales sont venues s’ajouter les différences entre les sexes….

Et le cerveau des homosexuels ?

cerveauhomosexuelEn 1991, un chercheur américain, Simon LeVay, publiait dans la revue « Science », un article comparant l’anatomie du cerveau chez les hommes et les femmes, mais aussi chez les hommes homosexuels. L’étude, réalisée sur une vingtaine de cerveaux conservés dans le formol, montrait une différence d’un dixième de millimètre entre les cerveaux des hommes hétérosexuels comparés aux cerveaux des femmes et des hommes homosexuels. Fort de ce résultat, l’auteur en a conclu « qu’il existerait un substrat biologique à l’orientation sexuelle » (LeVay, 1991).

Cette opinion s’est heurtée à de sérieuses critiques de la communauté scientifique, car la fiabilité des résultats publiés était hautement contestable (Vidal, 2005).
Un biais majeur de cette étude est que les cerveaux des hommes homosexuels provenaient de patients morts du SIDA, contrairement au groupe hétérosexuel. Or, il est connu que le virus du SIDA pénètre dans le cerveau et y produit des lésions. De ce fait, la comparaison avec des cerveaux non infectés par le virus n’est pas valable. On notera aussi qu’une variation d’un dixième de millimètre de matière cérébrale correspond à quelques dizaines de neurones, ce qui est bien peu face au cent milliards de neurones du cerveau humain. Il n’est pas concevable qu’un minuscule groupe de neurones détermine les comportements sexuels humains, tellement complexes et variés dans le temps selon l’histoire de chaque individu.

Jusqu’à présent, aucun argument validé scientifiquement ne permet de dire que l’homosexualité est due à des causes biologiques, qu’il s’agisse des hormones, du cerveau ou des gènes. Il y a bientôt vingt ans, des chercheurs ont prétendu avoir trouvé un gène de l’homosexualité. Depuis, leur résultat a été complètement démenti, mais le succès médiatique a été tel que cette histoire traîne toujours dans les esprits.

Il est important de remarquer que ces études sur l’homosexualité, manifestement peu rigoureuses scientifiquement, ont été publiées dans les revues « Nature » et « Science », pourtant réputées pour appliquer des critères hautement sélectifs dans le choix des articles qui leur sont soumis. On constate hélas que, depuis quelques années, ce genre d’exception à la règle est de moins en moins rare, dès lors qu’il s’agit de sujets à fortes retombées médiatiques.

Que répondre aujourd’hui à la question : le cerveau a-t-il un sexe ?

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cerveaufemmeLa réponse scientifique est oui et non. Oui, parce que le cerveau contrôle les fonctions associées à la reproduction sexuée, qui sont évidemment différentes chez les femmes et chez les hommes. Dans les cerveaux féminins, on trouve des neurones qui s’activent chaque mois pour déclencher l’ovulation, ce qui n’est pas le cas chez les hommes.
Mais concernant les fonctions cognitives (raisonnement, mémoire, attention, langage), la diversité cérébrale est la règle, indépendamment du sexe. Grâce à l’imagerie cérébrale par IRM, on a montré que les différences entre les individus d’un même sexe sont tellement importantes qu’elles dépassent les différences entre les deux sexes (Vidal, 2005).

Cette variabilité s’explique par la plasticité du cerveau. A la naissance, seulement 10% de nos 100 milliards de neurones sont connectés entre eux. Les 90% de connexions restantes vont se construire progressivement au gré des influences de la famille, de l’éducation, de la culture, de la société. Par exemple, chez les pianistes, on observe un épaississement des régions du cortex cérébral spécialisées dans la motricité des doigts et l’audition. De plus, ces changements du cortex sont directement proportionnels au temps consacré à l’apprentissage du piano pendant l’enfance.
La plasticité cérébrale est à l’œuvre également pendant la vie d’adulte. Ainsi, chez des sujets qui apprennent à jongler avec trois balles, on constate après trois mois de pratique, un épaississement des zones qui contrôlent la coordination des bras et la vision ; et si l’entraînement cesse, les zones précédemment épaissies régressent. Ces exemples permettent de comprendre pourquoi nous avons toutes et tous des cerveaux différents, indépendamment du sexe (Vidal, 2009).

Les propriétés de plasticité du cerveau apportent un éclairage nouveau sur les processus qui contribuent à forger nos identités. A la naissance, le bébé humain ne connaît pas son sexe. Il va certes apprendre très tôt à distinguer le masculin du féminin, mais ce n’est qu’à partir de deux ans qu’il devient capable de s’identifier à un des deux sexes. Or bien avant l’âge de deux ans, il évolue dans un environnement sexué : la chambre, les jouets, les vêtements et les comportements des adultes sont différents en fonction du sexe du jeune enfant. C’est l’interaction avec l’environnement familial, social, culturel qui va orienter le développement de certaines aptitudes et contribuer à forger les traits de la personnalité. Mais tout n’est pas joué pendant l’enfance. A tous les âges de la vie, la plasticité du cerveau permet de changer d’habitudes, d’acquérir de nouveaux talents, de choisir différents itinéraires de vie.

Or, malgré toutes ces évidences, se profile toujours l’idée que c’est dans la « nature biologique » qu’il faut chercher la clef de nos comportements, de nos émotions, de nos valeurs. On nous annonce régulièrement de nouvelles « découvertes » : gène de la fidélité, molécule du désir, neurones du « care » !
Ces discours n’auraient pas d’importance s’ils n’étaient pas amplifiés par les médias et donnés en pâture à un public non averti qui finalement se trouve berné. Et au-delà, les conséquences sur la vie sociale ne sont pas anodines. Si nos capacités mentales, nos talents sont inscrits dans la nature biologique de chacun, pourquoi pousser les filles a faire des sciences et les garçons à apprendre des langues ? A quoi bon le soutien scolaire et la mixité ? Si l’on donne une explication « naturelle » aux différences sociales et professionnelles entre les hommes et les femmes, tout programme social pour l’égalité des chances devient inutile.

cerveaumedicamentsLe succès des théories bio-déterministes tient au fait qu’elles permettent d’évacuer par des « preuves scientifiques claires et objectives », les raisons sociales, culturelles et politiques aux inégalités entre les sexes, forcément plus complexes à cerner.
Mais il y a également un autre enjeu à vouloir montrer des différences cérébrales entre les sexes. Le sujet intéresse l’industrie pharmaceutique qui cherche à diversifier ses offres de molécules afin d’augmenter ses marchés. L’idée serait de proposer des médicaments qui soient différents pour les hommes et les femmes, sans compter la vente de produits miracles pour stimuler féminité ou virilité.

La rapidité avec laquelle les sciences du cerveau s’insinuent dans la société est frappante. Le « neuro » est partout : neuroéconomie, neuromarketting, neurophilosophie, neurogymnastique et même neurojustice (Ravages, n°4, 2011). Derrière cette « neurophilie », se cache un avatar de plus de l’idéologie du déterminisme biologique qui ouvre la voie au « neurosexisme » contemporain. La dérive vers l’utilisation abusive de la biologie pour expliquer les différences entre les sexes reste une vraie menace pour la démocratie.

Alors que faire ? Face aux effets pervers du réductionnisme biologique, la résistance s’organise. En mars 2010 à Uppsala (Suède), un groupe de femmes de différents pays (Australie, Allemagne, Canada, Etat-Unis, France, Italie, Suède, Suisse), constitué de spécialistes en neurobiologie, de philosophes et de sociologues, a fondé un réseau international dénommé « Neuro-Gendering Network » (http://www.neuroethics.upenn.edu/).
L’objectif du réseau est de défendre une éthique dans la production des savoirs en neurosciences et d’éveiller la responsabilité des chercheurs sur l’impact de leurs travaux dans un contexte social et anthropologique. Une autre priorité du réseau est de diffuser des informations de qualité vers le grand public et par là-même, de promouvoir une image positive de la recherche scientifique sur le cerveau, le sexe et le genre. La neuro-éthique contre le neuro-sexisme !

Catherine Vidal (Revue Ravages, n°6, « Mauvais Genre »)

Bibliographie

Kimura D. (2001) Cerveau d’homme, cerveau de femme ?, Ed. Odile Jacob
LeVay, S. (1991) A difference in hypothalamic structure between heterosexual and homosexual men, Science, vol 253, 1034-1037
National Academies Press (2006) Biological, social and organizational components of success for women in academic science and engineering: workshop report, pp 1-245.
Pinker, S. (2005) Il y a des différences entre les sexes, Le Courrier International, n° 747.
Kaiser, A. et al.. 2009. On sex/gender related similarities and differences in fMRI language research. Brain Research Reviews, vol 61, 49-59.
Vidal, C. et Benoit-Browaeys, D. (2005) Cerveau, Sexe et Pouvoir, Ed. Belin.
Vidal, C (2009) « Le cerveau évolue-t-il au cours de la vie ? » Ed. Le Pommier

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Ouvrages récents de Catherine Vidal :

« Cerveau, sexe et pouvoir », Catherine Vidal et Dorothée Benoit-Browaeys, Belin 2005
« Le cerveau évolue-t-il au cours de la vie? », Edition Le Pommier, 2009
« Nos enfants sous haute surveillance », Sylviane Giampino et Catherine Vidal,  Edition Albin Michel, 2009
«Les filles ont-elles un cerveau fait pour les maths ? », Edition Le Pommier, 2012
« Hommes, femmes : avons-nous le même cerveau ? Edition Le Pommier, 2012

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