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numérique et villes

Les startups ne devraient pas être le seul vecteur d’innovation

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Comment “Gouverner et innover dans la ville numérique réelle” ? La question revient à un rapport publié le 25 avril 2018, sous forme de «  manuel « , réalisé par l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI) et la FING (Fondation internet nouvelle génération), qui met l’accent sur la captation de l’innovation par les startups et alerte les collectivités sur le besoin de mettre en œuvre et se réaproprier de véritables politiques de l’innovation, pour une ville numérique « réelle », loin de l’imaginaire de la ville « smart », intelligente.
 
L’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) travaille depuis dix ans sur la fabrique urbaine, en interrogeant les processus de fabrication de la ville, leur gouvernance et la mise en œuvre de politiques publiques, pour comprendre à quelles conditions les enjeux de développement durable peuvent s’y inscrire, dans des domaines aussi variés que le financement, le logement abordable, les écoquartiers et l’habitat participatif, les formes urbaines, la mobilité locale, etc.
Le numérique est aujourd’hui l’un des éléments qui participe à la fabrication de la ville et l’interroge. Après de premiers travaux de décryptage de la ville intelligente et dans le cadre de son initiative “Lier transitions écologique et numérique,” qui cherche plus largement à croiser innovation numérique et impératif écologique, l’Iddri s’est associé à la Fing dans le cadre du projet Audacities, convaincu que l’analyse de la ville numérique ne pouvait se faire que collectivement, en mettant à profit leurs expériences diverses et leurs savoir-faire respectifs en termes de gouvernance et d’innovation.
 
L’exploration de ce rapport, réalisé par Mathieu Saujot, directeur du programme transitions numériques et écologiques à l’IDDRI, et  Thierry Marcou, directeur du programme sujets urbains à la FING, part d’un constat. Alors que le numérique a totalement transformé le fonctionnement des villes, ce ne sont pas les décideurs publics qui ont impulsé ces changements mais bien les Google, Uber, Amazon et autres CityMapper qui détournent les pratiques des citadins et contournent les règles. Mais le numérique, s’il déstabilise les usages, peut-il être au service d’une ville plus durable, plus équitable et plus écologique ? Comment penser la gouvernance de la ville numérique ?

 
Ce rapport remet la disruption en perspective, et un peu à sa place. Il pointe les excès et les limites de l’innovation Startup, et en contrepoint la légitimité pour les acteurs publics urbains et les citadins d’être plus impliqués dans une gouvernance ouverte et partagée de l’innovation numérique, qui soit plus inclusive, fixe le cap, oriente les projets et donne leur chance à d’autres modèles que la seule innovation Startup. Le défi est bien de trouver les modalités adéquates pour orienter l’innovation urbaine, sans lui couper les ailes.
Si le discours sur l’innovation numérique prend autant de place, bien plus qu’un simple changement technique, c’est qu’il se situe “à la croisée d’une économie de l’attention – jouant sur la fidélisation et l’alerte – et de l’opinion” (1).
 

Après l’innocence, le temps de la gouvernance

L’IDDRI et la FING appellent les collectivités locales à se saisir activement de l’innovation numérique pour en faire un moteur de leurs politiques publiques et plus seulement un levier d’attractivité ou de promotion. Le point de départ du projet Audacities est que le numérique a bien investi les villes, mais pas de la manière dont le scénario “smart city” le raconte, avec une ville pilotée, sous contrôle. Le numérique transforme la vie des citadins et le fonctionnement de certains services urbains, mais il le fait, en grande partie, en dehors de toute stratégie des acteurs dont la ville est le métier, et en particulier des pouvoirs publics.
Ces acteurs, ce sont les Google, Amazon, Waze, Orange, Uber, Airbnb, Twitter, CityMapper, mais également des initiatives citoyennes comme OpenStreetMap, DemocracyOS… et d’innombrables startups ainsi que les utilisateurs eux-mêmes et les pratiques qu’ils ont inventées.
La « vraie » ville numérique se déploie sans plan directeur, et largement par détournement ou « uberisation » (au sens de : contournement délibéré et agressif pour déplacer en sa faveur les termes du marché), à travers l’appropriation directe des usagers. De la diversité des logiques et des approches de ces multiples acteurs émerge ainsi une pluralité de villes numériques se recouvrant : la ville collaborative où les habitants sont simultanément offreurs et consommateurs de services, la ville ubérisée ou à la demande, la ville optimisée à travers la numérisation de secteurs particuliers (ex. maquette numérique dans la construction…), la ville des outils open source produits par des communautés citoyennes (2) … Reconnaissons ainsi que nous sommes face à un objet protéiforme sans cesse en mouvement, et encore difficile à saisir pleinement.
 
Mais il nous faut pourtant comprendre ce que produit le numérique dans la ville. Cette irruption du numérique n’est-elle qu’une énergie sans but ? Converge-t-elle avec les efforts qui visent à faire des villes plus durables, c’est-à-dire plus vertueuses d’un point de vue environnemental et plus équitables socialement ? Le numérique ne rendrait-il pas d’abord la ville bien plus ingouvernable demain qu’hier, avec sa multitude de nouveaux acteurs et notamment des disrupteurs au positionnement nouveau, moins intégrés à la fabrique traditionnelle de la ville et rétifs aux besoins de coordination que recouvre le défi d’une ville durable ?
 
Quel doit être le rôle des collectivités et avec quels modes de gouvernance pour rester maitre du jeu ? Le rapport invite les collectivités à adopter un “nouveau rôle de médiateur [et] d’organisateur” et à établir de véritables stratégies de pilotage, notamment des initiatives citoyennes.
L’innovation s’insère dans tous les rouages qui permettent aux acteurs publics de gouverner. Le foisonnement d’innovations et le contexte d’incertitude associé rendent difficile le suivi et la prise de décision stratégique des acteurs publics sur les outils à mettre en œuvre et les initiatives à soutenir. Les innovateurs du numérique dominent les discours sur le futur de la ville. La légitimité des acteurs publics comme privés à agir efficacement peut être contestée par de nouveaux entrants se parant des habits de la modernité numérique, et cela suscite un besoin de justification et de communication auprès des usagers.
Associées au numérique, ce sont de nouvelles méthodes de travail (design, lean management, travail sur les données…) qui se développent et remettent en cause les modes de faire traditionnels car ces initiatives, comme celles des acteurs privés, se font, à en croire le rapport, « en dehors de toute stratégie des acteurs dont la ville est le métier, en particulier les pouvoirs publics ».
 
L’innovation peut bousculer la représentation de la ville ou la façon de rendre un service : par exemple Waze ou Plume produisent respectivement leur propre évaluation de l’état du trafic routier et de la pollution de l’air à travers leur application, et conduisent à modeler la définition de ces phénomènes urbains dans l’esprit de leurs utilisateurs. Enfin, les relations et la mise en mouvement des acteurs urbains sont compliquées par de nouveaux entrants aux nouvelles pratiques : par exemple lorsque les innovations dans la mobilité par Uber ou CityMapper leur permettent de créer un lien tel avec leurs usagers qu’ils peuvent mobiliser des pétitions lorsqu’ils veulent contester la décision des acteurs publics locaux (3).
 
« La collectivité territoriale doit davantage médier, inciter, organiser l’action d’autres acteurs”, expliquent les auteurs du rapport, afin de « gouverner l’innovation » et ces nouvelles façons de faire la ville.
 

Oui le numérique déstabilise la ville, mais pas de la manière dont on l’imaginait

Le rapport montre l’étendue des changements en cours mais dresse un tableau nuancé. Toute déstabilisation n’est pas négative car elle peut induire un changement vertueux des acteurs impactés. Ces déstabilisations se font avec des intensités variables qu’il faut savoir décrypter suivant les domaines. Enfin les acteurs traditionnels de la ville, publics ou privés, ont su réagir pour intégrer certains aspects du numérique dans les processus maîtrisés de fabrique de la ville et de nouveaux agencements se mettent en place. Loin de s’alarmer, il faut plutôt comprendre comment agir, mais aussi anticiper ce que l’avenir nous réserve : la pénétration croissante des grandes plateformes que sont Google ou Amazon dans la ville laissent présager de nouveaux enjeux.
 

Peut-on miser l’innovation uniquement sur les startups ?

Le rapport pointe une innovation qui repose beaucoup trop sur le modèle de la startup, soutenue par les acteurs publics locaux, mais aussi par l’Etat et l’Union Européenne, qui les mobilisent dans leurs démarches de développements urbain et économique. Or “la startup ne devrait pas être la seule façon d’innover” regrettent les auteurs du rapport, au titre que les modèles économiques de ces entreprises sont, selon eux, le plus souvent basés sur l’exploitation des données personnelles et non sur l’intérêt général.
 
Aujourd’hui, le modèle Startup écrase tous les autres, les modèles imparfaits, ceux qui tâtonnent, ceux qui avancent sans méthode préétablie. Nous sommes passés du rêve d’une innovation libre et sans contrainte, à des méthodes obligées pour produire de l’innovation en série. Soutenir les startups, c’est pour beaucoup soutenir le développement économique et donc l’emploi, même si les chiffres peinent à réaliser ces espérances. Ceux de l’innovation sociale et solidaire sont bien plus stimulants que ceux de l’innovation numérique. L’innovation Startup est pourtant devenue le modèle standard de l’innovation numérique.
 
Le modèle d’innovation des startups et plateformes numériques a fait tâche d’huile. Open Innovation, libération des données, méthode agile, lean, POC (preuve de concept), A/B testing, timeboxing … : toute la grammaire et tous les ingrédients de l’innovation qui ont fait le succès des entreprises du numérique sont mobilisés et déclinés dans tous les secteurs qu’ils soient public, privé ou associatif. Ce mimétisme à grande échelle transforme en profondeur les organisations publiques et privées, leur fonctionnement, leurs relations avec les usagers, et se traduit certes par un foisonnement de l’innovation urbaine, mais que l’on voudrait un peu moins uniforme et moins dépendant de ce seul modèle. Le risque n’est-il pas aussi, comme le pointent Henri Verdier et Pierre Pezziardi 11 que les termes “méthodes agiles”, “culture startup” etc., tout en fleurissant dans les rapports d’activité, ne soient qu’une “démonétisation” du vocabulaire de l’innovation, qui fasse illusion sans rien changer aux pratiques de ces organisations ?
 
Le modèle dominant de l’innovation startup bénéficie du soutien actif et attentif des acteurs publics urbains et territoriaux, ainsi que des services de l’État et de l’Union européenne. Un soutien qui s’inscrit d’abord dans une logique de développement économique, de création d’entreprises, d’emplois et de valeur sur les territoires urbains, avec la startup comme figure emblématique. Le dynamisme du secteur numérique contraste avec la morosité d’autres secteurs, et légitime aux yeux de nombreux responsables le soutien qu’il reçoit, dans un contexte de tensions économiques et financières récurrentes. De nombreux dispositifs d’accompagnement et de financement ont été déployés à différentes échelles territoriales pour soutenir ce modèle de l’innovation Startup : financements européens et nationaux, pôles de compétitivité, incubateurs, accélérateurs, concours, labels, comme la French Tech, et hackathons se sont multipliés dans les grandes métropoles, en lien étroit avec les grands délégataires de services. Le réseau Grand Paris Express a par exemple lancé plusieurs appels à projets innovants en direction des startups numériques, autour des nouvelles mobilités actives électriques et numériques, ou des commerces et services de proximité en gare, qui s’inscrivent pleinement dans cette logique. Le programme DataCity12 du Numa, met en relation ville de Paris, grands délégataires et startups pour inventer des solutions forcément, uniformément, basées sur les données. Le concours d’architecture “Réinventer Paris” a été l’occasion pour tous les grands aménageurs urbains, promoteurs immobiliers et architectes qui y ont participé de “challenger” les startups du numérique et les solutions qu’elles proposaient. La domination de ce modèle a finalement abouti à une production en série d’innovations urbaines qui se ressemblent toutes, conçues et portées par des cohortes de startups aux méthodes identiques, que ce soit dans le domaine de la rencontre, des petits boulots, ou du transport à la demande. Les résultats peuvent être intéressants, mais d’autres réponses restent ignorées faute de dévier du modèle de réponse imposé. La solution est le plus souvent dans les mains de la startup et son écosystème, la plupart du temps basée sur l’usage de données, y compris personnelles, échangées contre un service, une promesse de personnalisation, et parfois de la publicité.
 
La startup ne devrait pas être la seule façon d’innover. A ne promouvoir qu’elle, le risque serait de laisser de côté toute forme d’innovation qui n’entre pas dans cette case, ou de forcer tout projet à y entrer. Tous les projets n’ont pourtant pas vocation à se transformer en services commerciaux ni à devenir des services.
Le risque également est de favoriser certaines formes d’innovation technologique, au détriment d’autres qui restent dans les angles morts de l’innovation Startup en termes de modèles : associatif, coopératif, innovation sociale, ou d’objet : logement social, transition écologique… Est-ce que la seule démultiplication des startups de co-voiturage suffira à traiter le problème de l’autosolisme et des congestions urbaines dans les grandes métropoles ?
Les propositions issues des Assises de la mobilité montrent d’ailleurs la nécessité d’une approche globale et collective animée par les acteurs publics. Mis bout à bout ces “morceaux” d’innovation peuvent-ils faire système, faire advenir réellement des métropoles et des villes plus durables ? Pour y parvenir, il faudra dépasser la seule innovation servicielle et court-termiste, et faire plus de place aux autres modèles d’innovation.

 
« La collectivité territoriale doit davantage médier, inciter, organiser l’action d’autres acteurs”, explique le rapport, afin de « gouverner l’innovation » et ces nouvelles façons de faire la ville. Toutes les collectivités sont sommées d’être “innovantes” et “numériques”. Impératif qui peut conduire à prendre les solutions sur étagères et mène surtout à accepter un modèle dominant et monochrome de la startup et à une préemption du discours sur l’innovation. Cette célébration de la startup est d’autant plus paradoxale que nous assistons plutôt au triomphe progressif des grandes plateformes (Google, Amazon, Facebook, Baidu…), ayant acquis une position dominante dans le numérique et plus à même d’investir dans les nouvelles technologies prometteuses (IA notamment…)
Il est urgent de se réapproprier l’innovation urbaine et pour cela les acteurs de la ville doivent davantage l’orienter, la questionner… Il ne s’agit pas d’une mise sous tutelle mais de recréer un lien entre les grandes questions qui se posent sur un territoire et les dynamiques d’innovation. Il s’agit également de remettre en débat l’innovation : ce ne doit pas être un sujet consensuel, mais au contraire politique. L’innovation doit rendre des comptes. Il y a donc un besoin de vision politique, de lignes directrices et de cadres pour faire dialoguer ces innovations.
Elle doit se replacer au centre du jeu et revoir ses modes de gouvernance pour devenir le chef d’orchestre de l’innovation, que ce soit en établissant des budgets participatifs, en mettant en place une nouvelle politique de gouvernance collective de la donnée ou en animant le débat public. Et ce, afin de garantir que l’innovation et ses fruits bénéficient à leurs citoyens en premier lieu.
 

Gouverner et innover pour la transition écologique urbaine

Penser en termes de transition écologique urbaine souligne la nécessité de faire évoluer conjointement différentes composantes de la ville : les infrastructures et offres de services, les pratiques des usagers, les incitations, les visions. C’est ce caractère systémique des changements nécessaires qui a incité depuis plus de 20 ans les pouvoirs publics à développer des plans climat, des schémas d’aménagements incluant des dimensions environnementales…
Ces stratégies, nécessaires pour produire des visions et sensibiliser aux questions écologiques, ont souvent été insuffisantes pour impulser des changements concrets à la hauteur des défis. Dans ce contexte, les innovations numériques sont très utiles pour apporter un souffle nouveau, sensibiliser les usagers à de nouvelles pratiques, faire évoluer l’usage des infrastructures…
 
Mais des innovations seules ne peuvent prétendre résoudre des problèmes aussi complexes que la mobilité durable, par exemple : des approches collectives sont nécessaires, des hybridations avec les services publics sont indispensables… Il faut aussi piloter l’innovation urbaine pour établir des priorités et mettre en musique ces innovations au service d’une partition collective. C’est parce que les défis de la ville durable sont aussi importants et pressants que ces nouvelles visions de la gouvernance et de l’innovation sont nécessaires.
 
 

Après la disruption le temps de la collaboration ?

Une des observations du projet Audacities a été le rapprochement progressif et le début d’une possible coordination entre disrupteurs et autorités locales. Pour de nombreux innovateurs, une fois la preuve faite par l’usage de l’utilité de leur solution, vient une phase de stabilisation de leur modèle économique, qui, en ville, nécessite souvent une certaine coordination avec l’acteur public.
Une gouvernance multi-acteurs doit donc profiter des évolutions de postures des acteurs du numérique et jouer sur leur volonté de se créer une place à long terme dans la fabrique urbaine. L’autorité locale n’est pas démunie, elle a des ressources à valoriser (attention des citoyens, connaissance du terrain, vision politique, écosystème traditionnel) pour inciter les acteurs à s’asseoir autour d’une même table et commencer à se coordonner (échange de données, hybridation d’offres, réflexion sur les infrastructures…).
 
Le citadin-usager est au cœur de la cible, mais sur un strapontin. Qu’observe-t-on ? Quelles questions cela pose-t-il ? Comment mieux intégrer le citoyen ?
Citoyen numérique, contributeur, travailleur du clic, le numérique est porteur de trois modèles de l’individu transformé par le numérique, qui se superposent aujourd’hui dans les pratiques des internautes et dans la vie des habitants de la ville numérique. Cela contribue au flou concernant la place du citoyen dans la ville numérique, ce dont savent jouer certains acteurs.
L’observation montre que le citoyen, en tant que partie prenante, reste encore largement invisible. Il y a une forme de déception sur la façon dont la contribution a été considérée et mise en œuvre. C’est beaucoup plus souvent l’usager et le consommateur qui ont été visés que le citoyen. Le numérique dans la ville n’a pas fait de tous les citadins des “smart citizens” en capacité d’agir loin s’en faut. A rebours d’une approche plus “capacitante” que plusieurs soutiennent depuis des années, les citadins sont au contraire la cible d’une puissante économie de l’attention, portée par les grandes plateformes numériques, qui exploitent de manière trop asymétrique aujourd’hui leurs traces et données personnelles. Pour redonner toute sa place au citoyen dans la ville numérique réelle, il est urgent d’investir dans l’empowerment numérique, politique et collectif.
 
 
Les collectivités et les acteurs urbains ont un rôle à jouer, collectivement, pour rendre aux citoyens la capacité d’agir avec et sur le numérique. Ils doivent notamment contribuer à rééquilibrer le rapport de force entre citoyens et grandes entreprises du numérique, mais également assurer que les nouveaux droits et libertés assurés aux citoyens se traduisent dans la réalité. Ceci inclut :
– d’assurer un accès équitable au numérique, à la fois en termes de technologie et de capacité d’usage – le travail de médiation réalisé par les Espaces Publics Numériques ou par des associations comme Innovons pour la Citoyenneté sur Internet sont des exemples à suivre ;
– d’assurer une réappropriation des enjeux et de la matérialité du numérique. Cette deuxième orientation est plus large qu’une simple sensibilisation. Il faut bien sûr rendre compréhensible ce qui se joue dans la protection des données et l’empreinte numérique des individus, dans le travail caché réalisé en ligne par le citoyen-consommateur, et donner les moyens de comprendre et de construire des codes plus ouverts. Les collectivités et les acteurs urbains auront un rôle central pour garantir que le citoyen puisse réellement et concrètement reprendre le pouvoir sur ses données (4) et son utilisation du numérique (en lien avec l’entrée en vigueur de la réglementation générale sur la protection des données – RGPD), profiter de l’ouverture de jeux de données publics et privés pertinents, et du développement d’applications et de plateformes ouvertes et réutilisables.
 

De l’Etat plateforme à la ville plateforme ?

Les débats autour de l’État plateforme, qui, de manière analogue à la démarche (5) mise en œuvre par le projet Audacities, cherchent à comprendre les déstabilisations induites par la transformation numérique, nous invitent à réfléchir aux évolutions des modes de faire de l’action publique (6).
En effet, comme les villes, l’État est à la fois déstabilisé et stimulé par les géants du numérique, et doit réagir pour réaffirmer sa souveraineté et son efficacité auprès des citoyens. Cette sous-partie décrit Ie processus d’innovation au sein de la fonction publique nationale, afin que les bonnes pratiques essaiment. Cela constitue une autre source d’inspiration pour imaginer la gouvernance urbaine à l’heure du numérique.
 
De quoi parlons-nous ? (7) Le concept d’État plateforme s’inspire à la fois des grandes plateformes du numérique comme Apple, Facebook ou Uber, et des dynamiques autour de l’Open Data et des logiciels libres, pour replacer l’État au centre du jeu. Pour ses promoteurs, l’idée d’un État plateforme cristallise tout ce dont le numérique est porteur, notamment d’une révolution organisationnelle applicable aux organisations publiques : l’information circule plus largement en interne et en dehors de l’administration, la puissance publique cherche à fournir des services publics plus personnalisés, les fonctionnaires ont plus de marges de manœuvre pour remplir leur mission et faire évoluer le service rendu, et la réversibilité du numérique et la mise en œuvre de règles de suivi (ex. modération de Wikipédia) permettent de faire évoluer les logiques de contrôle.
L’État plateforme assure plusieurs fonctions : fournisseur d’infrastructures numériques utilisées par tout un écosystème pour rendre des services (ex. ouvrir les données géographiques pour faire émerger d’autres services) ; animateur d’un écosystème d’acteurs, d’innovateurs et de développeurs pour concevoir et déployer des solutions numériques basées sur les données et des méthodes importées du monde numérique : prototypage, équipes en mode projet, itération rapide pour redé- finir des services publics, etc. ; éditeur de règle d’accès et de licences d’utilisation ouvertes des données et des ressources logicielles.
 
Quelques précautions d’usage sont nécessaires pour aborder ce concept qui n’est pas encore stabilisé et qui suscite des réactions, notamment quand l’analogie plateforme-État laisse entendre que ce dernier serait réductible à un acteur du numérique. H.Guillaud, explique dans Internet Actu l’ambivalence des propositions. Il montre que derrière les expérimentations fer de lance de l’État plateforme, notamment portées par Etalab, un réel effort est fait pour renouveler et défendre les principes du service public dans un monde numérique, et souligne parallèlement les limites d’un discours sur la « plateformisation », au risque de nier la nature même d’un pouvoir public.
D’autres observateurs (8) nous incitent à faire attention aux implicites politiques qui se nichent derrière ce terme comme à la tendance au culte de la Silicon Valley et des buzz words comme multitude qui sont propagés par ce concept. Ils soulignent également que l’on ne peut pas simplement faire équivaloir gouvernement et plateforme : il y a des différences fondamentales en termes de contexte de régulation, de responsabilité vis-à-vis des citoyens-usagers en cas de problème ou d’absence de solutions, et bien sûr d’intention en mettant l’intérêt collectif avant la profitabilité. Dans le même ordre d’idée, la tribune “Non la France ne doit pas devenir une startup”, écrite en réaction au discours du Président de la République sur la France envisagée comme Startup Nation, montre les risques de ces analogies.
 
Startup d’État : mettre en capacité les intra-preneurs pour valoriser de nouveaux modes de faire.
Ces idées se traduisent de manière concrète dans de nouvelles façons de rendre des services au public. C’est ce qu’ont fait les équipes d’Etalab en concevant et déployant des pistes d’innovations originales et stimulantes pour s’attaquer aux “irritants” administratifs qui gênent la vie des usagers.
La méthode “Startup d’État” a été inventée pour répondre à ces problèmes. Une Startup d’État, c’est un assemblage temporaire de développeurs et d’agents publics, en charge de régler le problème, ou pas, en activant tous les leviers du numérique. Par exemple dans le champ de la mobilité, la plateforme le.taxi est le résultat d’une telle démarche, et fournit gratuitement aux sociétés de taxis un registre centralisant les données de géolocalisation et de disponibilité des véhicules, afin de permettre aux taxis de rivaliser avec les acteurs majeurs du VTC en pratiquant eux aussi la maraude électronique.
Autre exemple, “La Bonne Boîte”, a pour mission de rendre visibles les offres d’emploi qui passent à travers les filets de Pôle Emploi, en analysant les recrutements passés, et en repérant, via un accès aux fichiers de l’Ursaff qui centralisent les déclarations d’embauche, les entreprises qui recrutent.
Enfin, alors que 40 % des personnes qui ont droit au revenu de solidarité active (RSA) n’y ont pas recours du fait de la complexité des démarches, illustrant bien les limites d’exécution des mesures, une autre startup d’État, “Mesaides”, qui rencontre elle aussi un certain succès, notamment auprès de tous les médiateurs en contact avec les publics cibles, a développé un questionnaire en ligne rapide pour identifier les aides qui vous sont accessibles.
Ce qui est nouveau, dans l’approche, estiment les responsables d’Etalab, ce n’est pas la technologie, c’est d’imaginer des équipes responsables de bout en bout de services publics. L’enjeu est organisationnel car « il n’y aura pas de transformation digitale à organisation constante » et il faut un espace pour innover.
C’est ce que permettent les startups d’État, avec leurs petites équipes dédiées et leur financement propre. L’enjeu est qu’elles produisent des ressources utilisables par d’autres, notamment sous forme d’API, de services web, qui sont un moyen d’initier de nouvelles formes de partenariats public-privé plus simples, « à vocation diffuse » permettant à des services tiers d’utiliser les services produits par les startup d’État.
À terme, l’enjeu est de développer un réseau d’incubateurs publics qui partagent les mêmes valeurs, même s’ils sont opérés par différentes administrations, et qui permettent aux agents publics d’entreprendre. Et la méthode Etalab fait école (9). Le ministère des Affaires sociales a passé au printemps 2017 une convention avec le SGMAP pour que ce dernier l’accompagne dans la mise en place de démarches innovantes jusqu’à la création de leur propre incubateur. Ces initiatives d’accompagnement et d’accélération de projet s’inscrivent également dans la mutation des acteurs locaux : la démarche de Startup de Ville commence à arriver dans les collectivités territoriales, à Paris ou dans le Nord Pas de Calais. Pour s’assurer une place de premier plan dans la gouvernance de l’innovation, les collectivités devraient ainsi “investir directement dans les meilleures idées et ainsi injecter un pouvoir de décision publique au sein des innovateurs“.
 
L’État plateforme peut-il inspirer une ville plateforme ? L’exemple des datas et API Alors que les collectivités territoriales (10), pionnières dans l’open data, tentent de relancer le mouvement (voir l’initiative de Rennes et les projets FING, Open Data Impact et Self Data Territorial), elles peuvent s’inspirer de certains principes discutés autour de l’État plateforme permettant de gouverner l’innovation. Investir directement dans les meilleures idées et ainsi injecter un pouvoir de décision publique au sein des innovateurs :
– Labelliser les meilleurs outils développés sur la base des données et infrastructures fournies afin d’assurer une visibilité et une qualité aux services publics générés.
– Créer des API contractuelles qui donnent un droit de regard et peuvent se fermer pour certains acteurs : l’accès de le.taxi est par exemple réservé aux acteurs participant de sa finalité. H.Guillaud remarque ainsi que “[…] dans l’État plateforme, tout se joue dans les CGU (conditions générales d’utilisation du service), qui deviennent un moyen de gouverner, de faire politique.”
– Enfin créer des “communs non capturables” : c’est le cas par exemple de la base adresse nationale avec sa license ODBL, utilisable gratuitement à condition de partager ses propres contributions.
 
L’interview de la chief data officer du Grand Lyon, Nathalie Vernus-Prost, montre bien les ressemblances entre les démarches locales et celles de l’État et la nécessité de dialogue et d’échange, afin d’évoluer dans les mêmes directions mais aussi de lancer des projets communs. Et il y a aujourd’hui une vraie question de mutualisation pour les données et les infrastructures : comment faire en sorte que l’État opère à son niveau pour accompagner les collectivités territoriales de manière à éviter les doublons locaux et compenser les manques de moyens des collectivités qui ne peuvent pas avoir le même investissement qu’une métropole ?
Il y a là un enjeu d’égalité des territoires. C’est par exemple la proposition du groupe de travail “Covoiturage” des Assises nationales de la mobilité : créer un système technique permettant de fournir une preuve de covoiturage, rendant possible des incitations par les pouvoirs publics. Le module de preuve (incluant API et CGU) pourrait ainsi être développé via une startup d’État et partagé ensuite auprès des acteurs territoriaux. Tout en veillant aux nouveaux conflits qui émergent, par exemple quand l’Etat impose deux licences de réutilisation de données (licence ouverte et odbl), qui, si elles standardisent le cadre juridique, limitent d’autant les capacités des collectivités à encadrer les réutilisations issues de leurs données.
 
Retenons que la transformation numérique pourrait conduire à de nouveaux types d’échanges entre les collectivités territoriales et l’État, en termes de méthodes d’organisation et d’outils, afin de diffuser les bonnes recettes et d’accompagner les acteurs avec le moins de moyens.

 
 
(1) Voir D. Boullier, Sociologie du numérique, Paris, Armand Colin, coll. « U Sociologie », 2016, 350 p et pour un résumé M-A. Morier, 2016 http://journals. openedition.org/lectures/21455
(2) Voir à ce titre les typologisations de F.Ménard, “Penser la ville intelligente”, Urbanisme n°407, 2017 et N.Douay, “L’urbanisme à l’heure du numérique”, Les Cahiers de l’IAU n°174, 2017 synthèse 3
(3) Comme lors du non-renouvellement d’Uber à Londres, et lors des retards sur l’ouverture des données de la RATP à Paris
(4) Conseil national du numérique, 2015, Ambition numérique, Rapport remis au Premier Ministre
(5) Audacities avait d’ailleurs d’une certaine manière anticipé pour la ville une des propositions (n°15) du Conseil d’État dans le récent rapport qu’il a versé au débat sur l’État plateforme : Conseil d’État (2017). Puissance publique et plateformes numériques : accompagner l’« ubérisation », La Documentation française. Proposition n°15 : « dresser la cartographie des activités de service public concurrencées par des plateformes numériques et en tirer toutes les conséquences pour leur réorganisation et la définition du périmètre du secteur public ».
(6) Voire par exemple l’abondante production sur le sujet d’Acteurs Publics, le média de la fonction publique, qui se fait l’écho des interrogations sur la portée de ce nouveau concept.
(7) Cette partie s’appuie sur : Pezziardi, Verdier (2017). Des start-up d’État à l’État plateforme, Fondapol ; Verdier, Colin (2012). L’âge de la multitude, entreprendre et gouverner après la révolution numérique, Armand Colin; O’Reilly (2011). Government as a platform Innovations, Technology, Governance, Globalization, Volume 6, Issue 1, Winter 2011, p.13-40 ; Bertholet, Létourneau (2017). Ubérisons l’État avant que d’autres ne s’en chargent, Armand Colin.
(8 )Voir le blog d’A.Casilli http://www.casilli.fr/2017/10/01/de-quoi-une-plateforme-est-elle-le-nom/ ; l’article de D.Boullier dans Internet Actu en 2012 http://www.internetactu.net/2012/09/07/l%E2%80%99age-de-la-predation/; le blog de A.DiMaio en 2009 https://blogs.gartner.com/andrea_ dimaio/2009/09/08/why-government-is-not-a-platform/
(9) Etalab est depuis pu intégré au sein de la DINSIC, Direction interministérielle du numérique et du système d’information et de communication
 

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