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Et si les singes parlaient ?

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L’orthographe est désormais à la portée des babouins. Savoir si les babouins sont bons en orthographe peut paraître saugrenu : pourtant, ces singes sont capables de mémoriser des dizaines de mots et ils nous éclairent sur les origines de nos propres aptitudes ! Reportage.

Qu’est-ce qui nous permet de savoir qu’en français «table» est un mot et que «tubtl» n’en est pas un ? Est-ce le fait d’avoir appris à lire et à écrire ? Non, répondent des chercheurs qui ont travaillé avec des babouins. Ces singes apprennent eux aussi à distinguer les vrais mots des combinaisons farfelues. Ils ne lisent pas au sens strict mais identifient les groupes de lettres qui sont récurrentes dans une langue et qui permettent de reconnaître les mots. Cette aptitude serait donc bien antérieure au développement du langage parlé.

Ces résultats étonnants, publiés ce vendredi 13 avril 2012 dans la revue Science, ont été obtenus par le psycholinguiste Jonathan Grainger, (Université de Provence, CNRS), grâce au dispositif expérimental inédit élaboré par le primatologue Joël Fagot, du laboratoire de Psychologie cognitive de l’université d’Aix-Marseille. Sciences et Avenir lui a récemment rendu visite. «Le principe est simple, résume le chercheur. Il repose sur le volontariat : les singes exécutent les tâches que nous leur soumettons quand ils en ont envie.»

Ecrans tactiles à disposition

ecrantactileDans le grand enclos de 750 mètres carrés qui leur est dévolu, les babouins sont absolument libres de leurs mouvements. Le groupe – une trentaine d’individus – conserve ainsi sa structure sociale, très hiérarchisée, avec notamment un mâle dominant. Outre les séances d’épouillage collectif, les démonstrations de force du patron, les jeux avec les petits ou encore les parties de jambes en l’air, un curieux manège se déroule du côté des deux bungalows installés au fond de l’enclos. Là, les babouins entrent et sortent à toute heure. A l’intérieur, dix écrans tactiles placés chacun derrière un panneau comportant deux ouvertures pour les pattes avant et une troisième pour que l’animal puisse voir l’écran.

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Quand le singe commence un exercice, il est automatiquement identifié grâce à une petite puce RFID implantée dans sa patte. «Nous savons quel individu est en train de travailler, souligne Joël Fagot. Nous pouvons donc lui proposer un test cognitif correspondant à son niveau, à ses compétences.» A chaque essai, c’est-à-dire à chaque «question», le singe reçoit une récompense – quelques graines de céréales – s’il répond correctement. S’il se trompe, l’écran devient vert et l’expérience est bloquée quelques secondes avant de reprendre. Une version soft de la carotte et du bâton.

Les babouins font des phrases

Ces expériences ont très vite suscité l’intérêt de psychologues mais aussi de linguistes, qui voient dans le singe un formidable modèle pour comprendre les processus cognitifs humains, notamment ceux qui lui sont vraiment propres.

chomskyArnaud Rey, spécialiste du langage, a ainsi rejoint l’équipe de Joël Fagot. Il voulait tester certaines thèses du grand linguiste Noam Chomsky, le premier à avoir développé une étude quasi mathématique du langage. L’une de ces thèses considère que l’homme se distingue du singe par la récursivité – la capacité à emboîter entre elles de manière infinie des structures linguistiques (sujet, verbe et complément). Ainsi, à partir des deux propositions suivantes : «l’antilope courait comme un escargot» et «le lion a mangé», l’homme peut former une nouvelle phrase compréhensible: «l’antilope que le lion a mangée courait comme un escargot». Et chez le singe ? «Nous avons appris aux babouins à considérer six paires de symboles – en l’occurrence des lettres grecques – comme des mini-phrases, reprend Joël Fagot. Ils devaient comprendre que dans chaque paire, l’ordre des symboles est essentiel, puisque le premier représente en quelque sorte le sujet et le deuxième le verbe. Ensuite, nous leur avons appris à emboîter deux mini-phrases comme nous le ferions pour que cela soit compréhensible dans notre langage. Nous avons constaté que les babouins assemblaient les phrases comme nous», explique Arnaud Rey. Adieu la thèse de Chomsky ! Mais il aura fallu quelque 50.000 essais pour qu’ils apprennent l’exercice. Certains babouins retiennent jusqu’à 307 mots, le moins performant en mémorise tout de même 81.

… et ils maîtrisent l’orthographe !

La récursivité n’est pas le seul attribut «strictement» humain que les babouins nous ont piqué. Les tout derniers travaux de l’équipe marseillaise portent sur… l’orthographe ! Le psycholinguiste Jonathan Grainger s’est lui aussi converti à la méthode Fagot. Sa question était simple: qu’est-ce qui, chez l’homme, permet de distinguer un mot (par exemple «table») d’un non-mot (par exemple «tbult») ? Une question iconoclaste, tant la distinction nous paraît évidente. Mais pour les psycholinguistes, elle a une importance capitale, car la plupart considèrent que la connaissance du son d’un mot est un préalable à l’apprentissage de sa représentation graphique, l’écrit arrivant toujours en dernier dans le développement.

«D’où l’expérience que nous avons menée chez le singe, raconte le chercheur. Peut-il comprendre que telle forme visuelle est un mot et pas un non-mot ?» Jonathan Grainger et Joël Fagot ont donc appris aux singes à reconnaître des mots présentés parmi 8.000 non-mots. Premiers résultats : certains babouins retiennent jusqu’à 307 mots, le moins performant en mémorisant tout de même 81.

Plus étonnant, les singes rangent des mots qu’ils voient pour la première fois dans la bonne catégorie. Stupéfiant ! Intuitivement, on pouvait s’attendre à ce que ces sigles inconnus soient systématiquement considérés comme des non-mots. L’explication réside probablement dans la fréquence de certains assemblages de lettres composant les mots d’une langue. Par exemple, le mot « table » est composé de quatre bigrammes : « ta » « ab » « bl » « le ». Ces bigrammes sont plus fréquents dans les mots que dans les non-mots. Lors de leur apprentissage, les singes perçoivent donc peut-être, comme l’homme, cette subtilité de l’orthographe.

Mais ce qui a surpris plus encore les chercheurs, c’est que dans cet exercice, les singes étaient aussi forts que les hommes lorsque l’on faisait varier la similarité entre mots et non-mots. Par exemple, entre « toble », plus proche de « table » que « tbult », les singes font statistiquement autant d’erreurs que les hommes en considérant « toble » comme un mot. Plus ces non-mots sont similaires à de vrais mots, plus les erreurs sont fréquentes chez le singe comme chez l’homme !

Les babouins, et probablement les grands singes, ont donc des capacités cognitives bien supérieures à ce que nous imaginions jusqu’à présent. Seront-ils un jour capables de réaliser le vieux fantasme du singe qui parle ? « Cela reste de la science-fiction, répond à demi-mot Arnaud Rey. Mais il faut avouer que l’on y pense». (lire l’article Si les singes savaient parler).

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En étudiant le tractus vocal du singe, Louis-Jean Boë, chercheur en sciences de la parole au Gipsa-Lab (Grenoble Image Parole Signal et Automatisme, université de Grenoble), a montré qu’il a les moyens de vocaliser. Reste à savoir si le cerveau suivra !

L’atelier des babouins volontaires: une méthode d’expérimentation inédite

L’air de rien, le dispositif mis en place par Joël Fagot modifie radicalement les conditions d’expérimentation. Car habituellement, lorsque des chercheurs veulent faire travailler des singes, ils doivent les déplacer de l’animalerie vers le laboratoire, les installer devant la tâche à accomplir et répéter les essais… jusqu’à ce que l’animal se lasse. La durée de la séance varie donc en fonction de ses envies et de son humeur. Avec le système développé à Marseille, il suffit simplement de prévoir quelle tâche le babouin devra exécuter. C’est lui qui choisit la durée de ses séances et leur fréquence. Et cela change tout ! En effet, contrairement à ce que l’on pourrait penser, les singes travaillent beaucoup plus.

«Les moins actifs font 300 essais par jour, précise Joël Fagot. Mais on enregistre pour la plupart jusqu’à 4.000 essais quotidiens, y compris le week-end. Ce qui était jusque-là inimaginable ! Certains vont s’y mettre dès 6 heures du matin, d’autres multiplieront les passages dans la journée, d’autres encore, comme les mâles les plus soumis, profiteront des bungalows libres au moment du nourrissage pour y faire un tour en toute tranquillité… Nous avons donc en permanence trente babouins susceptibles de participer à l’expérience. Certains jours, nous enregistrons jusqu’à 40.000 essais pour l’ensemble du groupe !»

Ils optent pour la difficulté

Le temps de travail n’empiète pas sur la vie sociale. Il est pris sur les moments de jeu ou d’oisiveté. Comme si les écrans faisaient partie des distractions. Et ce n’est pas tout. Les animaux présentent une forme d’intérêt pour ces tâches. Les chercheurs marseillais ont examiné leurs choix face à des niveaux de difficulté différents. Si on leur propose deux exercices, l’un facile, l’autre de niveau intermédiaire, ils optent pour le second.

En travaillant plus, les singes apprennent aussi beaucoup plus. Or, l’apprentissage est à la base de ces recherches. En effet, si l’on s’intéresse aux capacités cognitives de l’animal, il faut les tester et vérifier que le babouin comprend ce qu’on lui demande de faire. Cet apprentissage exige ce que les chercheurs appellent un conditionnement opérant. Schématiquement, cela revient à exposer l’animal à un stimulus déclenchant de sa part une réponse qui, si elle correspond à celle attendue, délivre une récompense. Par exemple, un singe qui n’a jamais vu d’écran de sa vie se verra accorder une poignée de graines s’il le touche. Puis, s’il effleure l’objet qui apparaît sur l’écran : graines. Puis, le même objet que celui présenté précédemment : graines. Le même objet mais de couleur différente : graines… Et ainsi de suite, jusqu’à l’habituer à des tâches de complexité croissante pour réaliser des expériences de plus en plus élaborées.

17.000 ou 40.000 essais pour apprendre

Jusqu’à présent, les conditions d’expérimentation ne permettaient pas d’aller aussi loin. «On considérait que si, au bout de 10.000 essais, les animaux ne parvenaient pas à apprendre la tâche, c’est qu’elle était hors de leur portée, rappelle Joël Fagot. Avec les expériences menées dans l’enclos, on a pu constater que l’apprentissage de tâches plus complexes pouvait apparaître au bout de 17.000 essais chez certains, 40.000 chez d’autres, etc. Et comme les singes font ici beaucoup plus d’essais chaque jour qu’ils n’en feraient en laboratoire, on peut leur permettre de s’exercer davantage. Nos singes les plus actifs peuvent réaliser de 50.000 à 60.000 essais par mois. Cela prendrait dix fois plus longtemps avec les méthodes traditionnelles.» En d’autres termes, les chercheurs ont enfin accès à des tâches – et donc à des processus cognitifs – que l’on pensait hors de portée des primates non humains.

L’équipe marseillaise a ainsi travaillé sur la problématique des analogies. Le but est de savoir si les babouins sont capables d’associer des symboles en tenant compte des relations qui existent entre eux. Par exemple, un premier écran présente une paire de symboles : un rond et un triangle. L’écran suivant propose deux paires : deux ronds d’un côté, un carré et une croix de l’autre. Un individu qui se focalise sur la forme choisira les deux ronds, en se basant sur la paire précédente qui comportait déjà un rond. En revanche, un individu centré sur la relation optera pour la paire «carré/croix», car elle est composée comme la précédente d’objets différents. «Nous avons remarqué que le singe choisissait de traiter la relation et non la forme, ajoute Joël Fagot. Or, cette même manipulation a été faite chez l’enfant. Petit, il associe d’abord les formes entre elles. Mais en grandissant, il va plutôt privilégier les relations… Comme nos babouins !» Alors que certains psychologues croyaient ce processus cognitif déterminé par le langage, l’expérience montre qu’il en est indépendant; les mots ne font qu’aider à traiter la relation.

Ces travaux paraissent a priori très éloignés des préoccupations du commun des mortels. Et pourtant ! L’analogie nous sert quotidiennement pour inférer des relations entre des objets ou des événements, par exemple pour comprendre les relations entre un graphique boursier et un yoyo.

Les babouins s’adaptent à de nouvelles règles

La flexibilité cognitive est une autre de ces aptitudes du cerveau que les psychologues considèrent souvent comme spécifiquement humaines. Elle est en quelque sorte notre capacité à nous adapter à des situations mouvantes, notamment en changeant de stratégie. Là encore, les babouins privent un peu plus Homo sapiens de ses attributs exclusifs. Récemment, l’équipe de Joël Fagot a montré que les primates de l’enclos pouvaient eux aussi s’adapter à des conditions variables.

L’expérience présente trois formes, de trois couleurs possibles. Le singe apprend à choisir l’objet vert, quelle que soit sa forme. Subitement, l’expérimentateur change la règle. La bonne réponse est désormais le triangle, quelle que soit la couleur. Le singe doit donc apprendre cette nouvelle règle. Si certains persistent dans l’erreur, d’autres parviennent très vite à trouver ce qui est désormais la bonne réponse. Mais les instructions peuvent encore se complexifier, par exemple lorsque le singe doit apprendre à choisir deux formes de couleurs identiques puis deux formes différentes quelles que soient leurs couleurs. Les jeunes s’adaptent davantage que leurs aînés… Comme chez l’homme !

(Source : reportage d’Olivier Hertel publié dans le Hors-série de Sciences et Avenir « L’animal et nous » – avril 2012)

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