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La guerre de Poutine montre comment autocraties et combustibles fossiles vont de pair.
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La guerre de Poutine montre comment autocraties et combustibles fossiles vont de pair

Voici comment s'attaquer aux deux

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Les hydrocarbures, en raison de leur nature même, tendent à soutenir le despotisme. Ils sont très denses en énergie et donc très précieux ; la géographie et la géologie permettent de les contrôler avec une relative facilité. Alors que le soleil et le vent sont, dans ces termes, beaucoup plus proches de la démocratie : ils sont disponibles partout, diffus au lieu d’être concentrés.  Les autocraties sont souvent le produit des combustibles fossiles ; les démocraties font infiniment plus en matière d’action climatique. Une analyse de Bill McKibben, défenseur actif de la lutte contre le dérèglement climatique.

À première vue, la COP26, ce sommet sur le climat de Glasgow qui s’est tenu l’automne dernier, ressemblait beaucoup à ses 25 prédécesseurs. Il avait, comme les autres, une salle de conférence de la taille d’un porte-avions remplie d’expositions de parties posant problème sur le climat (les Saoudiens, par exemple, avec un pavillon géant saluant leurs efforts pour promouvoir un « programme d’économie circulaire du carbone »).

Des escadrons de délégués se précipitant vers des sessions mystérieuses (« Présentation des réalisations du TBTTP et de l’initiative sur les zones protégées du GoP ») alors que les véritables négociations se déroulaient dans quelques pièces en retrait.

Dehors, des manifestants sincères arborant des pancartes (« La mauvaise Amazonie brûle »).

Mais en parcourant les salles et les rues à l’extérieur, on pouvait être frappé, encore et encore, par le fait que beaucoup de choses avaient changé depuis la dernière grande conférence sur le climat à Paris en 2015 – et pas seulement parce que les niveaux de carbone et la température avaient augmenté de plus en plus.

Le climat politique a changé en quelques années

Le plus grand changement était dans le climat politique. Au cours de ces quelques années, le monde semblait s’être fortement écarté de la démocratie pour se diriger vers l’autocratie – et, ce faisant, limiter considérablement notre capacité à lutter contre la crise climatique. Des oligarques de toutes sortes s’étaient emparés du pouvoir et l’utilisaient pour maintenir le statu quo ; il y avait un air de Potemkine dans tout le rassemblement, comme si tout le monde récitait un scénario qui ne reflétait plus la politique réelle de la planète. Maintenant que nous avons vu la Russie lancer une invasion pétrolière en Ukraine, il est un peu plus facile de voir cette tendance en relief – mais Poutine est loin d’être le seul cas. Considérons quelques exemples.

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Le Brésil, en 2015 à Paris, était dirigé par Dilma Rousseff, du parti des travailleurs, qui avait pour l’essentiel œuvré à limiter la déforestation en Amazonie. D’une certaine manière, le pays pouvait prétendre avoir fait plus que tout autre sur les dégâts climatiques, simplement en ralentissant les coupes de bois dans la forêt amazonienne. Mais en 2021, Jair Bolsonaro était aux commandes, à la tête d’un gouvernement qui donnait du pouvoir à tous les grands éleveurs de bétail et braconniers d’acajou du pays. Si les gens se souciaient du climat, disait-il, ils n’avaient qu’à manger moins et « faire caca tous les deux jours ». Et s’ils se soucient de la démocratie, ils peuvent… aller en prison. « Seul Dieu peut me retirer la présidence », expliquait-il avant les élections de cette année-là.

On peut aussi prendre l’exemple de l’Inde, qui pourrait s’avérer être la nation la plus importante compte tenu de l’augmentation prévue de sa consommation d’énergie – et qui a refusé à son équivalent de Greta Thunberg un visa pour assister à la réunion. (Au moins, Disha Ravi n’était plus en prison).

Ou la Russie (dont nous reparlerons dans une minute) ou la Chine – il y a dix ans, nous pouvions encore, bien qu’avec quelques risques et quelques précautions, organiser des protestations et des manifestations sur le climat à Pékin. Ce serait très téméraire de le faire aujourd’hui.

Ou, bien sûr, les États-Unis, dont les profonds déficits démocratiques hantent depuis longtemps les négociations sur le climat. La raison pour laquelle les Américains disposent d’un système d’engagements volontaires, et non d’un accord mondial contraignant, est que le monde a finalement compris qu’il n’y aurait jamais 66 voix au Sénat américain pour valider un véritable traité. Joe Biden pensait arriver aux négociations avec le projet de loi « Build Back Better » dans sa poche, le déposer sur la table et commencer une guerre d’enchères avec les Chinois, mais l’autre Joe, Manchin de Virginie-Occidentale, le plus grand bénéficiaire de l’argent des combustibles fossiles à Washington, a fait en sorte que cela n’arrive pas. Résultat : Biden est arrivé les mains vides et les négociations ont échoué.

Inaction climatique vs revendications climatiques

Nous nous sommes donc retrouvés à contempler un monde dont les habitants souhaitent ardemment que des mesures soient prises pour lutter contre le changement climatique, mais dont les systèmes s’y révèlent incapables de le faire. En 2021, le Programme des Nations unies pour le développement a mené un sondage remarquable, à travers la planète : il a interrogé les gens par le biais de réseaux de jeux vidéo afin d’atteindre les humains moins susceptibles de répondre aux enquêtes traditionnelles. Même au milieu de la pandémie de Covid, 64 % d’entre eux ont décrit le changement climatique comme une « urgence mondiale », et par des marges décisives, ils ont souhaité « des politiques climatiques étendues au-delà de l’état actuel des choses ». Comme l’a résumé le directeur du PNUD, Achim Steiner, « les résultats de l’enquête montrent clairement que l’action urgente en faveur du climat bénéficie d’un large soutien parmi les populations du monde entier, quels que soient les nationalités, l’âge, le sexe et le niveau d’éducation ».

S’il n’y avait que des hommes forts au pouvoir partout, ils pourraient prendre les décisions difficiles et nous mettre sur la bonne voie – nous n’aurions pas à nous soucier des aléas constants des élections, du lobbying et des luttes d’influence. Mais croire en cette fable est une erreur pour au moins une raison morale : les hommes forts capables d’agir instantanément sur la crise climatique préfèrent agir instantanément sur un certain nombre d’autres choses, comme en témoigneraient les habitants du Xinjiang et du Tibet s’ils étaient autorisés à parler ou les Ukrainiens en ce moment tragique pour leur pays. C’est également une erreur en raison d’un certain nombre de problèmes pratiques.

Ces problèmes pratiques commencent par le fait que les autocrates ont en priorité leurs propres intérêts à satisfaire – Modi a fait campagne pour son rôle à la tête de la plus grande démocratie du monde en voyageant avec le jet d’entreprise d’Adani, la plus grande entreprise de charbon du sous-continent. Ne croyez pas une minute qu’il n’y a pas de lobby des combustibles fossiles en Chine ; en ce moment, celui-ci est occupé à dire à Xi que la croissance économique dépend d’une plus grande production de charbon.

Et au-delà de cela, les autocrates sont le plus souvent le résultat direct des combustibles fossiles. Ce qui est crucial avec le pétrole et le gaz, c’est qu’ils sont concentrés en quelques endroits sur le globe, et donc les personnes qui vivent au sommet ou qui contrôlent ces endroits se retrouvent avec des quantités énormes de pouvoir injustifié, sans comptes à rendre.

Boris Johnson était justement en Arabie Saoudite pour essayer de trouver des hydrocarbures, le lendemain de la décapitation de 81 personnes que le roi n’aimait pas. Quelqu’un prêterait-il la moindre attention à la famille royale saoudienne si elle ne possédait pas de pétrole ? Non. Les frères Koch n’auraient pas non plus été en mesure de dominer la politique américaine sur la base de leurs idées – lorsque David Koch s’est présenté à la Maison Blanche sur le ticket libertarien en 1980, il n’a obtenu presque aucune voix. Lui et son frère Charles ont donc décidé d’utiliser leurs profits en tant que plus grands barons américains du pétrole et du gaz… pour acheter le Parti républicain.

La guerre de Poutine est aussi une guerre du pétrole

L’exemple le plus frappant de ce phénomène, il est inutile de le préciser, est Vladimir Poutine, un homme dont le pouvoir repose presque entièrement sur la production de substances que l’on peut brûler. Si je me promenais dans ma maison, je trouverais sans problème des produits électroniques en provenance de Chine, des textiles en provenance d’Inde, toutes sortes de marchandises en provenance de l’Union européenne – mais il n’y a rien nulle part qui porte la mention « fabriqué en Russie ». Soixante pour cent des recettes d’exportation qui ont permis à son armée de s’équiper proviennent du pétrole et du gaz, et toute l’influence politique qui a intimidé l’Europe occidentale pendant des décennies provient de ses mains qu’il pose jalousement sur le robinet du gaz. Lui et sa guerre hideuse sont le produit des combustibles fossiles, et ses intérêts dans ce domaine ont beaucoup fait pour corrompre le reste du monde.

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Il convient de rappeler que le premier secrétaire d’État de Donald Trump, Rex Tillerson, porte l’Ordre de l’amitié, épinglé personnellement sur son revers par Poutine en remerciement des vastes investissements que la société de Tillerson (Exxon) a réalisés dans l’Arctique – une région ouverte à leur exploitation du fait qu’elle avait, … fondu. Et ces gens-là se serrent les coudes : il n’est absolument pas surprenant que lorsque Coke, Pepsi, Starbucks et Amazon ont quitté la Russie le mois dernier, Koch Industries a annoncé qu’il restait sur place. L’entreprise familiale a commencé, après tout, par construire des raffineries pour Staline.

Une autre façon de dire cela, est d’observer que les hydrocarbures, en raison de leur nature même, tendent à soutenir le despotisme – ils sont très denses en énergie et donc très précieux ; la géographie et la géologie permettent de les contrôler avec une relative facilité. Il y a un oléoduc, un terminal pétrolier.

Alors que le soleil et le vent sont, dans ces termes, beaucoup plus proches de la démocratie : ils sont disponibles partout, diffus au lieu d’être concentrés. Je ne peux pas avoir un puits de pétrole dans mon jardin car, comme dans presque tous les jardins, il n’y a pas de pétrole. Même s’il y avait un puits de pétrole, je devrais vendre ce que je pompe à un raffineur, qui serait probablement une entreprise Koch ou Total. Mais je peux avoir un panneau solaire sur mon toit ; avec ma famille, je dirige alors ma propre petite oligarchie, isolée des forces du marché que les Poutine et les Total peuvent déclencher et exploiter. Le coût de l’énergie fournie par le soleil n’a pas augmenté cette année, et il n’augmentera pas l’année prochaine.

Les hydrocarbures, par leur nature, tendent à soutenir le despotisme.

En règle générale, ce sont les territoires dotés des démocraties les plus saines et les moins captives des intérêts particuliers qui font le plus de progrès en matière de changement climatique. Regardez dans le monde entier l’Islande ou le Costa Rica, en Europe la Finlande ou l’Espagne, aux États-Unis la Californie ou New York. Une partie du travail des militants pour le climat consiste donc à œuvrer pour des États démocratiques qui fonctionnent, où les demandes des gens pour un avenir viable seront prioritaires par rapport aux intérêts particuliers, à l’idéologie et aux fiefs personnels.

Mais étant donné les contraintes de temps qu’impose la physique de l’urgence climatique – la nécessité d’une action rapide partout – cela ne peut pas fonder toute la stratégie. En fait, les militants se sont sans doute un peu trop concentrés sur la politique comme source de changement, et n’ont pas prêté assez d’attention à l’autre centre de pouvoir de notre civilisation : l’argent.

Si nous pouvions, d’une manière ou d’une autre, persuader ou forcer les géants financiers du monde à changer, les progrès seraient extraordinairement rapides. Peut-être plus rapides qu’on ne l’imagine encore, tant la vitesse est plus le propre des bourses que des parlements.

Et là, les nouvelles sont un peu meilleures. De nombreux défenseurs du climat ont travaillé si dur sur des campagnes comme le désinvestissement des combustibles fossiles qu’ils ont ainsi pu exercer une réelle pression sur les grandes compagnies pétrolières. Ils font maintenant la même chose avec les grandes banques qui sont la bouée de sauvetage financière de l’industrie. La même chose est vraie partout dans le monde. Nous ne serons peut-être pas en mesure de défendre les intérêts du climat à Pékin, à Moscou ou, de plus en plus, à Delhi. C’est pourquoi, il est utile que les plus grosses sommes d’argent restent à Manhattan, à Londres, à Francfort, à Tokyo. Ce sont des endroits où nous pouvons encore faire du bruit.

Et ce sont des endroits où il y a une réelle chance que ce bruit soit entendu. Les gouvernements ont tendance à favoriser les gens qui ont déjà fait fortune, les industries qui ont déjà le vent en poupe : ce sont ceux qui ont des blocs d’employés qui votent, et ce sont ceux qui peuvent se permettre de verser des pots-de-vin. Or les investisseurs ne pensent qu’à une chose : savoir qui sera le prochain à gagner de l’argent.

En outre, si nous pouvons persuader le monde de l’argent d’agir, il est capable de le faire rapidement. Si, par exemple, la Chase Bank, qui est actuellement le plus gros prêteur de la planète aux combustibles fossiles, annonçait cette année qu’elle renonçait progressivement à ce soutien, la nouvelle se répercuterait sur les marchés boursiers en quelques heures. C’est pourquoi certains activistes du climat ont jugé utile de monter des campagnes de plus en plus importantes contre ces institutions financières, au risque de se faire emprisonner par leurs lobbies. Car le monde de l’argent est au moins aussi déséquilibré et injuste que le monde du pouvoir politique – mais d’une manière qui peut permettre aux défenseurs du climat de progresser un peu plus facilement.

La guerre grotesque de Poutine pourrait être le point de convergence de certains de ces éléments. Elle met en lumière la manière dont les combustibles fossiles construisent l’autocratie, et le pouvoir que le contrôle des ressources rares confère aux autocrates. Elle nous a également montré le pouvoir des systèmes financiers pour faire pression sur les dirigeants politiques les plus récalcitrants : la Russie est systématiquement et efficacement sanctionnée par les banquiers et les entreprises, même si on pourrait faire beaucoup plus. Le choc de la guerre peut également renforcer la détermination et l’unité des dernières démocraties du monde et peut-être – on peut l’espérer – diminuer l’attrait de despotes en puissance à la Donald Trump ou à la Poutine.

Mais il nous reste une poignée d’années, et non des décennies, pour maîtriser la crise climatique. Nous n’aurons pas d’autres moments comme celui-ci. Les gens d’Ukraine se battent peut-être pour une cause encore plus grande que celle que nous imaginons.

Bill McKibben journaliste, auteur et militant écologiste américain. Il a consacré l’essentiel de sa carrière journalistique à l’environnement et plus particulièrement au réchauffement climatique. En 2007, il fonde l’association 350.org et remporte pour cela le Prix Nobel alternatif. Son livre le plus récent s’intitule Falter: Has the Human Game Begun to Play Itself Out? (Falter : Le jeu humain a-t-il commencé à s’épuiser ?)


Covering Climate NowCette tribune est publiée dans le cadre de Covering Climate Now, une collaboration mondiale de médias renforçant la couverture de l’histoire du climat, dont UP’ Magazine est partenaire. Lire l’article original en anglais dans The Guardian. Traduction-adaptation française : UP’ Magazine


Image d’en-tête : Composite: The Guardian/Getty Images

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