Le prochain congrès de la 4e internationale socialiste de février 2025 va mettre au vote une nouvelle orientation politique : « la décroissance écosocialiste ». Comment les anciens écosocialistes issus de la 1ère internationale créée par Marx avec d’autres en 1848 et qui critiquaient vertement les idées de la décroissance, en sont-ils arrivés là ? Comment ont-ils finalement choisi de réunir l’écosocialisme à la décroissance pour en faire un de leurs axes principaux de leur projet social et écologiste alternatif aux dérives du capitalisme destructeur de l’environnement et des sociétés ? C’est cette histoire surprenante que nous allons vous relater.
La décroissance écosocialiste provient de la convergence de trois principaux courants de pensées : l’écologie sociale, le socialisme et la décroissance. L’écosocialisme réunit l’écologie, le socialisme, voire le communisme. Quant à la décroissance, elle trouve sa source dans certains principes des cultures traditionnelles, donc dans un très lointain passé. Il y a en particulier certains principes clés des cultures philosophiques comme l’ascétisme ou religieuses avec le détachement, la simplicité, la pauvreté choisie… Par exemple, le vœu de pauvreté des chrétiens relève d’une décroissance culturelle et économique individuelle. Au XXe siècle, la décroissance se révèle plus collective et économique, même si les anciennes dimensions restent présentes pour certains, en particulier l’action de décroissance concrète individuelle.
Au XXe siècle, avant les années 1970, de nombreux auteurs d’origine chrétienne comme Yvan Illich ou Jacques Ellul font l’éloge de la sobriété et de la frugalité et même de la décroissance, mais sans en forger le terme.
Quant à la décroissance solidaire, nous la définirons comme la décroissance de la production et de la consommation, en commençant par les plus riches, jusqu’à ce que l’empreinte carbone, écologique et l’empreinte matérielle aient atteint un niveau écologiquement soutenable. Ensuite, se développe une société post-croissance (écosocialiste ou non). La décroissance écosocialiste combine donc la décroissance solidaire et l’écosocialisme (scindé en deux grandes tendances).
L’histoire de la décroissance écosocialiste s’est construite autour de pratiques, d’idées et de concepts incarnés dans des paroles de militants associatifs et politiques, d’élus, d’auteurs, d’intellectuels, dans le cadre de conférences, d’articles de livres et d’actions concrètes… Il ne s’agit donc pas simplement d’une histoire d’intellectuels, même si pour rédiger la généalogie de la décroissance il est plus facile de s’appuyer sur des écrits datés, des élections ou la création d’associations.
Lors d’un colloque en 1971, qui fut ensuite publié en décembre 1972, les Meadows présentent le « Halte à la croissance » commandé par le Club de Rome et qui fera l’effet d’une bombe au plan international. L’idée de la décroissance était donc déjà bien présente, mais c’est le français André Gorz qui invente le terme de « décroissance » en mettant en avant sa dimension collective et économique en juin 1972, notamment dans le Nouvel Observateur qu’il a cofondé. Sa décroissance s’inscrivait au sein d’un système socialiste autogestionnaire et écologiste déjà préexistant, mais qu’il a approfondi et transformé. Cela fait donc de Gorz le premier créateur de la décroissance écosocialiste, puisque l’idée et les termes étaient présents, même si l’union de ces deux termes n’a été opérée qu’en 2015 par Brugvin. Cependant, dans les années 1980, Gorz renonce à la décroissance au profit du socialisme autogestionnaire car il ne parvient pas à les faire cohabiter entre elles de manière cohérente. De même, les autres écologistes oublient aussi la décroissance, qui disparaît des débats jusque dans les années 2000.
Il faudra attendre la renaissance de la décroissance en 2002 pour que la décroissance devienne véritablement un système de pensée politique à part entière autour de Serge Latouche et Paul Ariès. Mais il manquait l’articulation avec l’écosocialisme. Bien qu’ils aient été créés à un an d’intervalle en 2001 et 2002, pendant une vingtaine d’années, la décroissance et l’écosocialisme se sont donc plus affrontés qu’ils n’ont coopéré.
Durant vingt ans, des années 2001 à 2022, Serge Latouche et Paul Ariès deviendront les chefs de fil du mouvement pour la décroissance, avec Pierre Rabhi, qui prônait quant à lui, surtout la sobriété heureuse. Ensuite, le jeune docteur en économie Timothée Parrique commença à leur faire de l’ombre dans le paysage médiatique en septembre 2022, en publiant à 30 000 exemplaires son ouvrage titré : « Ralentir ou périr, l’économie de la décroissance » Étonnant un tel score pour un livre sur la décroissance !
Depuis, 2022, la décroissance écosocialiste s’avère un courant qui se développe à l’échelon international, bien qu’il reste minoritaire et qui conjugue une partie des décroissants, des écosocialistes et des autogestionnaires. Ces idées sont reprises en totalité ou en partie dans les visions et les programmes politiques de certaines associations, mouvements ou partis politiques, tels, le Parti de Gauche (PG), le Peps (pour une écologie populaire et sociale), le NPA, La France insoumise, la MCD (la maison commune de la décroissance), Le Parti pour la décroissance, Alternatives libertaires, la gauche écosocialiste, etc.
L’origine du socialisme et du communisme moderne provient du communisme primitif, c’est à dire de la vie coopérative fondée sur partage des premiers chasseurs cueilleurs du début de l’humanité, puis les fermes familiales du néolithique (qui étaient autogérées comme la majorité des familles paysannes encore actuellement dans le monde ou un peu comme des coopératives de travailleurs, même si celles-ci sont régis par plus de règles formelles). Au XVIIIe siècle, le socialisme prend ensuite la forme du socialisme utopique, jusqu’aux socialismes contemporains. Ainsi, les quatre internationales socialistes ont marqué l’histoire du mouvement ouvrier en jouant un rôle central dans la coordination des luttes sociales à l’échelle internationale, depuis 1864, jusqu’à aujourd’hui.
Le terme d’écosocialisme fut créé en 1998 par James O’Connor. Il réunit l’écologie et le socialisme. Cependant, l’écosocialisme puise ses sources au sein des anciens penseurs de l’écologie sociale, tels Élisée Reclus (1), André Gorz, Murray Bookchin…
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En 2009, s’opère le premier rapprochement public officiel entre les concepts d’écosocialisme et de décroissance, constitué comme un nouveau projet de système économique, sous le terme plus politiquement correct de la simplicité volontaire dans le cadre du socialisme autogestionnaire et ce lors d’un colloque à Bordeaux avec une communication de Thierry Brugvin. Mais la première publication de l’association de ces deux concepts et termes associés entre eux, pour expliquer le système économique de la décroissance écosocialiste, date de novembre 2015 dans la revue Les Zindignés. C’était dans l’article de Brugvin, intitulé « La décroissance écosocialiste, n’est ni la récession, ni l’austérité » puis dans l’ouvrage « 6 chemins vers une décroissance solidaire » publié par le même auteur en 2018.
Au XXIe siècle tout le monde avait oublié la dimension décroissante d’André Gorz considéré comme un socialiste écologiste, puisqu’on attribuait la paternité du terme décroissant à Serge Latouche. Jusqu’à ce que certains, dont Céline Mary, s’en souviennent dans le début des années 2020. A partir de 2020, l’ouvrage de Kohei Saito proposant un « communisme de décroissance » est vendu à 500 000 exemplaires au Japon. Puis après le Covid en 2022, la sobriété et la décroissance reprennent un peu de vitesse. L’histoire de « la décroissance écosocialiste » prend une nouvelle dimension en février 2022 lorsqu’elle est revendiquée comme un projet révolutionnaire par la 4e internationale (Secrétariat Unifié). En avril 2022 Löwy et Kallis publient sur internet le manifeste de l’écosocialisme. En février 2025, la 4e internationale pourra peut-être votée pour « la décroissance écosocialiste » comme sa nouvelle orientation révolutionnaire.
Cependant, face aux dérèglements climatiques et au chaos socio-économique mondial croissant, cette alternative au capitalisme reste très largement minoritaire dans le monde, par rapport aux solutions « business as usual » qui nous entraîne vers l’effondrement. De même, la solution technologique au dérèglement climatique ne prend pas en compte le principe de précaution croissant de ressources non renouvelables en métaux et en énergie.
Depuis les années 2000 jusqu’à 2020 environ, les écosocialistes critiquaient les décroissants pour leur manque de critique du capitalisme et à cause du risque que la décroissance nuise aux plus pauvres. Tandis que les décroissants reprochaient aux écosocialistes leurs penchants productivistes et donc anti-décroissants, ne prenant pas en compte la fin des ressources non renouvelables des énergies fossiles et des métaux avant la fin du XXIe siècle. Les conflits entre décroissants et écosocialistes s’expliquaient donc aussi par des différences de définition du capitalisme : est-ce le profit, l’accumulation, le productivisme, la croissance, la propriété privée des moyens de production, le marché…? Cependant, même les écosocialistes divergent entre eux sur la hiérarchie des fondements du capitalisme !
Tandis que les écosocialistes critiquaient la décroissance, nuisant à la croissance créatrice d’emplois, mais aussi de richesses nécessaires à la redistribution vis-à-vis des plus pauvres. Or les écosocialistes ont ensuite pris conscience que le partage des richesses et du travail pouvait accroître le nombre d’emplois, même dans un système décroissant. Tandis que le partage des richesses financières, mais aussi des ressources non renouvelables, permettrait tout simplement de vivre pour les plus pauvres. Les écosocialistes reprochaient aussi à la décroissance de limiter les investissements écologiques nécessaires face aux graves problèmes écologiques. Enfin, il est vrai qu’à la différence des écosocialistes, la majorité des décroissants critiquait la croissance du capitalisme et son productivisme, sans remettre assez profondément en cause l’importance de la propriété privée des moyens de production, qui se révèle pourtant la clé du pouvoir anti-démocratique du capitalisme. Quant aux différents courants du socialisme et de l’écosocialisme, ils divergent néanmoins entre la proportion du marché et de la planification d’une part, et d’autre part entre la proportion de la propriété publique des moyens de production et de la propriété collective privée. Cette dernière pouvant soit être fondée sur des coopératives de travailleurs, d’usagers (l’autogestion) ou / et celle des entreprises privées classiques.
Quant aux décroissants, la majorité défendait donc, sans le dire ou sans en avoir conscience, un capitalisme keynésien décroissant, puisqu’ils se contentaient de réguler les profits ou la croissance. Ceci dit, les conflits intellectuels et politiques entre ces deux courants restent valables actuellement, concernant la majorité des membres de ces deux courants écologistes, qui n’adhérent pas aux idées de l’écosocialisme. Ce dernier courant est multiple, mais les deux axes principaux sont ceux défendus par Michael Löwy d’un système économique fondé sur des entreprises publiques et la planification démocratique. Il devrait peut-être mieux le qualifier d’écocommuniste, pour bien le différencier de l’écosocialisme. Certaines conceptions de ce dernier incluent une régulation par le marché, en plus de la planification démocratique et des coopératives de travailleurs privés en plus des entreprises publiques.
La décroissance écosocialiste se situe donc à l’intersection de trois courants, celui de la décroissance, du socialisme et de l’écologie. Quant à la décroissance, elle prolonge des valeurs très anciennes, que sont la sobriété et le détachement, voire la simplicité volontaire des religions et l’ascétisme des stoïciens depuis l’antiquité. La décroissance écosocialiste a commencé par l’histoire de la décroissance, car le mouvement s’avère peut-être le plus ancien, puisqu’issu de l’antiquité. Cependant, si on fait remonter le socialisme, au communisme primitif des chasseurs cueilleurs, alors la décroissance au sens de sobriété, daterait de la même époque, parce que ces nomades devaient tout porter à dos d’homme et voyageaient donc légers !
La décroissance écosocialiste se révèle donc une alternative forte, face aux dangers d’effondrement écologique et social de l’humanité sous la pression destructrice du système capitaliste.
Thierry Brugvin, Docteur en sociologie
MCF en sociologie à l’Université de Belfort,
CREGO et Logique de l’agir Besançon.
(1) Elisée Reclus : « L’histoire d’une montagne » dans la Revue Reliefs, 3 novembre 2023