Regardez le monde
avec les yeux ouverts

Inscrit ou abonné ?
CONNEXION

UP', média libre
grâce à ses lecteurs
Je rejoins

rejoignez gratuitement le cercle des lecteurs de UP’

« L’heure des prédateurs » : Sommes-nous les proies d’un monde en mutation ?

Commencez

Sommes-nous en train de vivre l’ère des prédateurs ? La question, lancinante et inquiétante, traverse les pages de L’heure des prédateurs de Giuliano da Empoli (1). À une époque où les grandes puissances géopolitiques s’affrontent dans une guerre silencieuse de données, où l’intelligence artificielle façonne chaque aspect de notre quotidien, et où les démocraties vacillent sous l’emprise de régimes autoritaires, cette interrogation prend une dimension nouvelle. Dans un monde où la richesse se concentre entre les mains de quelques géants technologiques, où les dirigeants manipulent les masses avec des algorithmes invisibles, et où la souveraineté des nations est menacée par des intérêts privés, le terme « prédateur » semble plus pertinent que jamais.

Mais qui sont ces prédateurs ? Sont-ils les leaders autoritaires qui utilisent l’intelligence artificielle pour maintenir leur pouvoir ? Sont-ce les magnats de la technologie qui, loin des préoccupations éthiques, exploitent sans retenue les données personnelles de milliards de personnes ? Ou bien sommes-nous, nous-mêmes, les proies de cette transformation radicale du monde, où l’avenir semble régi par des forces invisibles, incontrôlables, échappant à toute logique humaine ? L’heure des prédateurs ne se contente pas de poser ces questions, elle nous invite à réfléchir sur notre propre place dans cet ordre mondial en mutation. À travers une analyse aiguë des enjeux contemporains et une narration saisissante, Giuliano da Empoli nous pousse à prendre conscience des dérives qui façonnent notre futur. Un futur où, peut-être, les prédateurs ne sont pas uniquement ceux que l’on croit.

Giuliano da Empoli revient donc avec un nouvel ouvrage percutant, L’heure des prédateurs, publié en avril 2025 chez Gallimard. Après le succès de Le Mage du Kremlin, couronné du Grand prix du roman de l’Académie française en 2022, l’auteur italo-suisse poursuit son exploration des arcanes du pouvoir contemporain.
Dès sa sortie, L’heure des prédateurs a rencontré un vif succès. En quelques jours, 15 000 exemplaires ont été écoulés, plaçant l’ouvrage en tête des ventes d’essais. La critique est unanime : L’Express parle d’un « magistral récit impressionniste« , tandis que Le Figaro évoque un « récit crépusculaire et lumineux sur le basculement politique et géostratégique en cours« . France Inter le qualifie d' »excellent livre, à lire absomuent« . Pourquoi un tel succès ?
Le livre traite de la politique mondiale, des dérives autoritaires et de l’impact de la technologie, des thèmes d’une actualité brûlante dans un monde où la tension géopolitique est exacerbée et où l’intelligence artificielle prend une place centrale dans les débats, de New York à Riyad, de l’ONU au Ritz-Carlton de MBS. Et c’est justement le thème de l’IA qui nous a le plus intéressés, avec son impact profond sur la politique, la société et l’ordre mondial. Ce thème devient un pivot essentiel de l’œuvre, où l’IA n’est pas simplement un outil technologique, mais un acteur à part entière, capable de redéfinir les rapports de force et d’influencer les trajectoires de l’histoire contemporaine.

L’IA comme instrument de pouvoir

Dans le récit de da Empoli, l’intelligence artificielle est présentée comme un levier stratégique au service des plus puissants. Si, au départ, l’IA semblait n’être qu’un outil technologique, elle devient dans le livre un instrument clé de manipulation et de contrôle. À travers des personnages tels que les magnats de la technologie, notamment les créateurs de gigantesques entreprises comme Google ou Tesla, l’auteur met en lumière l’influence de ces figures qui maîtrisent non seulement les données, mais aussi l’avenir même des démocraties modernes. Les géants de la tech sont représentés ici non seulement comme des innovateurs, mais aussi comme des prédateurs qui, en manipulant l’IA, exercent une domination silencieuse sur les sociétés. Leur pouvoir dépasse les frontières classiques de la politique et s’infiltre dans la vie privée des individus, les rendant vulnérables à des manipulations subtiles et omniprésentes : « Les ingénieurs de la Silicon Valley ont cessé depuis longtemps de programmer des ordinateurs, pour se transformer en programmateurs de comportements humains. A partir du moment où nous avons décidé d’en faire l’interface globale à laquelle nous confions notre rapport à la réalité, nous nous sommes mis entre leurs mains et entre les mains de tous ceux, spin doctors ou agents d’influence, qui ont intérêt à alimenter le réchauffement du climat social.« 

Quant aux hommes politiques, qu’ils soient autocrates ou démocrates, da Empoli les compare aux Borgias, à cinq siècles de notre époque puisque, selon lui, « le moment que nous vivons est, lui aussi, machiavélien« . Il donne des exemples. En renversant la gérontocratie en Arabie saoudite d’un « coup de sabre » le prince Mohammed ben Salmane (MBS) est devenu la réincarnation de César Borgia : « comment le pouvoir s’affirme-t-il au milieu du chaos, quand tout le monde se bat contre tout le monde et que la force redevient la seule règle du jeu. » Il prend aussi l’exemple de Trump, pour démontrer qu' »il n’y a pratiquement aucune relation entre la puissance intellectuelle et l’intelligence politique« .

Les politiques, se saisissent progressivement de l’énorme potentiel de la technologie pour renforcer leur pouvoir et, souvent, manipuler les masses : « Quand le système, avec ses procédures et ses hiérarchies, ne produit pas le résultat désiré, demeure la possibilité d’intervenir directement, en transgressant les règles formelles, pour rétablir la justice substancielle. Il en résulte une forme de miracle, au sens littéral du terme, puisqu’un miracle n’est autre chose que l’intervention de Dieu sur terre. » En Russie, le Kremlin nomme cela le « contrôle manuel« .

Grâce à l’IA, ils peuvent aussi surveiller leurs citoyens de manière plus intrusive et plus systématique que jamais. Les données personnelles, récoltées en masse par des algorithmes puissants, permettent de prédire les comportements, les préférences et même les intentions des individus. Un gouvernement, ou un parti politique, pourrait ainsi utiliser ces informations pour modeler l’opinion publique, influencer les élections et manipuler les discours politiques avec une précision chirurgicale.

L’IA offre aussi la possibilité de mettre en place des stratégies de contrôle social sophistiquées, en anticipant les oppositions avant même qu’elles ne prennent forme. Par exemple, les régimes autoritaires peuvent analyser en temps réel les sentiments des citoyens à travers les réseaux sociaux et interagir directement avec eux pour atténuer toute contestation. L’IA peut également créer des « bulles d’information » où chaque individu est enfermé dans un écosystème d’informations qui renforce ses croyances et opinions existantes, minimisant ainsi la possibilité de confrontation avec des idées divergentes.

« Au lieu de se développer sous la houlette du gouvernement, comme ce fut le cas pour les armes atomiques et autres technologies militaires, l’IA se déploie sans aucun contrôle, aux mains d’entreprises privées qui s’élèvent au rang d’Etats-nations. Depuis trente ans, du milieu des années 1990 à aujourd’hui, les démocrates américains se couchent devant les entrepreneurs de la tech qui ont ainsi pu, de gentils nerds un peu Asperger qu’ils étaient, promettant un avenir de fraternité universelle, se transformer en d’effroyables molochs, toujours Asperger, engagés dans une guerre sans merci pour la suprématie planétaire et intergalactique.« 

Au-delà de la surveillance et de la manipulation de l’information, l’IA permet de façonner des stratégies politiques globales d’une manière plus subtile et efficace. Les gouvernements pourraient utiliser des technologies d’IA pour anticiper les tendances économiques, élaborer des politiques publiques plus efficaces et surtout, créer un consensus politique artificiel, souvent sous l’apparence d’un choix démocratique. En d’autres termes, l’IA devient un outil pour mieux contrôler, exploiter et manipuler les citoyens, leur offrant l’illusion de la liberté tout en agissant en coulisses pour renforcer le pouvoir des élites. Dans cette ère numérique, la frontière entre la démocratie et l’autocratie devient de plus en plus floue, et l’intelligence artificielle pourrait bien être la clé de cette transformation.

Da Empoli aborde une question fondamentale : l’IA pourrait-elle être utilisée pour éroder les principes démocratiques ? L’auteur avance que l’IA, loin d’être un simple progrès technologique, est en réalité un outil capable de nourrir des régimes autoritaires. L’autocratie, représentée par des leaders comme Mohammed ben Salmane (MBS) ou Vladimir Poutine, peut tirer parti des technologies d’IA pour surveiller la population, prédire les comportements sociaux et manipuler les décisions politiques à une échelle jamais vue auparavant.

L’IA devient alors un moyen de consolidation du pouvoir. Elle permet non seulement d’accroître la surveillance des citoyens, mais aussi de prédire et de contrôler les résultats des élections, de manipuler les marchés financiers et de façonner les opinions publiques à grande échelle. En dépeignant ce tableau dystopique, da Empoli nous met en garde contre les dangers d’un avenir où l’intelligence artificielle ne servirait que les intérêts d’une élite technocratique, loin des préoccupations démocratiques.

L’IA et l’évolution de la géopolitique

Da Empoli lie également l’IA à l’évolution de la géopolitique, en soulignant qu’elle pourrait redéfinir les rapports de force mondiaux. Les pays qui sauront développer et maîtriser l’IA pourraient dominer l’économie mondiale et imposer leur vision de l’ordre international. C’est dans ce contexte que l’auteur place les grandes nations comme les États-Unis, la Chine, et la Russie, qui s’affrontent non seulement sur le terrain militaire et économique, mais aussi sur celui de la technologie et de l’IA.

Ainsi, l’IA est également vue comme un terrain de compétition où la conquête des données et la maîtrise des algorithmes deviennent des enjeux géostratégiques majeurs. Les nations qui réussissent à exploiter ces technologies disposent d’un atout décisif pour modeler l’avenir du monde. L’IA devient donc un véritable champ de bataille invisible, où l’enjeu n’est plus seulement militaire, mais aussi idéologique et technologique : « A l’heure des prédateurs, les borgiens de la planète entière offrent les territoires qu’ils gouvernent comme un laboratoire aux conquistadors numériques, pour qu' »ils viennent y déployer leur vision du futur sans s’encombrer de lois et de droits d’un autre âge. MBS construit des enclaves où ne s’appliqueront que les lois de la tech, Bukele a adopté le bitcoin comme monnaie officielle de son pays, Milei envisage de bâtir des centrales nucléaires pour alimenter les serveurs de l’IA. De son côté, Trump a confié des pans entiers de son administration aux accélérationnistes les plus déchaînés de la Valley. Sous leur conduite, le monde se transforme en un patchwork de terrritoirers qui se ruent vers un avenir posthumain, sans le moindre garde-fou« .

L’IA comme « nouveau pouvoir »

Giuliano da Empoli ne considère pas l’intelligence artificielle comme un simple accélérateur de pouvoir — il s’agit, selon lui, d’une nouvelle forme de pouvoir en soi. Plus qu’un outil technique, l’IA est décrite comme une intelligence autoritaire, capable de centraliser des masses de données, de les analyser à une échelle inhumaine, et surtout de les transformer en levier de domination. Là où les systèmes traditionnels de pouvoir reposaient sur la persuasion, le charisme ou la violence, l’IA opère dans l’invisible : elle infiltre les esprits, anticipe les comportements, et modifie les décisions individuelles sans qu’on s’en aperçoive.

Cette intelligence autoritaire ne laisse que peu de place à la délibération démocratique. Elle permet aux dirigeants — qu’ils soient élus ou autocrates — d’ajuster leurs discours, leurs politiques et leurs campagnes en temps réel, en fonction des réactions calculées des masses. Les algorithmes scrutent les émotions, détectent les failles psychologiques et amplifient les biais cognitifs pour maintenir l’adhésion ou neutraliser l’opposition. Le citoyen, en croyant choisir librement, suit en réalité un parcours comportemental tracé par les machines, au profit de ceux qui les contrôlent.

Da Empoli montre aussi que l’IA favorise une centralisation extrême du pouvoir : les données deviennent la monnaie d’échange essentielle de la nouvelle ère politique, et ceux qui en disposent — qu’ils soient chefs d’État, géants du numérique ou oligarques connectés — s’arrogent une domination sans précédent. Ce pouvoir algorithmique n’a ni visage ni frontière. Il est partout et nulle part, échappant à la fois au contrôle démocratique et à la responsabilité morale. L’intelligence artificielle, dans cette perspective, n’est pas un simple outil à surveiller : elle est un régime naissant, une structure de commandement dématérialisée, qui redéfinit en profondeur la nature même de la souveraineté et du contrôle politique.

« En fin de compte, les individus et les sociétés devront décider quels aspects de la vie réserver à l’intelligence humaine et quels aspects confier à l’IA ou à la collaboration entre l’homme et l’IA. Et chaque fois qu’ils choisiront de privilégier l’humain, là où une IA aurait pu garantir des résultats plus efficaces, il y aura un prix à payer. »

« Et quand on pense à l’avenir de l’intelligence artificielle, force est d’admettre qu’elle ne va pas que renforcer l’intelligence humaine, elle va aussi renforcer notre stupidité. » Giuliano da Empoli enfonce le clou : « Les technologues ne voient pas où est le problème. Puisqu’ils ne s’intéressent ni à l’histoire ni à la philosophie, ils ne se rendent pas compte que leur proposition équivaut à un retour à l’époque d’avant Les Lumières, à un monde magique, incompréhensible, régi par l’IA que l’on priera comme les dieux de l’Antiquité. » Il de citer Henry Kissinger qui se posait une question, la plus difficile et la plus importante : « Qu’adviendra-t-il de la conscience humaine si son propre pouvoir explicatif est dépassé par l’IA et que les sociétés ne sont plus en mesure d’interpréter le monde qu’elles habitent en des termes qui ont un sens pour elle ? »

Ainsi, à travers cette analyse acérée, L’heure des prédateurs révèle que nous ne sommes pas seulement en train d’adopter une technologie nouvelle — nous entrons dans une ère où le pouvoir se déplace des institutions vers les systèmes, des gouvernants vers les algorithmes, et où l’intelligence artificielle pourrait bien être la matrice d’un autoritarisme du futur, masqué par l’efficacité et la neutralité apparente du code.

(1) L’heure des prédateurs de Giuliano da Empoli – Editions Gallimard, mars 2025

S’abonner
Notifier de

0 Commentaires
Les plus anciens
Les plus récents Le plus de votes
Inline Feedbacks
View all comments
Article précédent

“La nature existe” : enquête sur un retour aux sources face à la pensée postmoderne

Prochain article

Eloge du fixe dans le mouvement

Derniers articles de Analyses

REJOIGNEZ

LE CERCLE DE CEUX QUI VEULENT COMPRENDRE NOTRE EPOQUE DE TRANSITION, REGARDER LE MONDE AVEC LES YEUX OUVERTS. ET AGIR.
logo-UP-menu150

Déjà inscrit ? Je me connecte

Inscrivez-vous et lisez trois articles gratuitement. Recevez aussi notre newsletter pour être informé des dernières infos publiées.

→ Inscrivez-vous gratuitement pour poursuivre votre lecture.

REJOIGNEZ

LE CERCLE DE CEUX QUI VEULENT COMPRENDRE NOTRE EPOQUE DE TRANSITION, REGARDER LE MONDE AVEC LES YEUX OUVERTS ET AGIR

Vous avez bénéficié de 3 articles gratuits pour découvrir UP’.

Profitez d'un accès illimité à nos contenus !

A partir de 1.70 € par semaine seulement.

Profitez d'un accès illimité à nos contenus !

A partir de $1.99 par semaine seulement.