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Rien ne va plus chez les Yahoos !

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Rien ne va plus chez les Yahoos. Où en est le rapport psychanalyse et société ?

Depuis trente ans, c’est-à-dire depuis qu’on a pu prendre la mesure des effets du premier choc pétrolier et anticiper ceux de la mondialisation, on parle des « nécessités d’adapter les formes d’organisation et les modes de fonctionnement aux modifications du marché et à sa globalisation ». En Europe, le chômage galopant apparu peu après 1973 affecte une « masse critique » de la population. En France, dans les années 90, des jeunes considérés comme des « exclus » n’avaient connu leurs parents que dans une situation de non-travail.
Ce texte est une pérégrination dans le monde contemporain, à partir de mes expériences et de mes observations. Il m’est d’abord venu en tête la nomination des moteurs de recherche comme Yahoo, Google ou celle des serveurs comme Wanadoo, Noos – Internet étant emblématique de la révolution de l’information qui est centrale dans les changements intervenus. Cette mode du son o-o m’a interpellée. J’ai d’abord cru y entendre un cri de ralliement des tribus d’Internautes. Puis l’écriture o-o m’y a fait voir un double zéro, qui m’a conduite sur la piste de la généalogie des nombres, ainsi que sur ces « n », « n+1 » ou « n–1 » qu’on trouve en entreprise pour désigner un salarié dans son échelon hiérarchique, qui fait de lui « le supérieur ou l’inférieur » d’un autre.
A partir de Google et de Yahoo, cet exposé présente « une brève histoire de zéro » ; s’ensuit une réflexion sur « trois aspects du monde économique et de la vie au travail », puis une « focalisation sur deux phénomènes contemporains ». Enfin, en questionnant la place de la psychanalyse, je tenterai une ouverture.

Une brève histoire de zéro

Le mathématicien américain Edward Kasner [1] cherche, en 1935, un nom pour désigner le « grand nombre » qui serait composé du chiffre 1 suivi de 100 zéros. Il demande l’aide de Milton, son neveu de huit ans, le petit garçon lui répond : « it’s googol ! » car il trouve débile la question de son oncle. Lorsque les fondateurs de Google ont émis l’intention de prendre ce nom, les héritiers de Kasner les ont assignés en justice ; aussi, à partir de « Googol » ont-ils écrit : « Google ». Accessoirement, j’ai appris que le googol est supérieur au nombre de particules élémentaires de l’univers. Autour de l’idée de « mémoire » à très grande capacité, on parle aujourd’hui du « googolplex » : le googol puissance googol !

Quant aux Yahoos, ce sont des personnages que Gulliver, le héros de Jonathan Swift, rencontre à son quatrième voyage. Fraîchement débarqué sur une île, il aperçoit dans les arbres une curieuse espèce d’habitants qui sautent d’arbre en arbre en poussant des cris hostiles :
« Quelques-uns de ces démons-là grimpèrent dans l’arbre, s’agrippant aux branches qui pendaient de l’autre côté, et se mirent à décharger leurs intestins sur ma tête. Je pus tout juste me mettre à l’abri en m’aplatissant contre le tronc de l’arbre, mais je fus presque asphyxié par l’odeur des excréments qui pleuvaient autour de moi. » [2]

Ce sont les Yahoos, cette horde d’individus « affreux, sales et méchants », qui vivent au milieu d’un peuple beau, rationnel, éduqué, les Houynhnms, qui eux-mêmes sont des chevaux, dont les Yahoos sont les esclaves : leurs maîtres les emploient comme bêtes de trait, en attelages par six. Les Houynhnms procèdent à une comparaison anatomique systématique entre Gulliver et des spécimens Yahoos. Il n’y a « pas-de-différence » entre cet homme les Yahoos [3] !

Les Yahoos, et c’est par là qu’on peut comprendre le choix de nom des fondateurs du moteur de recherche, sautent d’arbre en arbre tout comme les internautes d’aujourd’hui surfent de lien en lien, par associations de mots-clefs… Difficile de ne pas penser aussi à ce que les psychanalystes font à l’écoute des associations libres de leurs analysants, pour qu’ils y trouvent… « rien, peut-être » ou « peut-être rien ». Mais dans ce cas, « rien plus rien plus rien, ça fait trois fois rien, et… trois fois rien, c’est déjà quelque chose », nous assénait poétiquement Raymond Devos ! En effet, comment penser ce zéro, que le dictionnaire définit comme « cardinal de l’ensemble vide, élément neutre pour l’addition des nombres » ? Ce symbole numérique, figuré par un trou, m’a fait m’attarder sur le vide qu’il dessine et, fussent-elles graphiques, anatomiques ou topologiques, sur les limites qui l’entourent…

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Limite entre négatif et positif, et comme une traversée. Ligne de partage, qui ferait frontière, le zéro est un opérateur très fécond : outre qu’il permet de poser des nombres « négatifs », qui servent pour les températures (au-dessus, en-dessous de zéro), mais aussi pour la datation (avant ou après Jésus-Christ), il a permis de « traiter l’absence comme une présence dans la mémoire écrite des hommes » – selon la formule de Denis Guedj – et alors, s’agissant de mémoire, la traversée prend la consistance d’une étendue. Le zéro serait dans ce cas comme une « bande passante » dans l’histoire singulière de chacun.

Quant au redoublement du o ou du zéro, énigmatique au premier abord, il pourrait être regardé du côté de la répétition : double présence ou double absence, vide sur vide, empreinte, deuil ?… Enfin, si le zéro « ouvre la voie » aux nombres négatifs, il est aussi ce qui, au moyen de la fonction successeur (N+1), « pose un début au défilement des nombres[4] »… Le zéro, ce pas grand-chose, donc l’opérateur qui ouvre la porte à des mondes dont on ne saurait plus se passer, ni pour compter, ni pour penser, il s’est avéré comme un élément majeur du logos.

Trois aspects du monde économique et de la vie au travail

A propos du « un » et du « deux »

Considérons certains aspects du monde économique et de la vie au travail : novlangue, effets du management participatif et noms propres des sociétés anonymes.

La novlangue

Dans la novlangue, jargon du monde des entreprises, le « pragmatisme » opère comme un mot d’ordre. Il y est question du faire, de l’avoir, mais pas du penser ni de l’être ou de « lettres ».

La novlangue emprunte à divers domaines, d’abord à la technique ou aux sciences physiques, chimiques, mécaniques, hydrauliques, etc. : « fusions, restructurations, performance, fusibles ». Au militaire et politique : « stratégie, cible, états-majors, objectifs, seconds couteaux, chefs charismatiques ». Aux lexiques professionnels : des pressings et de la diététique quand on « dégraisse » les effectifs comme des lipides excédentaires. A celui des tueurs à gages : les « DRH killers » ont un prix, leur salaire est proportionnel au nombre de salariés qu’ils ont « flingués ». Et aux techniques comportementales : « assertiveness », « coping », « stress », « self-esteem »…

L’euphémisme de la diplomatie : un licenciement en nombre devient un « plan social » ou même un « plan de sauvegarde de l’emploi », un manipulateur : « quelqu’un qui sait motiver », un « harceleur » : un spécialiste du « management par le stress ».

Ce qui se passe dans le travail a son envers dans le non-travail : le chômage. Là, c’est le lexique du « marketing » du « savoirsevendre » pour trouver un emploi, chacun étant invité à se considérer comme un « produit » devant trouver son « créneau » ou sa « niche » commerciale ! Dans la « foire aux candidats » qui se pratique dans divers salons et expos, de plus en plus semblables aux campagnes d’adoption pour chiens et chats de la SPA, des postulants à un emploi doivent « se vendre » en cinq minutes. Un cabinet proposait des formations pour chômeurs intitulées « L.O.V.E », acrostiche pour « Lettre pour Obtenir Vite un Entretien ».

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Les chômeurs diplômés sont désormais des « intellos précaires ». Etymologiquement, « précaire » signifie « obtenu par la prière », les précaires ayant longtemps été des ouvriers (surtout agricoles) qui se louaient à la journée. De ceux-là, restent ceux qu’on croise le matin du côté de la rue du Caire (le « Pré-Caire ») à Paris, faisant de la « précarité » l’état de celui qui n’a pas de « pré carré ».

Des travailleurs hautement qualifiés sont en effet sans emploi. On préfère les compter sur les statistiques de la formation et ils deviennent des « stagiaires de la formation continue ». A partir de 57 ans et six mois, ils reçoivent notification de l’Assédic qui a « le plaisir de les informer qu’ils sont désormais « dispensés de recherche d’emploi » : ils ne sont plus « calculés » dans les statistiques du chômage – faut-il se plaindre ou se réjouir de leur euthanasie symbolique ?

Euthanasie qui touche aussi les entreprises. Dans les cas de mort programmée, un président est chargé de conduire l’entreprise à sa mise en « liquidation ». Le montant de ses indemnités, qu’on appelle le « parachute doré », est dans ce cas négocié dès l’embauche.

On n’a pas oublié l’affaire du directeur d’une chaîne de magasins qui avait touché une prime pharamineuse pour avoir licencié 700 personnes, la maison-mère des Pays-Bas le remerciait « pour service rendu ». Dans la perspective ultra ou néo-libérale, licencier ainsi est un « savoir-faire ». Il est encore question de « rien ou presque rien », le poids social ou symbolique du salarié de base étant « voisin de zéro ».

Le management participatif

Dans ce mouvement est né le « management » comme une pratique, des techniques, et même une « discipline » universitaire avec ses « écoles ». J’évoque particulièrement le « management participatif », censé inciter à l’initiative personnelle et visant à l’épanouissement de chacun. « Chaque un », d’ailleurs, par le biais de l’évaluation annuelle des salariés, épreuve rituelle, est invité à devenir son propre censeur, au nom des « valeurs » de l’entreprise : il devra au préalable procéder à son « auto-évaluation ». Il aura non pas une « note », considérée comme barbare, mais une « appréciation qualitative » de son travail, à commencer par la sienne propre…

On est tous dans le « même bateau » ou la « même galère ». L’équipe c’est « un pour tous, tous pour un ». L’entreprise affirme son « unité », elle est « une » : à l’autel du profit, en effet, « elle est thune »…

Lacan [5], en 1966, dans son discours de Baltimore, déclare : « l’idée de l’unité unifiante m’a toujours fait l’effet d’un scandaleux mensonge. » Aussi suggère-t-il « de considérer l’unité sous un autre angle, non plus celui de l’unité unifiante, mais celui de l’unité comptable, un, deux, trois. »

La hiérarchie en entreprise est désignée par les formules N+1, N-1. L’individu salarié est comptabilisé « comme un » sur les « effectifs ». Pour totaliser un nombre, pas pour son nom. Exit le sujet[6]. Chacun est donc à la fois un N+n et un N-n. Sauf pour l’employé le plus subalterne, qui est un N-. Ainsi l’interchangeabilité est assurée. Un N+1 = un autre N+1. Certains N+2 ne parlent qu’à leur N-1, pas aux N-2, qu’ils adressent à leur N-1, ils parlent à « un » échelon en moins, pas « deux », ce qui peut alors s’écrire « Haine–2 ». Le patron, qui est le N « supérieur », a un N+ d’un autre ordre : l’actionnaire.

Les « noms propres » des sociétés « anonymes »

Si on associe cette question de la genèse des nombres à l’idée d’une histoire, d’une fondation ou d’une généalogie, on en trouve une aussi dans le monde du travail. A l’occasion de fusions/restructurations, bon nombre d’entreprises ont changé de nom.

Certaines sont allées puiser dans le gisement gréco-romain : Thalès, Novartis, Aventis. Ce faisant, elles ont fait disparaître trace d’une fondation, par l’effacement d’un nom, comme Thomson, ou d’une référence régionale, comme Rhône-Poulenc.

Prendre un nom qui puise dans le berceau de Rome et Athènes, est-ce se doter d’une inscription atemporelle, comme si ces entreprises étaient notre « déjà-là », en niant leur histoire ? Peut-on parler, pour une collectivité, de quelque chose qui serait le nom-du-père, ou le nom-des-pères ?

Effet malencontreux s’il en fut, celui de la multinationale sidérurgique qui prit pour nom Arcelor, dans les années où se promulguait la Loi sur le harcèlement professionnel. Dans ce nouveau nom, on peut y entendre « aciers de Lorraine », mais aussi, dans le même temps où se promulguait la loi sur le harcèlement moral, l’esclavage évoqué par Zola, sur les ouvriers des « forges ».

Une focalisation sur deux phénomènes

Dématérialisation de l’échange et délocalisation du tiers

Sans m’attarder sur ce qui serait la nature des changements (i.e. : se sont-ils produits par accentuation d’une situation ou par rupture, sont-ils en continuité ou en discontinuité ?), je voudrais évoquer le développement de la « dématérialisation » de l’échange et une « délocalisation » du tiers.

Dématérialisation de l’échange

Pierre Legendre [7] montre que l’entreprise est devenue « une autre scène » pour l’agressivité, la haine, la pulsion de mort, le sacrifice. Dans ce théâtre d’un nouveau genre, les bureaux sont paysagés et d’une propreté « clinique », il n’y a ni sang ni cadavres. Mais les péripéties, elles, s’enchaînent comme chez Sophocle. Ca s’est seulement dématérialisé, dématérialisation concomitante d’autres phénomènes qui bousculent nos catégories et certaines de nos représentations.

Les achats de produits financiers sont instantanés, d’un continent à un autre, en « un clic ». L’espace et le temps tels que nous les vivions sont subvertis. Plus besoin de la « signature de la main » des acteurs. Le corps, la matérialité, sont évacués.
Dans les entreprises, si l’investissement sur les places boursières rapporte davantage que l’activité de base industrielle, celle-ci passe au second plan. Après avoir dégagé de la production le cash qui a permis d’investir, on ne se soucie pas des salariés achetés puis revendus avec leurs machines et les murs des usines.

« Sans doute, être négocié n’est pas pour un sujet humain, une situation rare, contrairement au verbiage qui concerne la dignité humaine, voire les Droits de l’Homme. Chacun, à tout instant et tous les niveaux, est négociable, puisque ce que nous livre toute appréciation un peu sérieuse de la structure sociale est l’échange. » [8]

La valeur de l’argent, ou des titres, devient la marchandise ultime, et celle qui rapporte le plus, ce n’est plus seulement ce qui permet les échanges dans une certaine « spécularité », ce n’est que pure « spéculation ».

La dématérialisation est concomitante d’ambiguïtés qui la soutiennent. Ainsi, un salarié actionnaire d’une autre entreprise que celle qui l’emploie peut devenir complice involontaire de licenciements dans l’entreprise dont il est actionnaire. Si le capital de son entreprise est ouvert, il pourra être victime pareillement lui aussi. Mais si son entreprise distribue des actions, il devient associé de ses employeurs. Et en tant qu’actionnaire, il vote à l’assemblée des actionnaires. Dès lors, si les comptes présentent des déficits, comment va-t-il arbitrer intérieurement entre sa position de salarié menacé dans son emploi et celle d’actionnaire menacé dans son patrimoine ? La distinction entre les termes salarié et employeur s’en voit écrasée.

Les produits financiers se nomment : des « actions » et des « obligations ». Difficile de ne pas y lire « éthique » et « surmoi ». La multiplication des holdings financiers qui gèrent bon nombre des « firmes »[9], le font « en écran »[10]. Ecran total même, si l’investisseur a planté son « siège social » sur quelque « paradis fiscal ». L’investisseur capitaliste s’exonèrerait-il justement du souci social, par la seule énonciation de ces signifiants : « action » et « obligation » ? Et ainsi se donnerait-il le droit de… « jouir du corps »… du corps social.

Le tiers se délocalise

Les entreprises rédigent leur « code de bonne conduite », leur « charte sociale », leur « liste des valeurs ». Ces documents, qui ne sont pas proposés au débat avec les partenaires sociaux, font progressivement référence. Au point qu’on demande aux nouveaux embauchés de commencer par les signer, en annexe à leur contrat de travail, plutôt que le « règlement intérieur » qui, lui, a fait obligatoirement l’objet d’un accord officialisé et acté dans les instances représentatives des deux parties. C’est le début d’une substitution qui joue comme une subrogation.

Auparavant, en cas de conflit entre salarié et patron, si le contrat de travail n’était pas explicite, on se référait à la convention collective propre au secteur professionnel concerné. Si cela ne résolvait pas le conflit, on se tournait alors vers le Droit du Travail, écrit, égalitaire et universel, qui primait sur toutes les instances. C’est ce qu’on appelait la « hiérarchie des normes ». Désormais on voudrait que, devant le poids de la convention collective et devant le Droit du Travail, le contrat de travail prime et « dise le vrai » [11]. Ces mesures visent à un renversement de la hiérarchie des normes et à ce que cette inversion devienne légale avec l’appui et l’intervention du politique.

C’est dans ce creuset que s’inscrit la tentative – en partie réussie – d’instaurer de nouveaux contrats de travail, présentés notamment par le patronat [12] comme des outils sociaux mais qui sont des « chevaux de Troie » prêts à donner des coups de boutoir au Droit du Travail. La contractualisation comme « lieu-tenante » de la Loi, et dont il est fait loi, figure la réduction du triangle salarié/employeur/loi, à deux parties de force inégale. Le « trois » qui fait tenir par la « triangulation » est réduit à « deux », à un duel donc entre le salarié et l’employeur, rétablissant l’antique loi du plus fort.

Et le politique chargé du législatif se fait lui-même acolyte d’un dédoublement et d’un déplacement du lieu où s’écrit le Droit.

Elargissement, ouvertures ?

Si les catégories explosent, que devient cette loi ?

Et en effet, elles explosent !

Pour le dire rapidement, la globalisation rend proche le lointain et fait de l’autre un semblable : il y a chez l’autre du même avec les marques uniformisées, Nike, Coca-Cola, etc.. Les frontières ne font plus coupure ou bord, l’ennemi n’est plus hors des frontières mais au-dedans, la distinction dedans et dehors est déstabilisée. Orange ex-France-Telecom crée le concept Unik, le téléphone réversible, fixe et portable, avec pour slogan : « Entrez dehors et sortez dedans ».

Y a de quoi s’embrouiller ! Guy Lérès parle de « möbianisation du discours moderne », Guy le Gaufey évoque que « la Raison se disloque lentement », lequel poursuit :
« Si la science bouge en sa consistance intrinsèque, l’inconscient s’en trouvera déplacé ; si l’Etat cesse d’être ce qu’il était, l’inconscient s’en trouvera déplacé itou. »[13]

La science… Elle a désormais renoncé à son hégémonie sur la « vérité » comme une et une seule. On ne parle plus de « l’unité de la science ». Aujourd’hui, les chercheurs dégagent l’historicité des découvertes, les contextualisent, les relativisent, en multiplient les points de vue, etc. Au passage, deux illustrations : le livre Histoire de l’arc-en-ciel de Bernard Maitte[14], sur les multiples façons d’envisager le phénomène météorologique. Ou Expliquer la vie[15], d’Evelyn Fox Keller, qui explore comment chaque époque a généré ses définitions de la vie. Cette ancienne physicienne américaine, ayant choisi de bifurquer sur la biologie moléculaire, a développé une réflexion épistémologique qui l’a conduite par ailleurs à s’investir dans la problématique du « genre » dans le langage de la science (cf. Temps marranes n°4).

Entre projet d’une construction universelle, dépendance ou inféodation aux modes de financement et aux pouvoirs, abus de ses applications technologiques, la science peut bien être objet de critique. De plus, pour ce qui nous intéresse, les visées de la science ne sont certes pas axées sur le sujet et sa singularité. Mais on a besoin de certaines avancées pour penser. Celles de la physique moderne, de la linguistique, de la logique, de la topologie, ont fourni à la psychanalyse des repères pour penser. Il serait temps peut-être d’ouvrir un chantier afin d’y débattre des distinctions à opérer au sein des concepts, des théories et des pratiques scientifiques, entre recherche et applications, entre découverte heuristique et visée de puissance sans fin, entre le « discours de la science » et les conditions de sa constitution, entre science et technologies invasives.

L’Etat… L’Europe promulgue des lois qui sont des « directives », c’est-à-dire des lois cadres, en déléguant à chaque pays, au nom du « principe de subsidiarité », le soin de formuler ses propres applications. Tous les Etats doivent se mettre, à terme, en conformité avec les directives européennes. De plus l’étendue et la multiplication des échanges amènent des affaires de justice sur un terrain multinational où la compétence des lieux de Justice, qui doivent juger les affaires, est incertaine.
De fait, avec la gouvernance mondiale et des ensembles supra-nationaux, comme l’ONU, l’Europe, la Conférence des Etats africains, etc., on assiste à la fin du monopole des Etats sur le Droit.

Il y a urgence à prendre des risques

Un droit et une jurisprudence sont à élaborer. Des spécialistes s’y emploient, qu’on appelle des experts. L’expertise est mise en cause, souvent à juste titre. Elle l’est, mise en cause, quand, comme dit Guy Lérès[16] : « on voit que l’effet du savoir universitaire sur celui du maître s’interprète dans le « tout-savoir » de la bureaucratie. » Cela se produit, quand l’expert payé pour penser, se loge, s’abrite dans cette bureaucratie, ou pire, lorsque sa « pensée » ne sert qu’à contribuer au renforcement et à la reproduction des verrous institués.

Mais peut-on pour autant envisager la fondation d’un droit sans expert, si celui-ci est sollicité comme faisant un apport d’expérience(s), origine du terme d’expert[17] ? Pour le droit social, les experts européens auraient pu travailler plus mal, puisque, par exemple, lorsqu’une entreprise d’un pays embauche dans une filiale étrangère un salarié, celui-ci doit bénéficier des conditions de travail et de contrat du pays qui présente les clauses les moins désavantageuses pour le salarié, ce qu’on appelle à juste titre le « mieux-disant social ».

J’ai trouvé, sur un tract récent de la CGT, que l’enjeu des années à venir est de faire en sorte que les pratiques sociales se fassent dans le souci des personnes : « Pour la CGT, le salariat, dans sa diversité d’aujourd’hui, a besoin d’un socle commun de garanties permettant de renforcer, de faire respecter les droits individuels des salariés. »
Et, dans un ouvrage d’économiste, que volontairement je ne nommerai pas, on lit que, dans toute la mesure du possible, les décisions prises dans l’intérêt collectif doivent tenir compte aussi des singularités.

Ce qui traduit le mieux ma perplexité à cet égard, ce serait cette phrase de Lacan prononcée dans son discours à Baltimore : « mon expérience m’a montré que la caractéristique principale de la vie humaine va, comme on le dit en français, « à la dérive ». La vie descend la rivière, touchant une rive de temps en temps, s’arrêtant un moment ici ou là, sans rien comprendre à rien… »[18]

Pourtant… Il y a à compter sur ces retournements inattendus venant de tout un chacun, loin de la psychanalyse, mais peut-être parfois « tout contre » elle. En effet, il y a une forte probabilité que, parmi les concepteurs, voire les auteurs d’articles de lois, un bon nombre ait fait un séjour sur un divan. J’ai rencontré, lorsque j’ai travaillé dans les ministères, des hauts fonctionnaires qui préparaient la loi sur le bilan de compétences et d’autres mesures sociales. Ce sont ceux que j’appelle les « alliés invisibles » de la psychanalyse, qui par leur expérience en leur place peuvent faire que la psychanalyse infuse comme par « capillarité » le corps social, peut-être le corps législatif et « l’éthique » de leur profession. Dans ce cas, chacun ou chacune d’entre eux est peut-être un tout petit moins « désubjectivé » que celui qui ne serait pas venu en analyse. Sinon, c’est dire que ce que nous faisons, c’est « zéro » ! Or, un seul mot différent sur un texte de loi ou sur un décret d’application – un signifiant apparemment insignifiant – et quelque chose peut être modifié.

Experts, décideurs, syndicalistes, économistes, gestionnaires ou autres, il y en a en analyse. A l’écoute, aussi, des bruissements singuliers qui émergent chez les analysants, pour être en mesure d’élaborer quelque chose avec eux, plus près de là où ça émerge. Il s’agit en quelque sorte, pour l’analyste, que cette möbianisation du discours puisse, selon le vœu de Guy Lérès « au moins individuellement être contrariée ». Aux analystes, donc, de ne pas opposer leur propre « novlangue » à celle dans laquelle ils sont plongés.

« Quoi ! s’exclame le Gaufey, on n’arrivait déjà plus à comprendre ce qui s’enveloppe aujourd’hui du nom de psychanalyse, et en plus il faudrait comprendre comment tout ça se situe sur l’échiquier de la pensée et des pratiques contemporaines! »[19]

Pour moi, il y a urgence pour les psychanalystes à aller jouer sur cet échiquier, justement parce qu’il est devenu un « hologramme » et un « réseau » d’échiquiers. Il reste donc des tas de chantiers à ouvrir pour la psychanalyse. On songe à cette phrase de Lacan lors de son voyage aux Etats-Unis, s’écriant, devant le panorama de Baltimore à sa fenêtre : « l’inconscient, c’est Baltimore » !… Notre actualité, c’est ce Baltimore-là, c’est ça le très grand risque à prendre. C’est le pari que je fais.

Paule Pérez, Philosophe, Psychanalyste
©Temps marranes.info

[1] Auteur de Mathematics and Imagination, publié en français en 1950, Payot, Paris. Epuisé.
[2] Jonathan Swift (1667-1745) écrivain utopiste, ecclésiastique anglican, auteur des Voyages de Gulliver (1726).
[3] C’est là qu’il s’avère que les inventeurs de ces moteurs de recherche ne sont dénués ni de culture ni d’humour.
[4] Zéro (ou les cinq vies d’Aémer », R. Laffont, 2005.
[5] De la structure en tant qu’immixtion d’un Autre préalable à tout sujet possible, 1966, Bulletin association freudienne, N°41 (1991). Titre original : « Of structure as an inmixing of an otherness prerequisite to any subject whatever », in R. Macksey et E. Donato, The Languages of Criticism and the Sciences of Man, The John Hopkins University Press, Baltimore, 1970.
[6] Cela fait penser à l’excommunication à laquelle Lacan fait référence, comparant son exclusion de l’IPA à celle que la synagogue a infligée à Spinoza en 1656, Kherem (excommunication) suivi de chemmata (impossibilité de retour) : radiation du nom. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Points Seuil, Essais, 1973.
[7] Pierre Legendre, La fabrique de l’homme occidental, Mille et une nuits, 1999.
[8] Jacques Lacan, ibidem.
[9] Le terme, paradoxalement, vient du mot « firma », signature.
[10] Cf. le travail présenté par Erik Porge du « souvenir écran », où celui-ci a une fonction double, à la fois voile et surface de projection donc d’apparition.
[11] Extrait de l’intervention du ministre du Travail, F. Fillon, lors du débat parlementaire, le 11 décembre 2003 à l’Assemblée nationale : … Cette loi qui affirmait le principe de la liberté contractuelle reste aujourd’hui la pierre angulaire, la base de notre droit de négociation collective. (…) Cette réforme a d’ailleurs pour objectif de donner toute sa portée … à la loi de 1950 en reconnaissant enfin pleinement la liberté contractuelle. (…) Le principe de l’accord majoritaire, quelle qu’en soit sa forme – majorité d’adhésion ou majorité d’opposition – est posé au niveau de l’entreprise. C’est le point fondamental : les accords d’entreprise seront désormais toujours majoritaires, par adhésion ou par absence d’opposition majoritaire.
[12] Par la voie et la voix du Medef.
[13] « Unebévue » n°20 (automne 2002) : Du sujet coincé entre « homme » et « citoyen ».
[14] Le Seuil, coll. Science ouverte, Paris 2005
[15] Gallimard, Paris, 2004
[16] Toujours dans son article Copulation discursive (…)
[17] cf. Temps marranes n°6 : « L’année 1800, l’invention des experts », du même auteur.
[18] De la structure en tant qu’immixtion… (même référence que la note 6).
[19] Guy le Gaufey, ibidem.

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