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Le Grand Débat inaugure-t-il une nouvelle ère d’open-innovation politique?

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Le président de la République a lancé aujourd’hui 15 janvier le Grand Débat national. Il va durer deux mois et propose une forme de réponse à la crise que traverse le pays. Crise dite des Gilets jaunes mais qui est plus large que ce mouvement. Une crise du politique, de la politique, de la démocratie et peut-être aussi de la République. Une crise profonde qui exprime de différentes manières, plus ou moins acceptables, un besoin de réinvention de la pratique politique. Une réinvention à laquelle les citoyens veulent participer. S’il ne se transforme pas en « enfumage » comme déjà certains commentateurs de toutes obédiences l’ont qualifié, ce Grand Débat peut être une chance d’innover en politique et de changer en profondeur les modalités de notre vie de citoyen.
 
« Il n’y a rien de pire que ceux qui veulent faire le bien, en particulier le bien pour les autres. Il en est de même de ceux qui ‘pensent bien’. Ils ont l’irrésistible tendance à penser pour et à la place des autres. Caparaçonnés de leurs certitudes, le doute ne les effleure pas. » Ces mots, qui introduisent l’ouvrage de Michel Maffesoli La part du diable, traduisent bien la part d’ombre insidieusement cachée sous les meilleures intentions. Quand une société est complexe et en mesure de partager les savoirs à la vitesse de la lumière sur des milliards d’écrans de toutes tailles, les pouvoirs sont contraints de renoncer à la prétention de détenir la solution juste, la vérité du monde. Ils sont inévitablement conduits à reconnaître les dépendances réciproques qui les lient et la vanité, ainsi que le danger, des certitudes unilatérales. C’est ce à quoi l’on assiste dans cette France de 2019. Poussé par la rue, le pouvoir politique, extraordinairement contesté et menacé, est obligé de reconsidérer son propre fonctionnement, de revoir sa position. D’innover mais dans une forme particulière : celle de l’open-innovation, c’est-à-dire une innovation dont la gestation et la mise en œuvre sont partagées.
 

Une demande d’open-innovation ?

Demander au politique de pratiquer l’open innovation, de sortir de sa position hiérarchique –« jupitérienne » diront certains – pour se mêler aux réseaux fluides et mouvants de la société devient, aujourd’hui un impératif.  Michel Foucault exprimait déjà, d’une certaine manière, cette idée : « Ce qui permet que le pouvoir reste en place, qu’on l’accepte, eh bien, c’est simplement qu’il ne pèse pas seulement comme une puissance qui dit non, mais que, dans les faits, il traverse des corps, produit des choses, du plaisir, des formes du savoir, des discours ; il faut le considérer comme un réseau productif qui traverse l’ensemble du corps social, beaucoup plus que comme une instance négative qui aurait pour fonction de le réprimer. »  Montesquieu, en son temps, ne disait pas autre chose : « Pour faire de grandes choses, il ne faut pas être un si grand génie : il ne faut pas être au-dessus des hommes ; il faut être avec eux. »
 
Le Grand Débat est en mesure de réactiver des possibilités restées latentes et de remplir aussi une importante fonction symbolique : celle de la prise de conscience de l’influence de chacun sur la totalité. Benjamin Constant avait relevé cette dimension qui, dans l’Antiquité grecque, faisait partie du « plaisir vif et répété » de l’exercice démocratique : chacun mesurant concrètement et non comme une supposition abstraite l’étendue de sa souveraineté. Il constatait, déjà en 1819, que l’individu moderne « n’aperçoit presque jamais l’influence qu’il exerce. Jamais sa volonté ne s’empreint sur l’ensemble : rien ne constate à ses yeux sa coopération. »  Rendre visibles non seulement les mécanismes organisateurs de la vie sociale mais aussi faire ressortir, pour le citoyen l’ « orgueil » de prendre conscience de son importance personnelle, font partie des conséquences certes symboliques mais éminemment majeures que cherche à mettre en exergue cette initiative du Grand Débat national.
 
Dans cette forme nouvelle du jeu démocratique, le politique est appelé à occuper une nouvelle fonction qui n’est pas une fonction d’injonction ou d’exhortation ; si elle l’était, elle se heurterait inévitablement aux pesanteurs des égoïsmes. Elle n’a pas non plus pour tâche de contrôler l’opportunité ou l’efficacité d’une décision selon des critères qui lui seraient propres. Cette nouvelle fonction implique que tous les acteurs du système aient exprimé librement leur volonté, ce qui revient à dire qu’ils y aient trouvé un intérêt pour eux-mêmes. Mais pour cela, il faut un ingrédient majeur : la confiance. Emmanuel Macron ne s’y est pas trompé en signant sa Lettre aux français par ces deux mots : « En confiance ».
 

Exhortation à la confiance

Les appels passionnés à la confiance dans le politique en particulier, ou plus généralement dans la conduite des affaires publiques, sont devenus routiniers. Pourtant, les rapports entre les institutions ou les acteurs politiques et les conditions pour lesquelles la confiance se fonde sont singulièrement opaques.  Cette opacité réside dans le fait que la décision d’accorder la confiance se perd dans l’indétermination des perspectives sous lesquelles cette confiance est accordée. L’idée de « contrat social » selon laquelle des hommes libres se font témoignage de confiance entre eux ou à l’égard d’un souverain ne correspond à aucune réalité. Il est vrai qu’avec le vote, le citoyen acte sa confiance. Mais l’élection ne signifie pas que le citoyen confie un mandat de représentation de ses propres intérêts. Le vote, dans les sociétés démocratiques, signifie que l’on charge les élus du peuple de décider d’après les critères du bien commun.  C’est pourtant sur l’idée de contrat social que ces élus réclament, pour gouverner, un pouvoir décisionnel souverain.
Or on ne peut faire confiance au souverain.
La confiance que le peuple accorde au pouvoir politique ne concerne donc qu’une fraction de la société dans laquelle il vit. C’est sur cette caractéristique que se forge l’opinion répandue d’impuissance des politiques actuels et que se développe une société de défiance.
 
La défiance s’accroit quand la pratique verticale du pouvoir se heurte à des logiques de fonctionnement radicalement nouvelles.  C’est le cas de la logique de fonctionnement en réseau, c’est-à-dire horizontale. Une grande majorité des citoyens est habituée, dès son plus jeune âge à circuler de manière fluide et réactive dans les circuits de l’information numérique, ils refusent l’obscurité et la lourdeur des cheminements hiérarchiques. Les décisions que les politiques cherchent à leur appliquer sont alors immédiatement jugées avec défiance et suspicion. Les concertations, les commissions, les États-généraux et autres Grenelle sont automatiquement entachés, car ces citoyens savent que, à la fin, la décision vient toujours quelque part, d’« en haut». Les réseaux sociaux jouent un rôle majeur dans la formation de ce hiatus avec les politiques, qui est d’abord une crise de confiance dans l’organisation même du pouvoir.
 

Une nouvelle position topographique du pouvoir

Une nouvelle injonction est adressée au politique : celle de se mettre au service de la société et non de la dominer, à la manière d’une instance transcendantale, quelque peu arrogante. Ce changement de position topographique du politique sur la carte du pouvoir l’oblige à un changement de nature. Le politique est appelé à devenir un instrument de réflexivité – un miroir, pourrait-on dire – de l’activité collective de la société.
Le politique reçoit alors comme injonction de se charger ainsi d’une tâche singulière : celle de reconstruire la notion de nation, en la fondant sur la participation du peuple à sa propre histoire, une histoire en devenir, en co-création, construite pierre par pierre, par l’ensemble complexe de la collectivité. Cette construction de la nation moderne devenant alors un enjeu majeur qui sera le socle solide d’une démocratie réinventée.
 
Dans cette nouvelle modalité demandée au politique, il faut bien comprendre que la société civile ne s’oppose pas à la sphère publique, comme la pensée libérale aimerait l’entendre. Il s’agit, en réalité, d’une dynamique dans laquelle c’est la société tout entière qui retrouve une dimension politique dont le monopole de l’État l’avait privée.  Corrélativement, c’est le politique qui sort de sa sphère étatique et institutionnelle pour pénétrer l’ensemble de la société, et y trouver sa place. Ce mouvement n’est rien d’autre qu’une profonde métamorphose au sens propre du terme : c’est-à-dire l’émergence d’un nouveau métasystème plus complexe et plus riche, autoproduit et autocréé, qui à la fois possède la même identité que l’ancien mais s’en diffère par de nouvelles qualités et aptitudes. Dans ce processus de métamorphose, l’État perd son statut de force sacrée, positionnée au-dessus des citoyens intégrés dans un modèle abstrait et unique. Ce que l’on demande au politique c’est de procéder à un mouvement de bascule d’une position verticale à une position horizontale et d’entamer une mutation de sa logique d’organisation solidement structurée vers une logique d’organisation nouvelle : transversale, fluide et réticulaire. Dans cette métamorphose, c’est le processus démocratique lui-même qui opère sa mutation.
 

Nœuds de résistance

Cette nouvelle physique du politique présente des nœuds de résistances qu’il ne faut pas sous-estimer, mais qui ne sont pas inéluctables. L’un d’eux est la poussée de l’utilitarisme individuel, favorisé par l’omniprésence de l’idéologie du marché et de la consommation. Dans un monde où le point de mire politique est perdu de vue, où les valeurs ne sont plus produites par des instances consacrées, chacun tend à rechercher son propre intérêt. La société – la « dissocié-té »   – se transforme alors en un immense terrain de concurrence et de compétition où la lutte pour la survie individuelle se développe sans la moindre perspective de bien commun. 
 
La société de marché, de consommation, de publicité, d’information et de communication a créé un individu proprement narcissique, et a enclenché le déclin inexorable de la dimension du public dans nos sociétés. La dynamique de l’individualisation, l’egotrip contemporain, va alors se traduire par un certain nombre de franchissements de seuils sociaux qui ne peuvent se comprendre que si l’on a en tête l’idée que nous sommes dans une société en mutation, au point de passage entre deux niveaux, que nous nous défaisons de l’un sans encore adhérer à l’autre. Reprendre la propriété de soi devient alors un impératif pour combler un vide, ce sentiment de n’être plus rien ni de nulle part. Cette pathologie du vide prend alors des formes – on l’a vu dans les affrontements liés au mouvement des Gilets jaunes – excessivement violentes. En effet, l’individu moderne, dans les tentatives qu’il mène sur lui-même, prend la liberté de se tester jusqu’aux limites de l’ivresse, de la fracture, voire de l’auto-annihilation. Cette « intensification de soi-même » comme l’appelle le philosophe allemand Peter Sloterdijk, résulte non seulement d’un vide idéologique mais aussi plus prosaïquement d’un vide quotidien, d’un sentiment exacerbé d’échec et d’ennui. Ce vide désespéré –que l’on croit à tort être exclusif à certaines populations aux marges de la société –, engendre alors des formes de haine, de nihilisme, de révolte et de rage, qui concernent tout le monde. Les inégalités et les fractures sociales portées à leur extrême étant le carburant de cette rage.
 
L’autre nœud de résistance est l’apparition de phénomènes de réaction radicale que l’on avait crus dilués dans les miasmes de la vieille histoire. Parmi ceux-ci, il en est un qui revient sur le devant de la scène, doté d’une dimension mondiale : le populisme. En Russie, en Amérique latine, aux États-Unis, en Europe de l’Est, mais aussi en France ou en Italie, le populisme réapparaît partout. Le populisme met en relief un autre axe de fracture, un autre clivage que celui de gauche-droite ou de fascisme-démocratie. Le clivage est désormais vertical et oppose le haut et le bas, les élites et le peuple, les gens des villes et ceux des campagnes, ceux qui savent parler et les autres qui n’ont pas accès au verbe ni à sa syntaxe. C’est sur ce clivage que se fondent les populismes de toutes obédiences, qu’elles soient libérales, nationales ou sociales. Ce phénomène ne traduit pas une opposition au politique mais un éloignement par rapport à lui et un ressentiment à l’égard de ses protagonistes, perçus comme membres d’une caste close. Les populistes cherchent alors à façonner un nouveau visage de la politique, dessiné à partir de la base, du peuple, qu’ils liguent contre les tenants du pouvoir entendu au sens large : politique, médiatique, économique, culturel. Ce radicalisme populaire reflète l’hostilité de ce que le Hamlet de Shakespeare appelait « l’insolence de la charge » c’est-à-dire cette supériorité et cette suffisance de ceux qui détiennent le pouvoir.
 
Dans nos sociétés de l’accès aux savoirs et aux connaissances, celles de la multiplicité des sources d’information – qu’elles soient vraies ou fausses –, celles de la fragmentation des populations et des différenciations fonctionnelles, c’est le peuple dans toute sa diversité, qui aspire à être reconnu comme présent politiquement. Or, plus une société revendique la reconnaissance de son identité – ou, pour être plus juste, de ses identités –, moins la représentation politique fondée sur la souveraineté populaire trouve sa place et sa justification.
 

Un contrat social à réinventer

Les sociétés contemporaines possèdent la vertu de faire émerger des communautés et des réseaux qui reposent sur un principe ancien et concret, différent de celui, abstrait, de contrat social : ce principe est celui de l’association. La théorie du contrat social reposait sur l’idée que les individualités pouvaient s’émanciper, s’arracher en quelque sorte à leur communauté d’appartenance pour se fondre dans une unité nouvelle reposant sur le lien social. Les grands sociologues tels que Durkheim ou Georg Simmel avaient bien remarqué que cette idée était une illusion car la réalité humaine exige qu’avant le contrat, il y ait nécessairement association et que le contrat ne fait que la présupposer. Cette illusion a été entretenue par les théoriciens du contrat, et notamment les libéraux, qui ont laissé croire que le contrat dispensait de l’association. Or, si on lit Rousseau attentivement, on observera que le mot ‘association’ est à presque toutes les pages de son Contrat social et que les mots ‘contrat’ ou ‘démocratie’ y sont singulièrement rares. Le contrat n’est pas fondateur de la démocratie et s’il n’y a pas association, il n’y a pas démocratie.
 
Le rôle politique des associations au sens large – le mouvement des Gilets jaunes en est une expression, spontanée et protéiforme –prend aujourd’hui une véritable ampleur et fait d’elles non seulement des organes de représentation nouveaux, des réanimateurs du lien social, mais aussi des acteurs porteurs de droits et défenseurs de valeurs, pouvant agir en contrepoids plus ou moins légitimement reconnu face aux pouvoirs. Ce mouvement devrait être apprécié par les politiques comme une opportunité et être utilisé comme un effet de levier particulièrement efficace dans leur façon de gouverner. Pourtant, les politiques perçoivent ce mouvement de fond comme un obstacle, voire une entrave à leur action. Car, il est vrai que s’associer c’est aussi être plus fort pour s’opposer. Pour certains, c’est en effet une manière de s’insurger contre le rouleau compresseur de l’homogénéisation des sociétés et de l’individualisme de masse.
Pour exister et formaliser leurs revendications et leur action, les associations – au sens classique du terme – ont traditionnellement besoin d’un cadre de référence plus ou moins institutionnalisé : le parti, le syndicat, le club, la structure associative. Ces structures sont reconnues par la société et ont généralement pignon sur rue. Mais l’association d’individus peut prendre d’autres formes qui déroutent l’action politique. Par surcroît, les technologies numériques ont fait apparaître de nouveaux modes associatifs, instantanés et hyper-réactifs, particulièrement redoutables. Les réseaux sociaux permettent de regrouper, quasiment en temps réel, plusieurs milliers de personnes associées vers un but commun, par exemple une manifestation ou une pétition. Il s’agit ici d’une tendance de fond qui investit tous les rouages de la société et menace in fine les pratiques gouvernementales traditionnelles. En effet, ces nouvelles formes associatives échappent aux logiques politiques habituelles ; elles ne se définissent pas par un dedans et un dehors, comme le font généralement tous les collectifs, mais par la densité des liens qui pulsent en leur sein. Elles n’ont pas nécessairement de représentants, elles ne se définissent pas par la nature de ceux qui les composent, mais par l’esprit qui les anime. Ce sont ces formes nouvelles que l’on voit, à différentes échelles et aujourd’hui, symptomatiquement, sur les ronds-points.
 
On assiste ainsi à l’émergence d’initiatives individuelles ou plus ou moins organisées, dans tous les secteurs du spectre politique. Ce sont le plus souvent des initiatives portées par des citoyens impliqués, qui ont la volonté de faire bouger les lignes en mobilisant leurs pairs. Ils sont innovateurs car ils explorent volontiers de nouvelles pistes, ils sont créatifs en imaginant des communautés de pairs qui valident leurs idées et leurs intentions, ils inventent des organisations, des méthodes, des lieux et des réseaux où ils peuvent se déployer. Leur posture n’est pas nécessairement celle de la revendication ou de l’opposition ; elle peut être aussi celle d’une volonté de co-création avec les instances décisionnelles plus institutionnalisées. Ce faisant, ils sont farouchement attachés à leur indépendance, luttant contre les dérives que représenteraient à leurs yeux toute tentative d’instrumentalisation.
 
 Le réveil du principe d’association sous des formes multiples et souvent créatives est le symptôme majeur de cette mutation de la démocratie qui contribue à faire émerger une « société politique » ; ce phénomène intègre l’idée d’une multiplicité de représentations dans la démocratie représentative et ménage, par des organismes de représentation intermédiaire, des passages entre les individus et la décision politique publique. Le rôle politique des associations prend ainsi une véritable ampleur et fait d’elles non seulement des organes de représentation nouveaux, des réanimateurs du lien social, mais aussi des acteurs porteurs de droits et défenseurs de valeurs, pouvant agir en contrepoids légitimement reconnu face aux sphères fonctionnelles des sociétés. Dans ce cadre, le politique doit apprécier ce mouvement comme une opportunité de mettre en œuvre une politique créative et l’utiliser comme un effet de levier dans sa démarche d’innovation ouverte.
 

La solution délibérative

Ce nouvel esprit de la démocratie d’une société politique se cristallise aujourd’hui dans un « idéal délibératif » qui prend des formes multiples mais encore incertaines parce qu’il touche au cœur les fondements mêmes de la légitimité politique. La philosophie de la démocratie délibérative s’inscrit dans le chemin tracé par Jürgen Habermas selon lequel la légitimité de la norme et de la décision politique ne peut être assise que sur un processus de délibération inclusif et équitable. Selon cette idée, tous les citoyens peuvent participer à la délibération et y coopérer librement.  Cette idée est révolutionnaire dans le sens où elle s’oppose fondamentalement à la fois aux conceptions républicaines traditionnelles qui affirment le monopole de l’élu sur l’intérêt général, et aux conceptions libérales qui construisent l’intérêt général comme une agrégation plus ou moins négociée d’intérêts particuliers.
 
Cette idée fait aujourd’hui florès au point de devenir un troublant « impératif délibératif » recouvrant une multitude de procédures et de dispositifs hétéroclites : débats participatifs, jurys de citoyens, comités de sages, conseils de quartier, conférences de consensus, et aujourd’hui Grand Débat national.
L’idée délibérative est certes un progrès démocratique puisqu’elle permet l’expression du peuple en dehors des rendez-vous démocratiques programmés par les institutions ; mais elle bute sur un point crucial : les portes de la décision lui sont fermées ; la décision reste le monopole des représentants. Or à quoi sert-il de délibérer si ce n’est dans une perspective d’action ? Réduite à la simple participation au discours public, la démocratie délibérative permet certes au système politique de mieux connaître son environnement sociétal. Mais elle peut rapidement s’étioler en simple technique managériale des rapports sociaux ou en forme moderne de « gouvernance ». La cosmétique délibérative ou participative masquant ainsi, dans une nouvelle forme de marketing politique, la reconduction des rapports traditionnels de fonctionnement du politique. L’idée de démocratie délibérative ne sera aboutie que lorsqu’elle intégrera la force contraignante de cadres normatifs permettant la mise en œuvre de processus décisionnels.
 

De délibérative et participative, la démocratie doit devenir collaborative

Cette démocratie, collaborative, située à plusieurs échelons de la société et à plusieurs moments du processus délibératif, exige de nouvelles formes d’organisation. Dans toutes les hypothèses, si l’on admet que le social est indissociablement lié à la citoyenneté, c’est-à-dire à l’exercice du pouvoir politique, de nouvelles formes plus adaptées d’expression et de collaboration à la vie publique doivent être trouvées. Le chantier de la démocratie collaborative ouvre un immense espace au sein duquel les citoyens ne sont pas de simples porteurs d’intérêts catégoriels mais les constructeurs identifiés et actifs d’un échange continu. Il s’agit là d’un processus d’apprentissage réciproque, de co-création, d’innovation ouverte, de traduction de savoirs et non d’agrégation massive ou de délégation de pouvoirs à des « spécialistes », experts ou politiciens. À l’opposé des décisions tranchées par une majorité, par des professionnels de la politique ou par des experts, il s’agit ici d’une construction mesurée, prudente et concertée, une démarche active et ouverte, toujours révisable en fonction des incertitudes et des aléas du monde.
 
Pour faire émerger cette démocratie collaborative, il revient au politique d’en favoriser et faciliter les modalités d’expression qui sont aussi riches et variées que les technologies de l’information et du numérique le permettent aujourd’hui et le favoriseront encore mieux demain. Les principes de son action sont orientés de trois façons principales : d’abord en construisant une structuration du dialogue collectif par problématique ou par thématique et non par position partisane ou type d’argumentation. Ensuite en facilitant l’accès aux informations pertinentes et en partageant ainsi le contexte, afin de produire une démarche dialogique constructive et ouverte apte à faire émerger les idées et les pratiques les plus avancées. Enfin en mettant à la disposition de tous les acteurs des instruments d’organisation, d’expression, de consultation et d’action, situés à différents niveaux et échelles de la société. Cette construction nouvelle implique la délibération et l’initiative de l’action, qui ne viendront jamais en concurrence avec les pratiques représentatives traditionnelles, mais en complément, et dans une logique d’enrichissement et de vigilance confiante.
 
Ces contraintes nouvelles de la pratique politique doivent être comprises non comme des obstacles encombrant l’action, mais comme des « faits institutionnels » profondément implantés au sein de la société et générateurs de faits sociaux originaux. Cette démocratie collaborative, créative, active et responsable, participe ainsi de l’implantation historique d’institutions et de leurs acteurs concernés. Ceux-ci, en engendrant de nouveaux faits sociaux, s’implanteront à leur tour, en une spirale dynamique, dans de nouvelles institutions, pour réinventer la République. L’enjeu du Grand débat national qui s’ouvre en France est de cet ordre. Le Président de la République joue gros car, passer à côté de cette opportunité représente un risque majeur : celui d’amplifier les frustrations, les rancœurs, la défiance et sans doute une haine immaîtrisable.
 
 

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