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La troisième mort de celui qui ne voulait pas être prophète

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Paule Pérez est philosophe et psychanalyste ; elle apporte ici son point de vue innovant sur l’actualité et le traitement de l’information. Tant il est vrai que les « nouvelles » ne le sont pas pas toujours. Répétitions, refoulements, retournements, formations de l’Inconscient, transmissions inattendues, dénis y abondent, autant que distorsions, surdités, aveuglements ou étourderies. Parfois il suffit de modifier à peine l’angle de vue ou de s’attacher à un mot plutôt qu’à un autre, pour que le champ s’élargisse, s’approfondisse… 
So many small differences, which enlighten us differently.

On a tout récemment été informés des actes de destructions au musée archéologique de Mossoul, ville bâtie sur l’ancienne Ninive. Cet événement a été précédé (juillet 2014), par une autre destruction à l’explosif dans la même ville : celle de la sépulture du prophète Jonas, qui fait l’objet d’un livre de la Bible.

Dès lors, comment ne pas revenir à l’évocation de cet homme de paix, dont le nom signifie « colombe »…
En voici le résumé : « Dieu est mécontent des conduites des habitants de Ninive et ordonne à Jonas d’aller y remédier. Jonas est un homme discret il ne veut pas être investi d’une telle mission, il prend peur et s’enfuit sur un bateau qui essuie une violente tempête. Il ne fait pas mystère à l’équipage de sa fuite devant Dieu, et s’en trouve jeté à la mer qui aussitôt se calme. Il est avalé par un mastodonte marin, qui sur ordre divin finit par le vomir sur la terre. Sur une nouvelle injonction, il part à Ninive et accomplit sa mission. Les habitants reviennent de leur « mauvaise voie », Dieu ne les punit pas, Jonas s’en irrite. Dieu semble ne pas bien traiter son porte-parole, et Jonas est désespéré. Dans un trait vif, où l’on peut saisir pourtant une tendre ironie, Dieu l’invite à peser les situations… »

Au début Jonas ne veut pas être prophète, ne veut pas être l’ambassadeur de Dieu. Il ne brigue rien. Lorsqu’il exerce son libre arbitre, il est rattrapé et lorsqu’il finit par accomplir les ordres dictés, il se sent lâché par Dieu, qui de surcroît ne lui a témoigné aucune gratitude.

La sépulture qui a été violemment profanée, détruite est celle d’un homme qui apparait dans le texte comme un homme du commun, « actuel » en quelque sorte. Quelqu’un de « normal », plutôt réservé, modéré, qui connaîtrait ses limites et ne s’embarquerait pas dans de folles entreprises. Qui n’est pas attiré par l’honneur que lui fait Dieu en le choisissant. Certes, Jonas peut être aussi bien à considérer comme un égoïste indifférent, que comme un gars honnête : la seule chose que le texte nous révèle, est que son père se nomme Amitaï, nom qui contient le mot « vérité ».
Jonas serait en quelque sorte pour le lecteur d’aujourd’hui un composite de l’honnête homme de l’âge classique, un « homme sans qualité » et un peu aussi un « Bartleby » qui préfèrerait s’abstenir. On n’est pas loin non plus des figures de l’absurde d’Albert Camus.
Jonas est une personne complexe, et sans doute un type tolérant. C’est sa tombe qu’on a détruite.

Le fanatisme ne connaît pas l’équivoque, la complexité, le paradoxe, l’insaisissable, le contradictoire qui sont au cœur de nos existences. S’il les croise, ils font l’objet de ses plus grandes craintes et lui inspirent ses pires vindictes.
C’est là la première pensée qui nous viendrait à l’annonce de l’attaque contre le symbole et les restes de l’homme Jonas qui, s’il fut prophète, le fut sous la pression des événements et sans gloire. S’il ne s’agissait que de ceci, cela nous suffirait à prendre acte de l’horreur.
Ninive se trouve en Mésopotamie, comme Ur, la ville de Tharé et d’Abraham son fils. Abraham le fondateur, le père des multitudes à la descendance « aussi nombreuse que les étoiles dans le ciel ». Abraham le père d’Isaac, qui se dit aussi Ibrahim : père également d’Ismaël, ancêtre lointain de l’islam. Oui, cela nous suffirait de nous en souvenir.
Mais Jonas, qui est aussi prophète en islam (Nebi Yunès) dans ses composantes modernes, dans ses doutes, son retrait, ses trouilles, ses hésitations, sa justesse et sa distance d’homme non engagé, devient justement l’homme à abattre.
Naturellement sobre dans sa piété, il semble sans ferveur et fuirait le prosélytisme. Mais tout de même, bien qu’il ait obéi et se soit plié à la volonté divine quand il a vu avec réalisme qu’il n’avait pas le choix, il a le courage de montrer sa peine et de demander des comptes à Dieu.
Un tel homme attire la haine des fanatiques. Oui, comprendre cela nous suffit amplement.
Abraham accomplit l’injonction divine que des siècles de commentaires tentent de traduire avec la plus grande justesse et dont la moins mauvaise expression serait « va vers toi ». S’arrachant au berceau avec un petit groupe, il quitte père et mère. Il ne s’en va pas dans le projet de semer la terreur, mais pour fonder un monde en apportant la révélation du monothéisme.
Oui, cela nous aurait suffi.
Bien que Jonas, sous le nom de Nebi Yunès, soit aussi prophète en Islam, et que son nom signifie tout autant « colombe » en arabe, il connote forcément encore « quelque chose de juif ». Dans la Mésopotamie, que les juifs ont quittée en masse au milieu du 20ème siècle, le tombeau de Jonas était peut-être en somme la dernière trace du passage des juifs en ces contrées. La voici désormais détruite.

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En codicille, oserions-nous ici une dose de paranoïa : il nous est difficile de ne pas voir en effet la part de « juif » dans les récentes atteintes du fanatisme religieux ou de la simple stupidité alterophobe récurrente dans nos vieux terroirs.
Et ce, que l’on tue des êtres humains vivants ou morts. C’est à croire que pour les fous de Dieu comme pour les crétins : mêmes morts, ce qui est juif dérange encore.

Après le saccage du Musée de de Mossoul / Ninive, en Irak, voici que les armes lourdes ont détruit Nimrud. Détruirait-on Carthage en Tunisie, Persépolis en Iran, Karnak en Egypte et Carnac en France ?… Cela relève de l’impensable.
Selon Paul Valéry, “nous autres, civilisations, nous savons que nous sommes mortelles”. Et pourtant !
Quoique fassent les porteurs de mort et de feu, indélébile, la trace en revit en nos cultures, nos livres d’Histoire – et en nous-mêmes.

La transmission humaine prend les chemins qui justement nous échappent. Si les statues disparaissent, leur souvenir inexpugnable perdure, à la mesure de notre chagrin et de notre colère, dans les replis immatériels des ruisseaux souterrains de nos mémoires.

Paule Pérez is Philosophe, Psychanalyste, Editeur Revue Temps Marranes – Temps-marranes.info

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