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Substances chimiques : identifier leurs dangers potentiels n’est pas si simple

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Plus de dix jours après l’incendie, dans la nuit du 25 au 26 septembre, de l’usine Lubrizol, classée Seveso, la récolte des fruits et légumes a été interdite dans une centaine de communes en Normandie et dans les Hauts-de-France. Des doutes, la méfiance, et des zones d’ombre subsistent dans la population sur les éléments dits de « transparence » donnés par le gouvernement. Quelle stratégie globale peut-on mettre en place pour évaluer les dangers, les risques et la sécurité liés à l’exposition aux produits chimiques ? Comment percevoir les risques et répondre aux attentes de la société civile ? Comme le montre l’analyse de Greenfacts, rien n’est simple. Et les réglementations européennes sont compliquées et pratiquement toujours inaudibles, voire inappropriées, pour les concitoyens. Décryptage.

Contexte : la difficulté de dépasser la limite de nos « connai-sciences »

Les individus que nous sommes ont souvent des difficultés à faire évoluer leurs opinions bien établies, même quand des faits ou la connaissance nouvelle de faits avérés devrait y mener.  Comme certains tableaux de René Magritte nous en avertissent : « Ceci n’est pas une pipe ! », nous savons pourtant qu’aucune de nos re-présentations (mentales) de la « réalité », quelle qu’elle soit : théorie, vision, plan, concept, paradigme, hypothèse, expertise, conviction, idéal, politique, … n’est totalement conforme à « la réalité » et encore moins à la « Vérité » ! 

Chacun a en effet tendance à se construire et à ne communiquer que « sa » réalité et certains parmi les scientifiques les plus éminents n’échappent pas à ce piège. C’est le physicien Max Planck qui considérait qu’ « une idée nouvelle ne triomphe jamais, mais que ce sont des adversaires qui finissent par mourir. »

Une limite particulière qui constitue dans ce contexte un des freins majeurs à la perception, la compréhension et la maîtrise de situations complexes que nos sociétés contemporaines ont à gérer est que toute notre formation intellectuelle reste trop imprégnée du seul paradigme cartésien qui est, par essence, réducteur, dissociatif, logique, statique, hiérarchique face à un monde irréductible, global, en réseaux, dynamique, dissipatif.

Et si des démarches et méthodes complémentaires et plus intégratives – pour ne pas dire « systémiques », ce mot encore si souvent considéré péjorativement par beaucoup d’esprits dits « rationnels » – ont été développées et ont fait leurs preuves, elles ne sont toujours pas – ou si peu – enseignées … Dans son ouvrage « Le Macroscope », Joël de Rosnay explicite pourtant clairement la nécessaire complémentarité entre les deux démarches (figure 1).

Figure 1 : la complémentarité entre l’approche analytique et l’approche systémique.

Souvent c’est la méconnaissance de la méthode permettant d’intégrer la vision analytique et la vision systémique des processus complexes dans leur ensemble qui en rend difficile l’évaluation et celle des enjeux qui y sont liés.  C’est ce qui suscite dans bien des domaines des débats d’opinion qui s’éloignent parfois des faits et rendent alors les décisions réglementaires raisonnables difficiles.

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La « cas-ricature » de débat autour du glyphosate illustre bien ce manque de vision intégrative des faits objectifs : par exemple, sa classification par le Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC – OMS) comme « cancérogène avéré pour l’animal et probable pour l’homme » (catégorie 2A) est basée, selon ses propres termes, sur sa propriété intrinsèque de danger cancérogène, notion de danger que nous définirons par la suite. Par contre, la classification par l’Agence Européenne de Sécurité Alimentaire (EFSA) est basée sur le niveau de risque (la probabilité) d’être exposé à ce danger, ce qui est une notion différente et complémentaire sur laquelle nous reviendrons aussi. Contrairement à ce qui est proclamé trop souvent, les classifications de ces deux agences ne sont donc en rien contradictoires !

Entre faits et opinions, l’évolution des attentes de la société civile en matière de décisions réglementaires

Dans les dernières décennies, il y a eu une évolution de la société civile qui a multiplié les interventions de ses différentes parties prenantes dans les processus de décision et de gestion réglementaire (figure 2).

Figure 2 : l’évolution des attentes de la société civile dans la gestion des activités économiques : Le périmètre de la “valeur ajoutée” d’un produit s’est élargi et intègre aujourd’hui l’ensemble du cycle de vie

Dans un tel contexte, il est souvent difficile de combler le fossé entre les attentes justifiées de la société civile en matière d’information sur les dangers et les risques liés notamment aux produits chimiques (fabrication, transport, usages, …), et les réponses, nécessairement rationnelles et factuelles, que doivent fournir ceux qui en sont « responsables ». Ces attentes ne sont en effet pas dénuées dimensions « émotionnelles » face auxquelles ces réponses « technocrates » sont parfois considérées comme abstraites et frustrantes, surtout à une époque où faits et « opinions »  sont, délibérément ou non, mélangés et confondus (figure 3).   

Figure 3 : Le fossé incontournable entre attentes du public et messages nécessairement techniciens des « responsables » !

Cette complémentarité d’une démarche dissociative et intégrative est pourtant un élément essentiel dans la démarche d’investigation en général et toxicologique ou encore plus, éco-toxicologique, en particulier : si la toxicologie est centrée sur la protection d’une seule espèce, l’espèce humaine et sur et la protection du seul individu humain à partir d’une extrapolation des résultats de tous les tests et toutes expérimentations sur des espèces différentes d’animaux, l’écotoxicologie, par contre, est centrée sur la protection de toutes les espèces dans leurs structures, fonctions, populations et communautés, écosystèmes et toutes leurs interactions, ceci à partir d’un nombre limité de tests et d’expérimentations.

Quelle stratégie globale pour évaluer les dangers, les risques et la sécurité liés à l’exposition aux produits chimiques ?

Ce qui est proposé ici est alors une brève description de la méthode intégrative et réaliste qui est appliquée aujourd’hui au niveau européen pour l’évaluation des dangers et des risques liés à l’usage de substances chimiques ou biologiques :   

  1. identifier les propriétés intrinsèquement dangereuses des substances chimiques pour l’homme et/ou l’environnement ;
  2. évaluer les risques associés aux formes d’exposition à celle(s)-ci ;
  3. intégrer les facteurs « externes » comme le bilan risque/bénéfice lié à leur utilité, mais aussi leur acceptance sociétale (ex : tabac), culturelle (ex : consommation de viande, d’alcool, de gluten, …), politique (ex : armes), éthique ou philosophique (ex : protection animale) ;
  4. identifier les contraintes technologiques qui y sont liées (ex : substitution de produits « indispensables » (ex : substitution des réfrigérants destructeurs de l’ozone ou du climat, pesticides) ;
  5. décider d’un niveau de sécurité sociétalement « acceptable » (ex : concentrations limites de contaminants) ;
  6. Gérer les cas où l’information disponible est (encore) insuffisante que pour pouvoir décider sur base objective et incite à des précautions.

Pour s’y retrouver dans cette démarche permettant d’identifier d’une part les propriétés dangereuses intrinsèques (« dangers » d’un agent, qu’il soit chimique mais aussi physique ou  biologique), et, d’autre part, d’en évaluer les risques associés au fait d’y être exposé et de permettre de déterminer les niveaux de risques qui, dans des conditions spécifiques d’exposition, peuvent être considérés ou non comme acceptables ou « tolérables », il est utile de distinguer quatre pôles complémentaires mais souvent confondus (figure 4).

Figure 4 : Les quatre pôles permettant de structurer une approche intégrée d’un enjeu sociétal sans perdre le nord !

1er pôle : Identifier les dangers  

La notion de « danger » décrit les propriétés indésirables intrinsèquement  associées à la nature d’un élément: le sel est corrosif, la vitesse est dangereuse, certaines radiations, la dioxine ou l’alcool sont toxiques. Ce caractère dangereux dépend de l’intensité de l’exposition qui est la combinaison de la dose et de la durée ou fréquence d’exposition à cet effet indésirable. Pour la plupart des agents chimiques, mais aussi biologiques et physiques (ondes, radiations, bruit, par exemple), des analyses et des tests (éco)-toxicologiques permettent de déterminer le type d’effet, et donc de danger, et un  « niveau sans effet ». Un effet toxique est dans ce contexte tout effet « indésirable ».

Selon la sensibilité propre à chaque espèce à ces effets potentiels, Il y a cependant des différences spécifiques comme, par exemple, celles aux agents anti-infectieux ou aux pesticides par rapport à leurs cibles : bactéries, insectes, … ; ou encore, au sein de l’espèce humaine, des différences de sensibilité selon l’ethnie, le sexe ou le profil individuel (génétique, épigénétique, physiologique et métabolique), l’âge, l’appartenance à des populations fragilisées ou malades.

Des différences dans les processus physiologiques d’élimination et d’excrétion des substances, naturelles ou exogènes peuvent ainsi influencer significativement la toxicité intrinsèque d’un agent (bio)chimique.

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Au sein d’un organisme, des enzymes spécifiques ont pour fonction de favoriser l’excrétion des substances chimiques, tant celles ayant une activité physiologique comme les hormones, que celles absorbées par l’organisme (l’alcool, par exemple), ceci en modifiant leur structure pour les rendre plus solubles dans l’eau, et donc dans l’urine. Ces enzymes sont essentiellement actifs dans le foie, mais aussi dans les reins, les poumons, le tractus gastro-intestinal.

C’est par ce processus métabolique que l’organisme élimine les substances exogènes peu ou pas solubles dans l’eau et susceptibles de s’accumuler dans les membranes cellulaires et les graisses. Par exemple, en transformant le benzène insoluble dans l’eau en phénol facilement excrété. Paradoxalement, ce processus est néanmoins celui qui génère parfois les substances réellement toxiques et/ou cancérogènes. Comme en formant le DDE à partir du DDT ou les formes « époxy » du benzène ou celle du benzopyrène, des hydrocarbures polycycliques présents dans la fumée de cigarette, qui sont les substances intermédiaires réellement toxiques et cancérogènes. A noter que l’identification du profil individuel d’élimination métabolique est aujourd’hui aussi de plus en plus pris en compte pour optimaliser les traitements de chimiothérapie, souvent très toxiques.

Les propriétés dangereuses intrinsèques d’une substance sont donc caractérisées à partir de différents types de données toxicologiques expérimentales obtenues par une série de tests prédéfinis. Ces bases de données sont obligatoires pour obtenir une autorisation de leur mise sur le marché comme le Règlement européen REACH ; elles portent sur la toxicité aiguë et la toxicité chronique (résultant d’une exposition prolongée d’animaux de laboratoire) par voie orale et, si approprié, par inhalation : et permettent de définir un « niveau sans effet (indésirable) » ; elles intègrent aussi des données spécifiques sur leur caractère cancérogène, mutagène et toxique pour la reproduction ( « CMR ») : le cas échéant pour des substances existant déjà sur le marché ou présentes dans l’environnement, des données épidémiologiques (analyse d’exposition de populations humaines) et/ou toxicologiques complémentaires.

La toxicologie est donc une science pluridisciplinaire par nature qui implique, pour rassembler ces données, les multiples disciplines des sciences pharmaco-médicales tant humaines que vétérinaires :

pharmacologie, pharmacocinétique, (histo)pathologie, hématologie, … ; toxicologie analytique, « in vivo » et « in vitro » ; toxicologie expérimentale et toxicologie clinique : toxicologie des expositions aiguës et à doses répétées : subaiguë, subchronique, chronique, multigénérationnelle ; chimie clinique, toxicologie cellulaire, génétique (et « omique ») ; immunotoxicologie, toxicologie de la reproduction, cancérologie ; toxicologie des mécanismes d’action et toxicologie épidémiologique ; bio-statistiques et modélisations mathématiques.

La toxicologie s‘applique alors à l’évaluation de tous les agents, qu’ils soient physiques (ondes, radiations, …) , chimiques ou biologiques,  y compris bien sûr les médicaments et/ou dispositifs médicaux et les produits chimiques industriels et phytopharmaceutiques (insecticides, herbicides, fongicides, …), les additifs et contaminants, toutes les substances potentiellement ou réellement présentes dans les produits alimentaires et les matériaux d’emballage, biens de consommation, les produits industriels et ménagers, cosmétiques et produits de soins personnels,  ceci au stade de la fabrication, de la distribution, de l’usage ou des déchets et, au-delà, les organismes génétiquement modifiés,

Pour évaluer la toxicité potentielle de ces agents vis-à-vis de l’environnement et des écosystèmes, on va en identifier en laboratoire et de façon reproductible la toxicité potentielle sur des organismes-type représentatifs de chaque niveau trophique. Ces tests de base sont réalisés sur des organismes aquatiques, ceux-ci étant plus facilement standardisables et reproductibles, et ont démontré leur caractère réellement représentatif : 

  • pour les végétaux : micro-algues (algues bleues – vertes, diatomées) ;
  • pour les crustacés et mollusques : lentilles d’eau (daphnies) ; 
  • pour les mammifères : poissons : (truites arc-en-ciel, poissons exotiques d’aquarium) ;
  • pour les microrganismes en charge de la biodégradation : bactéries spécifiques ou échantillons de « boues » de station d’épuration.

Quand il s’agit de produits délibérément destinés à être diffusés dans l’environnement (produits phytosanitaires particulièrement) ou présentant une préoccupation particulière, des tests complémentaires sont réalisés sur d’autres espèces-cibles : oiseaux, mammifères terrestres, abeilles, … 

Pour définir la valeur limite acceptable d’exposition à une substance, naturelle ou non, présentant des effets potentiellement dangereux ou indésirables, on établit à partir des résultats de la batterie de tests évoquée ci-dessus le seuil de concentration à partir duquel ces effets indésirables peuvent s‘exercer.

Une marge (ou facteur) de sécurité est toujours incluse, marge qui tient compte des différences possibles entre espèces, entre individus et aussi des différences entre les observations en conditions expérimentales et la diversité des conditions réelles, humaines ou environnementales. Ce facteur est  généralement compris entre 100 et 1000, en fonction notamment du nombre et types d’études d’essais effectués, du type d’effet (irréversible ou non), du degré de fiabilité des connaissances acquises sur les propriétés dangereuses  de la substance concernée (figure 5 ).

Figure 5 : Le degré de signification des facteurs de sécurité 
Dans le cas du risque de collision sur autoroute, le facteur de sécurité est de 2 : 2 traits de 25 mètres ou 50 mètres. Toutes choses étant égales, si le facteur de 100 appliqué aux substances chimiques y était appliqué, cela permet d’apprécier ce que serait la distance de sécurité entre deux véhicules :  2,5 km

Les méthodes d’évaluation des dangers prennent largement en compte les effets potentiels qui procurent le plus haut niveau de préoccupation, comme par exemple les effets immunologiques, la sensibilisation respiratoire, la cancérogénicité ou la toxicité pour la reproduction. Pour appréhender le danger de toxicité potentielle de mélanges de substances (effet dits « cocktails »), la règle de l’additivité des doses est généralement appliquée, de nombreuses études ayant en effet montré que, dans la plupart de cas, cela répond à la réalité des faits, malgré d’éternels débats à ce sujet.

Actuellement, le débat est particulièrement exacerbé par les questions liées aux expositions à faibles doses aux substances soupçonnées d’exercer des effets dits de perturbation hormonale : les fameux « perturbateurs endocriniens » (PE). La nature exacte des modes d’action de ces effets n’est cependant toujours pas claire, même lorsqu’un lien a été démontré entre un effet indésirable et l’exposition à un PE spécifique. La période d’exposition est un facteur important, comme dans l’utérus ou pendant les premiers stades de la vie néonatale. Et parfois il s’agit de situations d’exposition difficilement extrapolables à l’ensemble d’une population.

La difficulté actuelle de définir des seuils de danger pour les substances produisant ce type d’effet tient pour beaucoup à la multiplicité potentielle de ces effets et à l’absence encore d’une batterie de tests (éco)toxicologiques fiables qui permettrait une identification claire de ces dangers. Le même problème se pose en ce qui concerne les « nanomatériaux ». Nous verrons plus loin comment faire face à ces « incertitudes » particulières sur la nature même d’une propriété dangereuse.

2ème pôle : Evaluer les risques

Il s’agit alors d’établir le rapport entre le danger intrinsèque d’une substance et le risque potentiel d’y être exposé. C’est une étape critique qui est souvent mal interprétée du fait de la confusion, (parfois délibérée ou non) existant souvent entre les deux notions.

Le risque est donc lié au niveau d’exposition à un agent ayant des propriétés dangereuses ou indésirables ; le degré de risque dépend alors d’une combinaison de la fréquence d’exposition et de l’intensité de l’exposition :

Risque  =  Danger   x  Exposition

Le risque est donc défini comme une probabilité d’exposition à un danger.  Les niveaux d’exposition réels (mesurés ou calculés) ou attendus sont comparés aux seuils de danger (figure 6). Cela en y intégrant le degré d’incertitude compris dans les facteurs de sécurité évoquée plus haut mais aussi  les caractéristiques du niveau d’exposition potentiel de populations spécifiques (« qui ?? » : professionnelles, grand public, écosystème) et intègre aussi une dimension « géographique » (« où ?? » : usine, habitat, lieux publics, …).

Figure 6 : L’évaluation d’un niveau de sécurité par la comparaison entre seuil de danger et niveau de risque d’exposition

A la différence d’un danger qui est intrinsèque à une substance et ne peut être modifié, le risque d’y être exposé peut souvent être maîtrisé par des mesures de prévention des sources d’émissions ou de protection, ceci en analysant le « comment ?» et le « pourquoi ?» de cette exposition.

Pour les produits chimiques ayant des modes d’action différents (agissant indépendamment), aucune preuve solide n’est disponible que l’exposition à un mélange de ces substances produise des effets « multiplicateurs » et constitue un problème de santé ou pour l’environnement si, globalement, les niveaux d’exposition à l’ensemble de ces composés chimiques sont inférieurs à leurs niveaux sans effet. Alors que beaucoup de toxicologues ont rêvé de faire carrière en établissant de tels effets multiplicatifs[1] (« effets cocktails »), dans les nombreux cas étudiés plus spécifiquement, il a en effet été établi par plusieurs rapports plus récents que l’addition des doses (ou concentrations) surestime même légèrement la toxicité réelle de leur mélange. Ceci suggère que, dans l’ensemble, l’utilisation du concept d’additivité des doses ou concentrations pour l’évaluation des risques sanitaires liés aux produits chimiques, même via des mécanismes de toxicité encore inconnus, est globalement suffisamment protecteur[2].

Le cas des substances suspectées d’exercer des effets de perturbation  hormonale.

 Aux faibles niveaux d’exposition rencontrés, il n’y a aujourd’hui toujours que des preuves limitées que certaines de ces substances exerçant potentiellement un effet de perturbation hormonale (danger) soient à l’origine de risques pour la santé rencontrés chez l’homme : baisse de la qualité du sperme et de la fertilité, fréquence accrue de certains types cancers, augmentation du nombre d’avortements spontanés, anomalies congénitales des organes sexuels, … 

Les études expérimentales indiquent que de tels troubles du système endocrinien surviennent à des niveaux d’exposition qui semblent plus élevés que les seuils d’exposition actuels ou établis comme acceptables.

Ces effets justifient cependant la préoccupation que l’exposition simultanée à différentes substances douées de propriétés de perturbation hormonale puisse produire des effets indésirables, parfois même aux faibles niveaux d’exposition rencontrés pour chaque substance individuellement.

L’Union européenne a établi dans ce contexte une liste de 300 substances prioritaires potentiellement susceptibles de perturbation endocrinienne, ce qui montre que cette question est prise très au sérieux et le débat reste particulièrement exacerbé par les questions liées aux effets potentiels des « perturbateurs endocriniens » à de faibles doses. 

Pour les effets sur les systèmes écologiques (l’« environnement ») en particulier,  un rapport indique cependant que l’exposition à des mélanges de substances dissemblables agissant à des concentrations faibles, mais potentiellement pertinentes, devrait être considérée comme un problème possible, même si chacune des substances est présente individuellement à des  “concentrations prédites comme sans effet” (Predicted No Effect Concentrations, “PNEC”).

Il est donc toujours nécessaire d’améliorer les méthodologies expérimentales et les connaissances, ainsi que de développer des approches plus intégratives ou systémiques pour l’évaluation des risques écologiques dans les conditions réalistes de la multiplicité des interactions liés à l’exposition dans l’environnement aux mélanges de substances chimiques.

 

3ème pôle : la sécurité et la maîtrise des risques

Puisqu’un risque d’exposition à des agents potentiellement dangereux peut être réduit et donc souvent maîtrisé, sur base des niveaux d’exposition anticipés, évalués ou mesurés, de telles mesures de réduction de risque peuvent être identifiées, proposées et appliquées : modification du processus de production, dilution des produits, restrictions des usages, formations des utilisateurs, isolement et maîtrise des sources d’émissions, moyens de protection personnelle en milieu professionnel : casques, tenues, masques, ventilation, hygiène, …

  • En industrie, la maîtrise des risques intègre aussi la conception et la conduite de stratégies et d’études toxicologiques complémentaires et d’une documentation précise sur les dangers et les risques associés à la sécurité des produits : dossiers, fiches de données de sécurité et de matériaux, classification et étiquetage, scénarios-types d’exposition dans certaines applications …
  • En médecine, ce sera l’évaluation et le suivi des expositions individuelles, y compris pour les effets secondaires de médicaments, le suivi médical et la médecine d’urgence, la gestion des « poisons », la médecine légale, … 
  • Dans la vie courante, des mesures de sécurité vont de l’étiquetage des produits aux restriction d’usage dans les applications non professionnelles, des bouchons de sécurité sur les flacons de produits dangereux aux équipements de protection, …mais aussi pour d’autres types de risques de la désinfection de l’eau aux pare-chocs ou ceintures de sécurité, extincteurs dans les maisons, bassin de rétention sous les cuves à mazout, … 

Ce sont ces mesures innombrables qui permettent la plupart du temps de bénéficier des avantages souvent significatifs de nombreux produits et de leurs applications en limitant à un niveau « acceptable » leurs effets indésirables.

Un niveau de sécurité qui sera considéré acceptable doit par ailleurs aussi intégrer des arbitrages entre avantages et inconvénients liés à l’utilisation de certaines substances comme la capacité technologique de maîtriser les risques ou les contraintes socio-économiques qu’il y aurait à renoncer à leurs « bienfaits » (ex : médicaments, produits anti-parasitaires, agents conservateurs, mais aussi les GSM, les carburants fossiles voire l’alcool ou le tabac …).  Cela implique donc de prendre aussi en compte une série de références sociales et sociétales, voire culturelles ou éthiques : choix politiques, philosophiques ou même émotionnels …

Ainsi, les risques considérés comme « acceptables » ne seront pas les mêmes pour des professionnels formés et protégés et pour les simples « riverains » d’une usine ou d’un champ ; pour des médicaments et des aliments ; pour l’eau potable et pour l’alcool ou le tabac ; pour le risque automobile et aéronautique ; sur la route normale ou en rallye ; dans des pays plus ou moins exposés à d’autres risques (infectieux, de sécurité alimentaire, par exemple), en situations de guerre ou de paix, …

Si dans certains cas, des mesures de maîtrise des risques semblent insuffisantes pour respecter les niveaux de risques définis comme acceptables, d’autres options, comme la substitution de la substance impliquée doivent être considérées. Ce fut le cas ces dernières décennies pour de très nombreuses substances comme, notamment, des solvants, des pesticides organo-chlorés, le glyphosate si contesté, des additifs alimentaires ou les fameux CFC (chloro–fluoro-carbones) destructeurs de la couche d’ozone et, en particulier, pour les substances combinant les trois propriétés de Persistance dans l’environnement, de Bioaccumulation et de Toxicité : les substances dites « PBT »). 

La sécurité n’est donc pas définie par des critères absolus et la décision définissant un risque comme « acceptable » n’est pas (seulement) basée sur des considérations scientifiques ou médicales : c’est une limite de sécurité que la société choisit à un moment déterminé de considérer comme acceptable : c’est une responsabilité sociétale et donc « politique ».

4ème pôle : percevoir les risques et exprimer son opinion

La perception d’un risque n’est pas nécessairement liée à son importance objective. Le niveau de sécurité adopté sera donc plus ou moins accepté par les citoyens en fonction de la perception du risque et de son acceptation.

L’acceptation d’un risque implique en effet une dimension subjective et émotionnelle (figure 7) ; certains parfois en jouent, voire en abusent démagogiquement (« désinformation »).

Or une opinion, une « conviction », une fois formée, est très difficile à changer. Et le problème est que, trop souvent, les opinions se forgent indépendamment et préalablement à la connaissance des faits qui sont censés les alimenter …

-risque « accepté » : fumer, skier,  boire, … ;

-risque « toléré » : route, médicament, … ;             

-risque « subi » : aliment, eau, usine, pesticides, nucléaire … ;

-risque « naturel » : familier, accidentel, mémorable, spectaculaire.

                 Figure 7 : La perception toute relative des « risques » par les individus

Or un avantage ou « bénéfice » est le résultat attendu de toute activité présentant certains risques : pour manger, il fallait chasser ou il faut travailler ; pour se chauffer, il fallait couper du bois ; pour vendre, il faut fabriquer ; pour préserver sa santé (et celle des autres), il faut notamment se faire vacciner ; pour son bien-être, il faut pratiquer un sport, parfois « dangereux ».

C’est donc en amont des opinions que les faits « scientifiques » explicitant à la fois les dangers, les risques, mais aussi les bénéfices attendus, doivent être soumis aux parties prenantes.  Ces faits doivent, bien sûr, être synthétisés et mis à disposition dans un langage accessible aux non-spécialistes :  

–   fidèles et strictement factuels, y compris dans leurs limites d’interprétation ;
–   simplifiés dans leur expression (pas de jargon !) validée par des pairs.  

Comment alors mieux faire la part des choses et (faire) prendre en compte à la fois les faits, leur contexte et signification concrète et aider à forger sur cette base les opinions pour prendre des décisions réglementaires importantes ?  C’est un enjeu essentiel si l’on souhaite que les décisionnaires politiques proposent et soutiennent des mesures réglementaires qui soient à la fois raisonnables, efficaces et bien acceptées dans leur application pour ne contribution à une information objective et factuelle concernant dangers et risques.

Face à l’incertitude, le Principe de Précaution …

Certaines substances, on l’a vu, résistent encore parfois à la capacité d’analyse de leurs dangers intrinsèques, de leurs risques et de leurs conséquences : la « vache folle » ou les « poulets à la dioxine » à une certaine époque et aujourd’hui notamment le glyphosate, le fipronil utilisé dans l’élevage des poulets, le sulfoxaflor et les néonicotinoïdes toxiques pour les insectes pollinisateurs, le chlorpyrifos utilisé pour lutter contre les pucerons, les chenilles et les mouches des semis ou les encore les perturbateurs endocriniens, certains nanomatériaux mais aussi certaines ondes électromagnétiques, certains OGM ou en particulier des applications futures de la « biologie synthétique »[3].

L’objectif est alors de “gérer l’incertitude” avec précaution et de pouvoir décider et agir réglementairement lorsque les « experts » ne peuvent (encore) se prononcer formellement. Le problème dans la pratique est que les mesures prises doivent être proportionnées au risque envisagé. 

Le Principe de Précaution tel que défini par l’Union européenne[4] et reconnu  par sa mention dans le traité de Maastricht établit que : “Lorsque des éléments suffisamment étayés suggèrent qu’une activité est sérieusement soupçonnée de pouvoir causer des dommages irréversibles à l’environnement ou à la santé,  des mesures doivent être prises, même si la preuve scientifique ultime ou le lien causal n’est pas encore formellement établi avec certitude.

Dans certains États membres, comme la Belgique ou les Pays-Bas, les juridictions reconnaissent le principe de  précaution  pour  autant  qu’il  ait  été  inscrit  dans  une  loi  spécifique et en France il a été intégré dans la Constitution[5]. Il est possible alors de l’appliquer et d’interdire, de façon transitoire ou prolongée, l’utilisation d’un produit répondant à ses critères.

… et  celui de Proportion !

Mais pour cela, et comme le recommandent explicitement les « lignes de conduite » de l’Union Européenne à ce sujet, il faut pouvoir appliquer en même temps un autre principe fondamental de notre « droit » inscrit dans les textes  : le Principe de Proportion !

Figure 8 : l’indispensable équilibre entre principe de précaution et principe de proportion

Envisager la substitution d’un agent est un exemple-type de la nécessité de l’application de cet équilibre indispensable à respecter, entre Précaution et Proportion dans la probabilité plus ou moins significative de voir les effets (risques) indésirables liés à des propriétés d’un produit de se manifester. Quand se pose la question de la substitution d’une substance ayant des propriétés « indésirables », il est cependant légitime, voire essentiel, de considérer aussi si ses propriétés « désirables » ne justifient pas des usages « indispensables » tout aussi importants pour notre santé ou l’environnement voire les modes de vie auxquels nous aspirons.

Il s’agit donc de s’assurer que substituts éventuels garantissent le maintien de ces effets bénéfiques dans des applications considérées comme essentielles à notre bien-être … Par exemple, le feu, l’oxygène, le gaz en bouteille sont certes dangereux en soi, comme est risquée la surconsommation de sucre ou de sel, ou l’usage d’antiseptiques et antiparasitaires comme le DDT toujours irremplaçable face à la malaria qui tue encore[6], et toute une série de produits indispensables. Face à cela, tabac et alcool et, de plus en plus, le cannabis par exemple, dont les effets indésirables ne sont plus à démonter, restent ignorés de ces procédures de substitution …

La gestion réglementaire des dangers et des risques liés aux substances chimiques au niveau européen

Pour gérer les dangers, risques et sécurité liés aux substances chimiques au niveau européen, Le Règlement REACH adopté en 2006[7] a amélioré et harmonisé les dispositions relatives à la connaissance des propriétés des substances chimiques fabriquées ou mises sur le marché de l’Union Européenne, celles destinées à assurer la maîtrise des risques liés à leurs usages et, si besoin, à réduire ou interdire leur emploi. Pour toutes les substances chimiques, toute entreprise qui les fabrique, les importe ou les utilise doit déposer un dossier d’enregistrement auprès de l’Agence Européenne de Sécurité Chimique (ECHA). Des modalités d’enregistrement allégées sont appliquées pour certaines substances au stade de recherche ou seulement utilisées comme intermédiaires de fabrication.

Une liste annexe énumère les substances « préoccupantes » ou celles qui présentent un risque considéré comme « non maîtrisé » et leurs utilisations sont alors soumises à une procédure d’autorisation particulière et transitoire visant à éventuellement en limiter la fabrication, l’utilisation ou la mise sur le marché, voire à en interdire l’usage.

Conclusion

Des faits bien établis et un dialogue permanent entre parties prenantes sont essentiels les  pour aboutir à des décisions réglementaires pertinentes en matière d’usage des substances chimiques. La prise de décisions raisonnables implique un dialogue constant entre toutes les parties prenantes, dialogue qui contribue à la construction d’opinions intégrant une mise en contexte des différents éléments.

La démocratie repose en effet sur la transparence des choix dans lesquels les citoyens veulent à présent être considérés comme partenaires et pas seulement comme simples “administrés” ou “voisins encombrants”.  Ils attendent en effet des produits une valeur ajoutée, des services qui répondent à leurs besoins, leurs attentes, leurs désirs. Certaines de ces « attentes » (alimentation, santé, transports, énergie, habitat, tabac, vitesse, mais aussi prix de revient, emploi, etc.) ne seront rencontrées qu’avec certains inconvénients (risques) ; à quel point est-on prêt à renoncer à ces bienfaits du fait de leur caractère parfois insoutenable ?

L’enjeu consiste donc à procurer aux citoyens les moyens de comprendre et de participer activement aux processus de décisions. Mais, en retour, pour pouvoir assumer cette responsabilité, le citoyen doit savoir l’exercer et assumer son devoir de lucidité face aux faits et aux opinions qui lui sont soumis. Dans un environnement de plus en plus exposé aux opinions parfois les plus ésotériques que certains réseaux, et en particulier certains prétendument sociaux, tentent de leur infliger (« fake news » et autres …), éviter donc de s’en remettre passivement aux positions toutes faites, simplistes et parfois démagogiques. Et ne pas oublier que, quelle que soit l’influence attribuée aux « lobbys » de toutes origines, ce sont bien les « représentants élus » par les citoyens qui portent la vraie responsabilité des décisions en poussant in fine sur les boutons de vote dans les assemblées …

C’est la construction de ce dialogue pédagogique permanent qui permettra à chaque citoyen d’être prêt à : éviter l’“outrancee” purement émotionnelle ; distinguer entre danger, risque et sécurité ;    mettre en balance risques et bénéfices ; comprendre qu’accepter un risque implique de le choisir ; mettre en perspective précaution et proportion ; avoir plus confiance dans les arguments factuels que dans les opinions diverses le jour où des débats ou des crises apparaissent.  

Jacques de Gerlache, Dr Sc Pharm, (éco)toxicologue

Vous pouvez retrouver une brève présentation des notions de Danger-Risque-Sécurité et Précaution dans une vidéo d’animation :  https://www.youtube.com/watch?v=wRmfvFYDNr8

[1] Il y eut même des fraudes scientifiques importantes dans ce domaine et la revue « Science » dut  officiellement demander de considérer qu’un article fameux qu’elle avait publié à la fin des années 1990 sur des supposés effets combinés de substances organochlorées ne l’avait pas été !
[2] Les « faits saillants » proposés par GreenFacts d’un rapport de l’EFSA sur le sujet sera en ligne le 15 septembre …
[3] Des « Faits saillants » de rapport au sujet de la plupart de ces substances sont ou seront proposés sur le site www.greenfacts.org/fr/ 
[4] Communication de la Commission sur le recours au Principe de précaution, Commission européenne, COM(2000)1 http://ec.europa.eu/dorie/fileDownload.do;jsessionid=pTLtRm1Pz8hXQQpYClb609jmM3VTQqJvm1WZ9TT701CWBXyWQcyY!600366969?docId=134617&cardId=134617
[5] https://www.encyclopedie-environnement.org/zoom/principe-precaution/ http://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/IDAN/2015/573876/EPRS_IDA%282015%29573876_FR.pdf
[6] En 2015, selon l’OMS, on a encore enregistré environ 212 millions de cas et quelque 429 000 décès dus à cette maladie. http://www.who.int/features/factfiles/malaria/fr/
[7] REACH : Registration, Evaluation, Authorization and restriction of CHemicals— Enregistrement, évaluation,  autorisation t restriction des substances chimiques ? C’est le  Règlement de l’Union européenne qui a actualisé en 2006 l’ensemble de la législation européenne (plus de 40 directives) en matière de fabrication et d’usages des substances chimiques au travers d’un système intégré unique d’enregistrement, d’évaluation et d’autorisation des substances chimiques. https://echa.europa.eu/fr/regulations/reach/understanding-reach

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