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Nous sommes tous des Marranes !

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A l’occasion de la sortie de son dernier livre (1), Edwy Plenel dénonçait : « On accepte l’autre à condition qu’il ne soit plus lui-même ». Notre époque vit un étonnant paradoxe : elle veut tout à la fois effacer les signes distinctifs des peuples en les assujettissant aux contraintes d’une civilisation techno-marchande globale, et multiplier des loges de reconnaissance aux myriades de cultures qui ont façonné le visage de l’humanité pré-moderne. Dans cet esprit, la culture européenne, peut-être plus que tout autre, souhaite réconcilier sa matrice hégémonique, héritière du christianisme et des Lumières, et l’imaginaire propre et éclaté des minorités enracinées de longue date sur ses terres, ou issues plus récemment de la décolonisation.

Dans leur essai paru en 2010, Paule Pérez et Claude Corman ouvrent à des éclairages radicalement nouveaux, en développant dans la suite du drame du marranisme, leur concept de marranité.     

Autrefois doublure clandestine et infirme du judaïsme séfarade, le marranisme (2) nous a paru éclairer d’une façon tout à fait originale et créatrice cette épineuse confrontation qui tourne le plus souvent à la discorde. En ne cherchant aucune voie facile de résolution ou de dépassement, mais en s’installant au cœur même de la contrariété, la contre-culture marrane peut sans doute rénover et étendre le principe de laïcité qui régit le projet européen moderne.

La civilisation chrétienne européenne qui a dominé le monde par son commerce, son industrie et sa religion a engendré et façonné une identité culturelle et européenne.

Joseph Roth, journaliste et écrivain juif autrichien de l’entre-deux guerres, ne manquait pas de rappeler aux littérateurs nazis prompts à chercher dans les mythes germanique et les sagas nordiques un contrepoint romantique ou populiste à cette identité, sa confiance en cette dernière.

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Pour la génération de Joseph Roth, Stefan Zweig, Hermann Cohen ou Sigmund Freud, il faisait peu de doute que la culture chrétienne européenne, en dépit de son vieil anti-judaïsme théorique, eût ouvert le chemin à l’humanisme rationnel et éducatif des Lumières. Imprégnés du paradigme historique de la téléologie européenne et mettant toute leur foi dans l’éducation des peuples par la connaissance et la Raison, ces hommes avaient la conviction que le génie européen, si fécond, pouvait garrotter le mal et l’obscurantisme exaltés par les dogmes et mythologies du sang et du sol (…)

Mais l’Histoire a pris un autre cours, dévastateur, qui allait, en dépit de la défaite des nazis, briser les unes après les autres les certitudes du modèle civilisateur européen. Une autre époque a surgi, faisant place aux revendications identitaires et culturelles de peuples jusque-là considérés comme mineurs ou secondaires dans la marche en avant de la connaissance humaine et du progrès techno-économique. (…) D’autre part, l’intense processus de décolonisation en Afrique et en Orient qui suivit la seconde guerre mondiale stimula la renaissance de cultures indépendantes du modèle démocratique et technique occidental que l’Amérique du Nord, après en avoir hérité, prétendait incarner désormais pour le meilleur et pour le pire. (…)

Depuis lors, nous vivons dans une configuration radicalement opposée à celle décrite par Joseph Roth dans son article « Ondes courtes nationales » de 1933 : ce sont bien les cultures locales, les cultures populaires, liées à un coin de terre ayant façonné les hommes et les paysages ensemble, qui prévalent d’une réelle authenticité, d’une légitimité naturelle, alors que la seule forme universelle et visible d’humanité globale, la mondialisation économique, apparaît forcée et artificielle. De sorte que lorsque le libéralisme économique, décomplexé voire monomaniaque, avide de s’affranchir de tous les obstacles étatistes et de la rigidité des frontières accéléra les mouvements de populations anciennement colonisées vers les métropoles de l’Occident, il ne fit pas que favoriser l’importation d’une main-d’oeuvre bon marché. Il favorisa aussi, à parts initialement égales, un métissage sympathique des goûts, des sonorité musicales, des langues, « la world culture », et un ancrage communautaire autour de croyances, de rites et de symboles.

Le paysage européen est devenu plus cosmopolite, dans un sens plus visible et démographique, plus religieux sans doute aussi. L’émigration contemporaine est aujourd’hui associée à la croissance des « minorités visibles ». (…)

La perspective d’une configuration excentrique de singularités solidaires bat en brèche le paradigme occidental d’une grande culture missionnaire et hégémonique.

La langue médiatique a parlé de choc des cultures, comme d’une rencontre sportive ou d’une empoignade d’armées ennemies, sans peser réellement la confrontation inédite qui se faisait jour entre des singularités fragiles cherchant leur autonomie et une humanité-monde dont les principes moteurs ont perdu assurance et netteté. (…)

Maintenant, de nombreux phénomènes historiques, politiques spirituels, éthiques, culturels, identitaires se mêlent et s’interpénètrent de telle manière qu’une question aussi délibérément stupide et inactuelle que celle de l’identité nationale a fait retour sur les scènes politiques européennes.

Nous vivons en temps marranes

Mais ce qui nous préoccupe n’est pas seulement cet usage si maladroit et parfois si vil de la Nation par d’indignes héritiers de la République (3), ce qui nous préoccupe tient tout d’abord à la vision univoque de l’altérité, de l’étrangeté, de l’extériorité. Car cette altérité subie et nécessairement préoccupante, inhérente à la destinée et à la complexion de tout étranger, de tout migrant, comment éviter de la confiner, de la refermer sur des communautés soi-disant bienveillantes et facilement alliées, comment la laisser ouverte et créatrice, alors qu’au-dehors, la compétition économique, énergétique, religieuse, militaire entre les Nations fait rage et aliène en grande partie la liberté de jugement des diasporas ?

A côté des effets de discours de la reconnaissance, qui cherchent à entraîner les sociétés occidentales majoritairement chrétiennes vers l’écoute et le respect de minorités étrangères, privées de leur ancien lien à la terre sinon à la langue, nous proposons avec la marranité un « modèle » polysémique et non exclusif d’altérité ouvrante.
Ayant tout au long d’une histoire mouvementée tenté d’échapper aux suffisances et aux limites de leur propre je suis autant qu’aux persécutions de ces maniaques de l’identité clarifiée que furent les Inquisiteurs, les marranes ont construit ensemble et souvent sans le savoir, une spectralité indéfinie, une sorte de diaspora des diasporas.

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Le phénomène diasporique s’est généralisé : on ne compte plus les minorités « nationales » issues des pays du Sud et de l’Orient qui forment aujourd’hui des diasporas en Europe, mais aussi dans tous les pays riches où la main-d’oeuvre étrangère est moins bien payée, moins protégée et souvent victime des manquements tragiques à l’hospitalité des Etats-Marchés.

Nous supposons ici que la Marranité, quoique extérieure à leur généalogie historique (2), est loin d’être indifférente à ce qui les éprouve et à leurs questionnements. Et c’est à ces « étrangers » ballotés, suspectés, divisés et intranquilles que s’adresse cette réflexion d’analogie à la « contre-culture » marrane. 

Nous sommes convaincus qu »on a encore mal mesure la déflagration que fût l’ère inquisitoriale, bien au-delà de la fraction séfarade (4) du peuple juif, du trauma qu’elle a constitué, et de ses conséquences lointaines. Et c’est bien l’un des enjeux de notre recherche : dégager et privilégier les dynamiques humaines qui s’y sont réfléchies et mises à l’épreuve, pour mieux comprendre celles de notre époque actuelle. Car les similitudes sont étonnantes…

La « piste marrane », pour penser notre temps

Le fait « marrane » s’est formé sur quatre éléments constitutifs : la double perte d’identité religieuse, l’expérience du déclassement, la stratégie du secret et la pratique de l’inconnaissabilité, puis de la méconnaissance (5).(…)
C’est une culture de résistance que l’affaire marrane a généré. En ce sens, une contre-culture. De par son assimilation, sa récupération et le quasi-oubli qui s’en est suivi, elle est aussi, nous semble-t-il, à considérer comme un phénomène de culture.

A partir d’une double défaillance, celle qui porta atteinte à leur fondement spirituel, puis celle qui dans leurs migrations invalida leur espoir de citoyenneté, les marranes ont créé un spectre formé de nombreuses réponses, très diverses, aux questions auxquelles les confrontait leur difficile condition. La marranité a figuré à plusieurs titres la marque de ce qu’on qualifie aujourd’hui d' »interculturel » ; au fil des générations elle a été un vecteur de subvertissement des adhésions sans  nuance à toute posture figé, tant les marranes furent malgré eux conduits à une compétence à l’esquive et au brouillage d’identité.  Et c’est cette multiplicité même qui nous paraît fonder, bien que nous hésitions à la qualifier de modèle « anthropologique », l’idée d’une marranité contemporaine, comme un motif fondateur et potentiellement fécond.

Explorer « la piste des marranes », chercher les traces qu’ils auraient laissées derrière eux, nous a conduits notamment à une réflexion sur les identités pré-occupantes, capables d’ouvrir à une transversalité, au lieu de se refermer sur des « assurances communautaires » – ou sur une acceptation illusoire de l’intégration.

L’échappée marrane, contre-culture, culture de résistance e de survie, a permis de constituer de nouveaux objets de pensée à partir du caché, du « méconnaissable », de l' »insu », de ce qui se placerait, pour ainsi dire, juste en contiguïté avec le principe de l’identité : se rappeler l’urgence à toujours interroger de l’intérieur ses propres sources, la part opaque ou refoulée, voire déniée, de sa prédestination, sa généalogie. Ceci, et c’est pour nous le plus important, a généré de nouveaux « modes d’être » qui se sont avérés subtilement transmissibles. Cette culture marrane nous semble d’autant plus pertinente à questionner que nous vivons en des temps marranes, c’est-à-dire des temps troublés, des temps de rupture, de déclassements, d’exils, de déracinement, de confusion des langues, des croyances, des sexes et des genres ; des temps qui, de par leurs trouées, leurs manques, font surgir ce qu’ils ont d’émancipateur, de subversif, de facteurs d’espérance.

Paule Pérez, Philosophe, Psychanalyste, Essayiste, Editrice
Claude Corman, Médecin Cardiologue, Essayiste, Editeur

Extraits de « Contre-culture marrane, ses apports aux questions contemporaines » – 2010 – Numéro hors-série de la revue Temps marranes
www.temps-marranes.info

(1) Livre « Pour les musulmans » – Ed La Découverte – Sept 2014
(2) « Marrano », porc, fourbe, traître,… c’est de ce terme qu’on qualifiait, dans les royaumes espagnols et portugais,au XVe siècle les juifs convertis de force au christianisme, qui étaient suspects de mener une vie spirituelle double, c’est-à-dire de pratiquer la religion catholique à l’extérieur et de « judaïser » en secret à la maison, dans l’univers fanatique de l’Inquisition créé par la papauté dans le projet de faire du catholicisme la religion unique.
(3)… de Renan
(4) Celle issue de la péninsule ibérique (en hébreu, Séfarade signifie Espagne)
(5) Voir l’essai « Sur la piste des marranes », de Claude Corman – Ed. du Passant 2000 (N.D.A.)

 

 

 

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