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Umberto Eco

Umberto Eco: « On voit la technologie comme de la magie »

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« La disparition d’Umberto Eco fait baisser à elle toute seule la moyenne du QI planétaire ». C’est ce qu’affirme Martin Lessard spécialiste canadien de l’Internet et des réseaux sociaux dans le texte qui suit et qu’il nous a confié.
L’émotion suscitée par la mort de l’auteur d’Au nom de la Rose est considérable. Les réactions rendent hommage d’une façon unanime à son intelligence, son érudition, son talent romanesque et son humour. Umberto Eco était, avant d’être auteur à succès, un sémiologue. Son sens des signes, des médias et de l’information ne l’a jamais quitté. À ce titre, il était un observateur impitoyable de notre ère numérique.

Science, technologie et magie

Dans un discours prononcé à Rome en 2002, que l’on retrouve dans son livre À reculons comme une écrevisse, Umberto Eco développait une critique acerbe des médias dans leurs relations à la science et à la technologie.
 
La technologie est ce qui donne tout, tout de suite, alors que la science procède lentement »
 
Cette différence fondamentale lui fait dire que la technologie, pour le commun des mortels, a à voir avec la magie. Qu’est-ce que la magie ? Il répond : c’est « la présomption de pouvoir passer directement d’une cause à un effet par un court-circuit, sans effectuer les passages intermédiaires ». Il poursuit : « Je pique une aiguille dans une statuette de l’ennemi et celui-ci meurt, je prononce une formule et je transforme le fer en or, j’évoque les anges, et par leur intermédiaire, j’envoie un message. […] La magie ignore la longue chaîne des causes et des effets et, surtout, ne se soucie pas d’établir, par de multiples contrôles, s’il y a un rapport entre cause et effet ».
 
Pour Umberto Eco, « la technologie fait tout pour qu’on perde de vue l’enchaînement des causes et des effets » et ainsi, « l’utilisateur vit la technologie de l’ordinateur comme magie ». La technologie cache à nos yeux ces passages intermédiaires qui relient la cause à l’effet. J’appuie sur ce bouton et je peux broadcaster live sur le web. C’est franchement magique.
 
Il pourrait paraître étrange que cette mentalité magique survive à notre ère, mais si nous regardons autour de nous, on voit que partout elle est triomphante ».
 
Serait-ce un effet secondaire de l’insertion de la technologie dans tous les pans de notre vie ? La technologie nous cache bien les liens entre causes et effets. Pas étonnant qu’on se mette à nier ensuite le réchauffement climatique, à vouloir voter pour ce bouffon nommé Trump comme candidat à la présidence des États-Unis, ou à ne plus voir les conséquences des coupures – au nom de l’austérité – dans l’éducation de la génération de demain.
Et ensuite, on se fait croire que la technologie va nous régler tout ça.

Les médias rendent la science magique

Les médias, coincés entre l’audimat et le besoin de faire vite, participent à la dispersion de cette fausse croyance. Ils ont besoin d’un processus simple à expliquer : « le court-circuit toujours triomphant entre la cause présumée et l’effet espéré » sera toujours plus fort, plus vendeur, plus sexy.
 
En effet, [les médias] tiennent [les scientifiques] pour des magiciens qui, cependant, s’ils ne produisent pas immédiatement des effets vérifiables, seront considérés comme des bons à rien, tandis que les magiciennes, qui produisent des effets non vérifiables, mais qui font de l’effet, seront honorées dans les talk-shows » [À Reculons comme une écrevisse, Grasset, 2006, p.140]
 
Cette tendance est trop forte pour être renversée. Les contenus en ligne, aussi, sont condamnés à dériver dans ce sens. Pour être lus et pour circuler, ces contenus devront comporter des promesses magiques. Internet n’a pas rempli les promesses utopiques de rendre les citoyens plus sages.

Internet est dangereux sans éducation

Umberto Eco n’a jamais caché son inquiétude devant une société qui propose à tous un accès universel à l’information. L’accès à l’information, au sens large — c’est-à-dire la télévision, la presse, la radio, internet — n’apporte pas des bénéfices pour tous, selon qu’on soit culturellement pauvre ou riche.
 
Ainsi « La télévision fait du bien aux pauvres et fait du mal aux riches » dit Umberto Eco. « Aux pauvres, elle a appris à parler italien ; elle fait du bien aux petites vieilles toutes seules à la maison. Mais elle fait du tort aux riches parce qu’elle les empêche de sortir voir d’autres choses plus belles au cinéma ; elle leur restreint les idées. »
 
L’ordinateur en général, et internet en particulier, font du bien aux riches et du tort aux pauvres. « À moi, Wikipédia apporte quelque chose, je trouve les informations dont j’ai besoin. Mais cela est dû au fait que je n’ai pas une confiance aveugle en lui […] » Quand on est cultivé, on est en mesure de croiser et de vérifier les sources. « Le pauvre en revanche gobe la première affirmation qui passe, et point final ».
 
Pour Eco, Internet est dangereux pour ceux qui n’ont pas le code. La télévision en comparaison semble bien meilleure. Mais à voir comment évolue Internet, on se demande si ce n’est pas déjà une énorme place de divertissement.
 
Question du Monde :  Pensez-vous que le savoir et la connaissance seront toujours diffusés par de l’écrit sur lequel on s’appesantit, ou au contraire que la culture de la vitesse, celle d’Internet, va finir par affecter notre capacité de jugement ?
 
Réponse d’Umberto Eco : « Je crois qu’il faut rétablir une culture des monastères, qu’un jour ou l’autre — peut-être serais-je mort avant — il faudra que ceux qui lisent encore se retirent dans de grands phalanstères, peut-être à la campagne, comme les amish de Pennsylvanie. Là, on garde la culture, et le reste, on le laisse flotter comme il flotte. Avec six milliards d’habitants sur la planète, on ne peut prétendre qu’il y a six milliards d’intellectuels. Il faut être un peu aristocrate de ce point de vue-là. »
 
Pour Umberto Eco, « Internet est le scandale d’une mémoire sans filtrage, où on ne distingue pas l’erreur de la vérité ».  À l’avenir, disait-il, l’éducation aura pour but d’apprendre l’art du filtrage. « Ce n’est plus nécessaire d’enseigner où est Katmandou, ou qui a été le premier roi de France après Charlemagne, parce qu’on le trouve partout. En revanche, on devrait demander aux étudiants d’examiner quinze sites afin qu’ils déterminent lequel, selon eux, est le plus fiable. Il faudrait leur apprendre la technique de la comparaison. »
 
C’est le problème fondamental du Web. « Toute l’histoire de la culture a été celle d’une mise en place de filtres. La culture transmet la mémoire, mais pas toute la mémoire, elle filtre ». Sur le Web, nous sommes dans la situation de devoir filtrer seuls une information « tellement ingérable vu son ampleur que, si elle n’arrive pas filtrée, elle ne peut pas être assimilée. »

Oublier, oublier

Umberto disait, sur un ton blagueur mais avec tout le sérieux du monde, que la fonction de la mémoire n’est pas seulement de conserver, mais aussi d’oublier. Si l’on devait tout se rappeler, on deviendrait fou.
Mais je souhaite qu’on n’oublie pas Umberto Eco.
 
Martin Lessard, chroniqueur invité de UP’ Magazine
 
Cet article a été précédemment publié dans le blog Zéro seconde de Martin Lessard
Photo : © Guido Harari/Contrasto/Redux

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