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Peut-on trouver un sens « spirituel » dans la consommation ?

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Quel est le point commun entre la tendance du « retreat », l’expérience « Light my prayer » ou encore l’application « La Quête » ? Il s’agirait du dessein des « millennials » qui s’essaient à la redéfinition des contours de la consommation en Occident. Tel Janus et ses deux visages, le consommateur serait à la fois en « quête de sens » et en « quête de modernisation » de ses rituels spirituels. Or les logiques socio-anthropologiques à l’œuvre semblent dessiner un paysage plus complexe… Décryptage.

Donner un nouveau sens à la consommation

Loin de la confusion entre les logiques de décroissance et de déconsommation, les individus aspirent à modifier leurs valeurs et leurs pratiques à travers le sens qu’ils vont donner à leur quotidien par l’intermédiaire de la consommation.

Ce phénomène donne naissance à une nouvelle génération de produits ou de services qui touche de plus en plus de secteurs, comme l’alimentaire, avec des produits dotés de vertus « spirituelles », la beauté, le religieux (un tapis intelligent qui indique le sens de la prière pour les musulmans), ou encore la lutte contre les violences faites aux femmes. Ces projets sont portés par deux types d’acteurs : des startuppers passionnés qui cultivent l’ambition de changer le monde à travers la marque qu’ils portent (Fabien Sauleman pour PouleHouse ou Tomasz Bujok et Anna Gadecka pour Bee Saving Paper). Les seconds sont des industriels qui cherchent à répliquer ce qui existe dans l’alimentation traditionnelle, par exemple, tout en capitalisant sur les leviers de croissances identifiés à travers les attentes des consommateurs (local, de saison, bio, made in France, éthique).

 

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Cette dynamique entraîne l’émergence de nouveaux visages entrepreneuriaux et sociétaux : une fraction d’individus âgés de moins de 40 ans qui redessinerait les contours des grandes métropoles, redéfinirait les logiques de consommation, tout en étant les acteurs du changement au sein des entreprises.

Qu’on le nomme « bobo », « hipster » ou même « jeune urbain créatif », il s’agit toujours de la même figure sociale : un individu qui organise toutes les facettes de sa vie en fonction des injonctions paradoxales de son quotidien, une « génération dissonance cognitive ».

Une consommation qui se veut spirituelle

Cette quête de sens à travers une consommation plus vertueuse de notre société est souvent perçue comme la matérialisation d’un bricolage de spiritualités engendré par le recul des grandes religions.

Or, la nouvelle génération qu’on nomme « millennials » serait beaucoup plus religieuse qu’il n’y paraît en Occident – les jeunes Français sont plus croyants que leurs aînés, 53 % s’identifient à une religion en 2016 contre 34 % des 18-29 ans en 2008 – avec un impact insoupçonné sur la consommation, comme sur l’innovation.

Par exemple, une recherche menée conjointement avec Max Poulain (IAE de Caen) et Olivier Badot (ESCP Europe) en 2016 et 2017, met en exergue la potentialité créatrice de certains individus que nous nommons les « créateurs de culture » (aux caractéristiques sociologiques, économiques et culturelles similaires), ayant à des degrés divers une sensibilité pour l’écologie, le développement durable, la psycho-spiritualité, la cause animale et l’engagement sociétal.

Sans conscience d’appartenance à un mouvement qui les dépasse, ils mobilisent la consommation non plus comme une fin mais comme un moyen d’atteindre un idéal de vie, et in fine, de réduire leur charge mentale du quotidien. La consommation devient un médium par lequel s’exprime leurs revendications politiques ou écologiques tout comme leurs préoccupations liées à la santé donnant lieu à des logiques de simplification à travers la recherche de praticité : faire ses propres produits ménagers, livraison de paniers alimentaires de producteurs ; construisant un discours spirituel et sensible du monde qui les entoure.

Une quête de sens non réductible aux millennials

Dès 1989, deux historiens américains Neil Howe et William Strauss utilisent pour la première fois le concept de « millennials », sans doute à mille lieux d’imaginer son impact des années plus tard, lors de sa récupération par les professionnels du marketing.

Ce concept permet de caractériser une population d’individus hétérogènes, nés de 1980 à 1995, dont les membres sont dotés « d’esprit rationnel, d’attitude positive, d’esprit d’équipe et d’abnégation ». Des études montrent par exemple qu’à peine 40 % des jeunes entre 18 et 35 ans se reconnaissent dans ce terme perçu d’avantage comme une cible commerciale. Malgré l’engouement médiatique comme industriel pour cette génération de consommateurs.

Suivant cette logique, l’entreprise Greenflex qui réalise annuellement un baromètre sur « les Français et la consommation responsable », apporte un éclairage pertinent concernant les « millennials » (résultats présentés en septembre 2018). Du point de vue de la consommation, ces individus sont « les grands témoins de l’avènement du durable » : 94 % d’entre eux se sentent concernés par l’état de la planète et 77 % tendent à faire évoluer leur consommation vers des pratiques plus durables. Mais les similitudes s’arrêtent ici ! Ils ne sont pas tous « célibataires et surdiplômés », encore moins « bobos écolos, citadins et insouciants » ; 25 % habitent en milieu rural, 10 % achètent en magasin bio au moins une fois par mois, 40 % ont arrêté leurs études au niveau bac ou avant et 50 % ne pratiquent pas le partage. Cette génération serait, d’après cette étude, caractérisée par six typologies d’individus : labels, experts, proximité, shopping, débrouilles, défiants (pour plus d’informations, vous pouvez consulter la synthèse de l’étude).

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Ces typologies, qui visent à contrer l’hégémonie actuelle pour l’unicité du concept de « millennials », vont de pair avec d’autres études socio-économiques réalisées montrant les stratégies d’adaptation de cette population à sa société : ils ne sont pas contre la notion de propriété, ils achètent cependant un bien immobilier plus tard que leurs parents. Ils ne sont pas réfractaires à posséder une voiture qui représente toujours un facteur de distinction sociale, ils l’achètent en moyenne à un âge plus avancé que les générations précédentes.

Des évolutions sur-médiatisées

Les évolutions sociétales et les aspirations nouvelles du consommateur brouillent les frontières entre effets de contexte et effets de génération et produisent un amalgame entre recherche de sens dans la consommation et quête de créativité pour les industriels ; au prisme de l’impact réel des « millennials » sur les processus d’évolution du comportement du consommateur.

Visibles dans les médias, ils occupent également des fonctions stratégiques en innovation : comme consultants ou comme chefs de projets, ils œuvrent tel le balancier de Newton. Suivant le principe des actions réciproques, l’évolution de leurs pratiques quotidiennes est surmédiatisée et entraîne de nouvelles stratégies au sein des entreprises (dues à l’évolution des pratiques des consommateurs). Stratégies elles-mêmes mises en œuvre et déployées par ces mêmes individus dans le cadre de leurs activités professionnelles.

Cette tension perpétuelle entre « faiseur » et « diffuseur » de culture n’est pas à prendre à la légère. Les grandes entreprises catalysent l’énergie de chacune des actions (personnelles et professionnelles) entreprises par ces individus. Comme l’illustre, par exemple, le rôle de diffusion des nouvelles tendances alimentaires, non pas des militants, mais par la grande distribution, selon un phénomène de récupération marketing : le lait de vache est remplacé par du lait de soja, de riz ou d’amande chez June (la marque végétale du breton Sill Entreprises), pendant que Danone rachète le leader mondial de la protéine végétale aux États-Unis, avec Whitewave, comme l’explicite Aude Kersulec pour Forbes.fr.

Cultures religieuses et consommation

Intéressons-nous à présent plus en détail à la fraction de créatifs des « millennials ». Les études quantitatives réalisées auprès des « créatifs culturels » ou celles que nous pouvons mener en anthropologie, montrent qu’il semble cavalier de réduire ces individus à un seul groupe social. Tout se passe comme si la génération avait un impact secondaire sur la « capabilité » des individus à innover et à changer les règles de la société de consommation (comme consommateur et comme professionnel). À l’inverse, des individus slashers, en reconversion professionnelle ou atypiques démontrent un potentiel créatif important, nous renvoyant vers le concept de marginalité sécante.

Ces individus rendent également compte d’une sensibilité religieuse et spirituelle singulière par rapport au reste de la population ; qui s’illustre tel un moteur de l’innovation. Au-delà d’une économie qui se ferait signifiante (un « supplément d’âme » pour les objets du quotidien ou pour celui qui consomme) pour paraphraser l’anthropologue Lionel Obadia, l’évolution des cultures religieuses auraient un impact sur les pratiques de consommation, tout comme sur les stratégies d’innovation ; permettant d’appréhender ces profils non plus par âge, mais par vision du monde.

Pour étayer nos propos, Greenflex nous a fourni les données quantitatives extraites de son baromètre annuel (données Kantar) relatives aux thématiques de la spiritualité, de la religiosité et de la quête de sens au quotidien. D’après ces données, cette fraction d’individus représente 5 % des « millennials » et moins d’un quart de la population globale française.

Ses membres représentent le groupe social qui se considère le plus comme spirituel et qui fréquente le plus régulièrement les lieux de culte. Ils trouvent néanmoins leur salut dans la consommation (plus de 35 % d’entre eux déclarent que « quand les temps sont difficiles, consommer est un bon moyen de se faire du bien », contre 27 % pour l’ensemble de la population française), bien qu’ils accordent plus d’intérêt au sens de leur quotidien qu’à l’argent qu’ils vont gagner. Inquiets face au futur, ils attribuent plus d’importance que le reste des Français au respect et à la préservation des coutumes et des croyances traditionnelles ; mais leur carrière passe cependant avant leur famille. Suivant cette logique, ils aspirent à mener une vie pleine de nouveautés et de changements. Leur socle de société n’est pas seulement digital, il est également spirituel.

Religion de la consommation et inventivité des consommateurs

La fétichisation de certains aliments comme la spiruline (aliment aux mille vertus) ou de certaines pratiques de conservation comme la fermentation (propriétés du Kombucha ou du Kéfir) s’inscrivent dans une logique d’accomplissement de soi et de mieux-être rendue possible par ces produits ; donnant lieux à de nouvelles pratiques quotidienne et à l’intégration de nouveaux rituels sociaux (retraite spirituelle, cure détox).

Certaines grandes enseignes ont ainsi capitalisé sur la dimension holistique de la consommation, à travers par exemple, des spots publicitaires qui mettent en scène l’ancrage de leurs marques dans la vie des individus. Oeuvrant telle une main invisible : Intersport ou Monoprix prétendent permettre à l’individu de s’épanouir dans tous les domaines de sa vie.

L’individu qui se réalisait autrefois grâce à la religion semble avoir retrouvé dans la consommation et dans l’innovation une dynamique similaire.

Pour Julia Kristeva et Bruno Latour, « la religion structure les individus et leur relation au monde. Cette structure intérieure joue évidemment un rôle dans leurs représentations scientifiques ». La société a mis en tension les oppositions entre science et religion, et entre archaïsme et inventivité. Or, la religion peut être perçue comme une dynamique intérieure où le phénomène du croire peut être un moteur de l’innovation dans la vie de tous les jours comme dans la science.

Par exemple, le cosmos a été « scientifiquement pensé à travers des dimensions théologiques : l’inscription de l’univers matériel dans l’histoire du salut ; la valorisation de l’action sur la contemplation ; la représentation d’un Dieu qui veut le mieux, le plus grand, l’infini ; la remise de la création à l’homme ». Un cosmos qui n’est pas sans rappeler la publicité d’Intersport qui reprend des éléments similaires : l’univers matériel pour le salut est représenté par les objets (chaussures, vêtements) de sport, le Dieu devient la marque, enfin la remise de la création à l’homme est représenté par la motivation et les actions déployées par la femme.

Le christianisme a ainsi, malgré lui, participé à une dynamique d’émancipation des individus vis-à-vis de Dieu, du moins en apparence. Ainsi, cette vision du monde a conduit à créer un monde sans dieux, comme l’avait remarqué Max Weber et comme l’a repris Marcel Gauchet : « le christianisme est la religion qui a provoqué la « sortie de la religion ». Les représentations cosmologiques issues des représentations de la théologie chrétienne, ont construit un univers à l’image de Dieu, mais sans Dieu ». Tout se passe comme si cette image de Dieu était à présent dissiminée dans de nombreux objets ou marques de notre quotidien ; créant un véritable ré-enchantement du monde.

Consommation, innovation et religion ne sont plus des termes qui peuvent être analysés de manière décorrélée lorsque l’on s’intéresse au décryptage des pratiques et des attentes des 18-39 ans – au-delà, du concept de « millennials » – en matière de style de vie et de produits associés. Cette foi, en soi, en les autres, en la société ou en Dieu, provoque un moteur de l’innovation (à l’échelle individuelle comme collective) qui dépasse les « créateurs de culture » eux-mêmes. En brouillant les frontières entre personnel et professionnel, entre profane et sacré et entre valeurs et pratiques, tout se passe comme si l’innovation renouait avec son héritage religieux oublié, reconstruisant dans une perspective holistique, un monde à l’image de celui des religions mais sans dieux… ou avec de nouveaux dieux.

Fanny Parise, Chercheur associé, anthropologie, Institut lémanique de théologie pratique, Université de Lausanne

Cet article est republié à partir de The Conversation, partenaire éditorial de UP’ Magazine.

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