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William Nordhaus

L’économiste Nobel 2018 préconise de laisser filer le climat. On marche sur la tête ?

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Deux événements importants ont eu lieu récemment. Le rapport du Giec commandité par l’ONU qui a été publié le 8 octobre. Simultanément, le prix Nobel d’économie a été attribué à William Nordhaus, pionnier de l’intégration du changement climatique dans les modèles économiques. Alors que les scientifiques du Giec alarment sur les conséquences désastreuses d’un réchauffement climatique de plus de 1,5°C par rapport à l’ère pré-industrielle (date de 1850), l’économiste Nordhaus, lui, préconise de laisser la Terre se réchauffer de +3,5°C d’ici à 2100. Marche-t-on sur la tête ?
 
Nous avons aujourd’hui atteint un réchauffement de +0.9°C. Le rapport du Giec (résumé ici en anglais) pointe les très lourdes conséquences d’un réchauffement de la planète de +1,5°C. Sans rien faire, l’on arriverait à +5,5°C en 2100. Limiter le réchauffement climatique à 1,5°C ne sera possible qu’au prix d’efforts énormes, d’une véritable révolution économique, sociale et industrielle. Le rapport du Giec décrit les changements nécessaires : ils sont ambitieux. La neutralité carbone au niveau mondial devrait être atteinte en 2050, c’est-à-dire zéro émissions nettes de CO2 à l’échelle de la planète. Pour renforcer l’aspect dramatique de la chose, le rapport du Giec énonce la longue et terrifiante liste des désordres causés sur Terre par un réchauffement au-delà de +1,5°C.
L’économiste Nordhaus a une approche différente. Alors que le Giec part du principe qu’il faut limiter le réchauffement climatique le plus possible, Nordhaus s’intéresse aux coûts et auxbénéfices financiers de la lutte contre le réchauffement climatique. Il s’agit de trouver combien d’argent investir, et quand, dans cette lutte.
 
Voici le modèle économique. Pour simplifier, imaginons qu’il n’y ait que deux générations : Nous, la génération présente, et Eux, la génération future. Nos activités (industrie, transports, agriculture…) nous enrichissent mais émettent du CO2. Plus Nous produisons, plus Nous nous enrichissons et plus Nous envoyons de CO2 dans l’atmosphère. Ce CO2 s’accumule et réchauffe la planète : c’est l’effet de serre. Ce réchauffement engendre des pertes économiques pour Eux (effondrement des écosystèmes et de l’agriculture, inondations…).
NB : dans tous les graphiques de cet article, les niveaux au-dessus de la flèche noire sont « positifs » : des gains financiers. Les niveaux en-dessous de  la flèche sont « négatifs » et mesurent des pertes financières.
 
Nous pouvons investir aujourd’hui de l’argent pour réduire nos émissions de CO2 : en extrayant moins de combustibles fossiles, en produisant moins, en investissant dans des technologies plus propres. Cet investissement bénéficiera à Eux : ils vivront sur une planète plus fraîche. Les générations futures pourront également investir dans la lutte contre le changement climatique : il ne s’agira pas de prévention, car il sera trop tard. On parle de mitigation : par exemple, la construction de digues ou de murs pour se protéger contre la montée des eaux.
 
 
L’investissement réalisé par Nous (la flèche bleue) diminue notre PIB. Il engendre un bénéfice pour Eux (la flèche rouge) sous la forme d’une réduction des pertes liées au changement climatique.
Pour déterminer la quantité optimale que devons investir aujourd’hui, Nordhaus utilise un modèle très classique : additionner le « bien-être » de Nous et celui d’Eux : c’est le bien-être total de l’humanité présente et à venir. Ce « bien-être », ou « bonheur », est mesuré par une fonction u qui relie la richesse d’une génération donnée au « bien-être » ou « bonheur » procuré par cette richesse.
 
Dans cette formule, le bien-être de Eux, la génération future, et notre bien-être à Nous, génération présente, n’ont pas le même poids. Le poids de la génération présente est 1. Le poids de la génération future est 1/1+r. On appelle r le « taux d’actualisation social ». Ce taux sert à déterminer l’importance du bien-être de la génération future par rapport à celui de la génération présente. Si r > 0, le bien-être de la génération future compte moins que celui de la génération présente.
 
 
Cela n’est pas sans conséquences. Si le bien-être d’Eux compte moins que celui de Nous, le bénéfice qu’Eux tireront de notre investissement a moins de valeur à nos yeux que ce qu’il nous coûte ! Le graphique ci-dessous illustre ce mécanisme. Si r est grand, le bénéfice tiré par Eux, la génération future, apparaît bien faible face au coût que Nous devons payer. Il ne justifie pas d’investir aujourd’hui dans une réduction des émissions de CO2. Si r est suffisamment petit, en revanche, le bénéfice d’une réduction des émissions de CO2 justifie son coût.
 
 
r, le taux d’actualisation social, est un paramètre crucial dans les modèles économiques impliquant plusieurs générations. C’est intuitif : si vous ne vous souciez aucunement de l’avenir de vos enfants, vous n’allez pas épargner pour leur laisser un héritage mais plutôt dépenser tout ce que vous avez de votre vivant.
Dans les modèles de Nordhaus, il y a évidemment plus que deux générations. Il y a nous, puis nos enfants, nos petits-enfants, nos arrière-petits-enfants, et leurs enfants, leurs petits-enfants, etc… La question n’est donc plus simplement « Combien investir pour les générations futures ? » mais « Combien et quand investir pour les générations futures ?« .
Plus le taux d’actualisation social r est élevé, moins les générations initiales investissent pour protéger leurs descendants des conséquences du changement climatique. En outre, plus le taux d’actualisation social r est élevé, plus la lutte contre le changement climatique est repoussée à plus tard.
Nordhaus choisit un taux d’actualisation très élevé :r=3%. Cela peut sembler peu mais regardons de plus près. Le bien-être des humains vivant sur Terre dans 50 ans ne pèse que
 
Imaginez 50 termes dans cette multiplication : c’est égal à 23% de notre bien-être actuel ! Quant aux individus vivant en 2100, leur poids vaut moins de 9% du nôtre. Autrement dit, les générations futures ne pèsent pas très lourd dans la balance !
Ainsi, Nordhaus préconise des investissements très graduels pour diminuer les émissions de CO2. En résumé, l’idéal est de ne rien faire jusqu’à la moitié du 21è siècle, puis de commencer tout doucement à réduire un peu nos émissions de CO2. On dépense ainsi assez peu d’argent, et on arrive à un réchauffement climatique « optimal » de +3,5°C, niveau révisé plus récemment à +3,1°C après de nouveaux calculs… Bien sûr, le réchauffement ne s’arrêterait pas en 2100 et continuerait tout au long du 22è siècle.
 

Les économistes avancent plusieurs justifications au choix d’un taux d’actualisation social élevé. La raison principale est liée à ce dont vous entendez parler quotidiennement à la radio : la « croissance ». Dans ses modèles économiques, Nordhaus prévoit que la croissance mondiale va continuer – malgré le réchauffement climatique. En d’autres termes, le PIB, mesurant la création de richesse, va continuer à augmenter. Les générations futures seront alors beaucoup, beaucoup plus riches que nous ! Pourquoi devrions-nous investir en leur faveur ? Le taux d’actualisation social r sert donc à rétablir l’équité entre les générations.
 
 
Autrement dit, même si le réchauffement climatique engendre des pertes pour les générations futures, celles-ci seront tellement riches qu’elles pourront absorber facilement ces pertes. Les pertes économiques liées au changement climatique n’empêcheront pas le PIB de croître inexorablement. Puisque les générations futures sont plus riches que nous, préoccupons-nous de nous d’abord (consommons, brûlons du pétrole et rasons les forêts).
 
 
Il existe d’autres arguments en faveur d’un taux d’actualisation social élevé. Par exemple, le progrès technologique (sujet de prédilection de Paul Romer, co-prix Nobel d’économie cette année) et l’information.
Dans le premier cas, il faut imager que dans un avenir plus ou moins lointain, l’humanité va trouver des solutions technologiques efficaces contre le réchauffement climatique. Pourquoi investir aujourd’hui dans des solutions coûteuses et pénibles, comme réduire notre consommation de viande, transiter vers des énergies renouvelables, ou prendre moins l’avion ? Peut-être que dans 20 ans, un génie inventera un aspirateur géant qui pompera nos gaz à effet de serre dans le vide intergalactique !
 
Remarque : ces progrès technologiques salvateurs ont peu de chances d’arriver si les pays développés n’investissent pas plus dans la recherche. La France investit à peine plus de 2% de son PIB, ce qui est très peu et en-dessous des objectifs de l’Union Européenne. Pour comparaison, l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse et les USA investissent autour de 3%, le Japon 3,6%, Israël 4,1% et la Corée du Sud 4,3%.
 
Une autre justification est le manque de connaissances sur les mécanismes du changement climatique. Certains climato-sceptiques diront que l’on n’est pas vraiment certains que le changement climatique soit une réalité. Ou, comme le président des États Unis, certains pensent que le réchauffement climatique est une invention des Chinois destinée à torpiller l’économie américaine (pour info, les Chinois ont démenti). Pourquoi investir de l’argent pour lutter contre quelque chose que l’on ne comprend qu’à moitié et qui n’existe peut-être pas plus que les géants de Don Quichotte ?
 
Vous l’aurez compris, je ne partage personnellement pas l’avis de Nordhaus. Je ne vois aucune raison éthique de donner moins de poids aux générations futures. C’est d’autant moins éthique que l’immense majorité de l’humanité qui subira le réchauffement climatique n’est pas encore née : comment s’arroger le droit de décider à leur place ?
 
D’autres économistes ont utilisé un taux d’actualisation social beaucoup plus faible : par exemple, Nicholas Stern utilise r=0.1% et William Cline choisit r=0%. Ce dernier choix signifie simplement que toutes les générations, y compris celles qui vivront en 2200, pèsent aussi lourds les unes que les autres. Stern comme Cline arrivent à des conclusions très différentes de celles de Nordhaus : il faut commencer à réduire les émissions de CO2 très rapidement et de façon très prononcée. Ces conclusions sont beaucoup plus en ligne avec le rapport du Giec.
De plus, je conteste énergiquement l’idée selon laquelle la « croissance », cette baguette magique, rendra nos arrière-arrière-petits-enfants tellement riches qu’il leur sera égal de vivre sur une planète dévastée par le changement climatique. La « croissance » est un indicateur plein de défauts, qui ne décrit que la création de richesses mesurables en termes d’argent. Si vous achetez un kilo de viande de bœuf nourrie au soja brésilien, vous faites augmenter le PIB : c’est de la croissance. Si vous prenez l’avion pour le Festival du Cocotier à Papeete, vous générez de la croissance. Nulle part n’apparaît le coût du méthane roté par votre bœuf (les pets, en fait, c’est moins grave) ni le coût des 15 000 litres d’eau que ce kilo de viande a requis. Nulle part n’apparaît le coût du CO2 envoyé dans l’atmosphère par votre Easy Jet.
 
Le PIB et son taux de croissance ne tiennent pas compte de la création ou de la destruction de « richesses environnementales ». Le PIB ne s’intéresse qu’aux choses qui s’achètent et se vendent. C’est totalement arbitraire mais c’est ainsi que l’économie fonctionne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Certains économistes proposent de changer notre référentiel et de passer à un « PIB vert « . Ce PIB tiendrait compte de la création et de la destruction de richesses monétaires, mais aussi de la création ou de la destruction de biens environnementaux. Ainsi, les activités polluantes ne viendraient plus augmenter le PIB et générer de la croissance, mais au contraire créeraient de la décroissance, car elles anéantiraient certains biens environnementaux. C’est très compliqué, car cela implique de donner un prix (en Euros / Dollars / Yuan…) à l’environnement, à la pollution, aux émissions de CO2. Des tentatives existent : les marchés des quotas carbone, ou les « taxes carbone » sur les activités polluantes, par exemple.
 
Un PIB vert serait donc la somme de la production de richesses « monétaire » et de richesses « environnementales » : par exemple, la restauration d’un écosystème dégradée viendrait augmenter le PIB. Le PIB diminuerait lorsque l’environnement serait dégradé : la production de pétrole augmenterait le PIB en créant de la richesse monétaire, mais le diminuerait en même temps du fait des émissions de CO2 générées.
 
 
La Commission Stiglitz de 2008, actionnée par le gouvernement français, a contribuer à rendre plus légitime les critiques de la comptabilité actuelle de la richesse des Etats. Même l’ONU a suggéré de réviser notre façon de comptabiliser la richesse en incluant l’environnement. Bien sûr, c’est extrêmement controversé et aucune méthode de « comptabilité verte » n’a encore émergé.
 
Indiscutablement, le PIB n’est pas un indicateur satisfaisant de bien-être ou de bonheur. L’augmentation du PIB implique bien souvent des dégradations environnementales énormes et des dommages conséquents pour certaines populations. Pensez aux mines, aux forages pétroliers, ou au schistes bitumineux dans l’Alberta canadien. Avec un PIB vert, les sables bitumineux ne seraient pas forcément synonymes de croissance, puisqu’il faudrait compter avec les énormes dégâts environnementaux causés par leur exploitation.
Imaginons que Nordhaus utilise un « PIB vert ». Dans la trajectoire « optimale » proposée par Nordhaus, le réchauffement climatique de +3,5°C se traduira par des pertes environnementales incommensurables pour Eux (la génération future).
 
 
Avec un « PIB vert », cependant, Eux ne seront pas nécessairement plus « riches » que Nous. Il y a fort à parier que les générations futures seront même plus pauvres que nous ! Il n’est alors plus vraiment justifié d’utiliser un taux d’actualisation social aussi élevé que Nordhaus.
 
 
En conclusion, Nordhaus a indéniablement été un véritable pionnier. Il fut l’un des premiers à intégrer aux modèles économiques les émissions de CO2, le réchauffement climatique et l’estimation des pertes financières associées. Cependant, Nordhaus est partisan de mesures « faibles » contre le réchauffement climatique. Il a régulièrement minimisé les risques encourus, par exemple en critiquant vivement le rapport Meadows du Club de Rome en 1972 sur les dangers posés par la croissance (épuisement des ressources, effondrement des écosystèmes, pollution…).
En étant favorable à une intervention très limitée des États dans la régulation des émissions de CO2, il reste dans la lignée très libérale qui domine la pensée économique actuelle. Bien qu’il récompense des travaux portant sur le climat, ce prix Nobel 2018 ne traduit absolument pas de changement radical dans la pensée économique.
 
Cette pensée libérale et le froid calcul issu d’une analyse « coûts-bénéfices » aboutissent à des conclusions allant totalement à l’encontre des préconisations scientifiques, comme le rapport du Giec mentionné au début de cet article : un réchauffement climatique débridé. Malheureusement, les décideurs politiques réfléchissent le plus souvent comme des économistes, à ceci près qu’un politique s’intéresse à des horizons temporels encore plus courts (les prochaines élections) et se fiche pas mal du devenir de l’humanité en 2100. A nous, citoyens, de faire passer un message puissant aux élites qui nous gouvernent. L’avenir de nos enfants, de leurs enfants, et des enfants de leurs enfants, compte pour nous. Les décideurs doivent être tenus responsables des dégâts qu’ils causent aujourd’hui à la planète des humains de demain.
 
Hélène Schernberg, Ingénieur agronome – Doctorante économie
 

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Image d’en-tête : William Nordhaus – Photo © Handout/Reuters

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