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L’économie expliquée aux humains (ou comment l’écologie transforme l’économie)

L’économie expliquée aux humains d’Emmanuel Delannoy – Préface de Hubert Reeves – Editions Wildproject, mars 2020 – 160 Pages

« Homo sapiens, cher grand primate bipède doté de raison, c’est à vous que j’écris aujourd’hui. Je voudrais, avant d’aller plus loin et au risque de vous perturber, vous faire d’emblée cet aveu : je m’appelle Cerambyx cerdo, et je ne suis pas un être humain. »

Sur l’économie, l’intelligence collective, le biomimétisme, la fin du pétrole, les « services » rendus par la nature, l’écologie industrielle… Un grand insecte venu de la nuit des temps renverse nos perspectives et nous initie à l’avenir.
Pour tous les lecteurs, de 10 à 100 ans.

Entrepreneur, conférencier, auteur, Emmanuel Delannoy a contribué à la construction de l’Agence française de la biodiversité.

Lire un extrait :

Introduction

« Une rencontre
On est toujours seul. Même bien entouré. Sept milliards d’humains, sept milliards de solitudes. Riche ou pauvre, gagnant ou perdant, on est seul. Seul face à ses démons, face à ses craintes, face à soi-même. Les enfants l’ont bien compris, qui s’inventent souvent un compagnon imaginaire. Peu importe que ce soit un humain, un animal ou quelque autre créature issue de leurs rêves éveillés – cet ami est toujours là, en pleine lumière comme dans le noir, au milieu de la foule ou dans la forêt la plus impénétrable. Il garde les secrets, il ne juge pas, il rassure, il console. Puis vient un jour où on a grandi, un jour où, arrogant, sûr de soi, on décide de l’oublier, pensant ne plus avoir besoin de lui.

Ce jour-là, j’étais seul. Enfin, je croyais l’être. En proie au doute, je marchais, au fond d’une vallée, le long d’un petit fleuve ponctué de cascades, sous l’ombre fraîche des charmes, des hêtres et des chênes pédonculés. Bien connu des promeneurs du dimanche, mais désert ce jour-là, ce lieu n’est situé qu’à une trentaine de kilomètres de Marseille, en continuant la route de Gémenos vers le col de l’Espigoulier. La vallée de Saint-Pons est un des rares vestiges de la forêt méditerranéenne antique. C’est un endroit tempéré, où l’on trouve des arbres plusieurs fois centenaires, miraculeusement préservés des incendies.

Que faisais-je ce matin-là, en pleine semaine, au lieu d’être à mon bureau ? J’ai une excuse, qui ne vaut que ce qu’elle vaut : j’avais le cafard. Cela peut arriver quand on s’est donné comme projet de contribuer à « réconcilier l’économie avec la nature ». Vaste programme, tant ces considérations semblent éloignées des préoccupations quotidiennes de nos contemporains. Drôle d’époque « pragmatique » qui se croit dispensée d’utopie… Tant que je suis en train de donner une conférence, tout va bien : les regards s’allument dans l’auditoire, tout le monde est mobilisé. Quand on explique avec des mots simples en quoi nous sommes, chacun de nous, reliés au vivant, parties prenantes de cette grande chaîne de la vie, ça devient une évidence pour la plupart de mes interlocuteurs (quels que soient leur niveau de formation, leur conception de la société ou leurs convictions politiques) : nous pouvons et nous devons agir, nous sommes maîtres de notre destin ; et, même si les problèmes sont graves et réels, les solutions sont là.

Mais hélas, en général, chacun à peine rentré chez soi ou au bureau, ces pensées optimistes et cette envie d’agir se diluent dans les soucis du quotidien. L’élu, le maire, le député, doivent penser au court terme de leur réélection, aux statistiques du chômage ou de la criminalité, aux déficits budgétaires ou à la dette. Le patron, lui, doit penser à son résultat trimestriel et aux comptes qu’il rend à ses actionnaires. Le consommateur fait ce qu’il peut, inquiet de ses fins de mois et des crédits qu’il faut rembourser. Et pour tout le monde, il y a la crise, la peur du lendemain, l’incertitude. De sorte que bien souvent, on ne dépasse pas les bonnes intentions ou les petits gestes symboliques. On continue à faire comme on peut, en ajustant quelques variables par-ci par-là, sans toucher aux fondamentaux. On sauvegarde, on gère, on ajuste, alors que c’est un radical changement de paradigme qu’il faudrait – une métamorphose.

Voilà les pensées qui m’absorbaient, et voilà mon « excuse » pour cette absence du bureau en ce mardi d’un début de mois de juin, dans ce petit coin de nature. Je venais chercher un peu d’inspiration et de paix ; écouter le vent dans les arbres, les remous de l’Huveaune et le chant des oiseaux.

Soudain, cette belle harmonie sonore fut troublée par un son que je jugeais disgracieux, ou en tout cas incongru dans ce calme sous-bois. Quelque chose entre le grésillement dissonant d’une radio déréglée, un bruit de porte qui grince ou un papier qu’on froisse. Un bruit qui n’avait rien d’humain. Animal alors ? Nous étions trop tôt dans la saison pour que ça puisse être une cigale, et ce bruit-là ne ressemblait pas à leur grincement monotone.

Tâchant de localiser l’origine du son, je le découvris à la base d’un chêne. Il était là, sous mes yeux : Cerambyx cerdo, le grand capricorne !

J’étais émerveillé. Même pour un naturaliste, la rencontre avec ce grand coléoptère forestier n’est pas si fréquente. Je m’étonnais cependant de le trouver là, actif, à cette heure de la journée, lui qui d’ordinaire est plutôt crépusculaire, voire nocturne. L’observer en pleine journée était un privilège dont je n’allais pas me priver. Regrettant de ne pas avoir emporté mon appareil photographique, je m’approchais lentement de lui. Curieusement, il ne faisait rien pour tenter de fuir ou de se cacher. C’est alors que, presque malgré moi, je fis quelque chose d’absurde et d’inexplicable : le prenant délicatement entre mes doigts, je l’enfouis au fond de la poche de ma veste, et rentrais avec lui au bureau.

Une fois installé Cerambyx dans un petit terrarium, je me remis au travail d’excellente humeur – mais, distrait par la présence de l’insecte, je n’arrêtais pas d’aller le voir. De son côté, il avait l’air parfaitement à son aise. Quasi immobile, remuant de temps à autre ses longues antennes, il semblait attendre.

Je haussais les épaules à cette idée farfelue : que pouvait bien attendre un insecte dans le terrarium d’un bureau ?

J’avais prévu de rentrer tôt à la maison, pour faire un crochet par la vallée de Saint-Pons et rendre Cerambyx à sa forêt. Mais l’après-midi s’était écoulée, et je n’avais toujours pas bougé. J’avais à peine réussi à expédier quelques tâches mineures. Dans la pénombre naissante du soir, tout à coup, les fameux grésillements dysharmonieux reprirent – mais ce coup-ci, il me sembla… comprendre leur sens.

« Ça y est ? me demanda l’insecte. Tu es prêt ?

– Ouh là ! murmurai-je tout haut. Cette fois-ci, je suis fou pour de bon… »

La bête modula une nouvelle série de grésillements, un peu plus longs. Il me semblait que cela voulait dire à peu près : « Non, non, tu n’es pas fou. En tout cas, pas vraiment. Tu sais, ce n’est pas par hasard si je me suis fait remarquer de toi ce matin : je t’ai choisi. »

« Tu m’as choisi ? Mais pourquoi ? (« Je parle à un insecte », me dis-je à voix basse.)

– D’abord, parce que tu as usurpé mon identité ! Tu signes tes chroniques de mon nom : Cerambyx cerdo.

– Comment diable… ? Mais enfin, c’était pour la bonne cause ! » dis-je pour me défendre. Je voulais parler, dans ces chroniques, au nom de la biodiversité, sans faire dans le pathos habituel et les “animaux charismatiques”… pour parler au nom de toutes les espèces comme toi : anonymes, banales, ordinaires ! »

Je commençais à avoir la sueur qui perlait au front, et mes mains tremblaient. Je sentais que je perdais le contrôle.

« Ordinaires ? Banales ? Anonymes ! Comme tu y vas… Je récuse tous ces termes, objecta l’insecte. Et je pense surtout qu’il est temps que vous autres les humains, vous preniez le temps de nous écouter.

– D’écouter qui ? Quoi ? »

Je ne savais plus du tout où j’en étais, mais j’étais bel et bien engagé dans cette conversation absurde.

« Il y a des tas de gens qui pourraient faire ce que je vais te demander, mais la plupart ne m’auraient pas écouté. Ils n’auraient même pas pris conscience que je cherchais à leur parler. » 

Je me sentais piégé, comme sidéré, comme incapable de dire non – et soudain terrifié des conséquences possibles que cette nouvelle relation pourrait avoir sur ma réputation.

« Ne t’inquiète pas, me dit-il, voilà ce que je te propose : nous allons, toi et moi, passer ensemble le temps qu’il faudra pour que tu puisses rédiger le témoignage que nous voulons, nous autres les vivants non humains, adresser aux humains. Ensuite, il ne te restera plus qu’à le transmettre à tes semblables.

C’est ainsi qu’un mardi de juin 2011, je me suis mis entièrement au service d’un petit coléoptère, un Cerambyx cerdo qui m’avait pris pour un écrivain public. Pendant trois jours et trois nuits, l’insecte a grésillé en continu, et j’ai docilement cliqueté sur mon ordinateur. Même quand je n’étais pas d’accord avec lui, j’ai scrupuleusement respecté ses propos. J’ai parfois argumenté, discuté – et j’ai même réussi à le faire céder une ou deux fois. Mais pour l’essentiel, je ne suis pas intervenu dans son texte.

Ne vous étonnez donc pas du ton, parfois un peu péremptoire, de ses allusions bizarres ou de ses métaphores obscures ; ce petit être des bois a une forte personnalité. Une fois le travail accompli, je suis allé déposer Cerambyx cerdo au pied de son chêne, au bord de l’Huveaune, dans la forêt.

Le résultat de cette expérience irréelle est le petit livre que vous tenez maintenant entre vos pattes de devant. Pour se venger de lui avoir pris son nom, Cerambyx m’a obligé à faire publier ses chroniques sous le mien. Je le dis sans honte, cela m’a d’abord beaucoup contrarié. Mais bien que ce témoignage soit des plus insolites, il me semble que la modeste condition de son auteur ne doit pas vous décourager d’y jeter un coup d’œil. Pour ma part, j’ai fini par accepter l’idée que mon nom y soit désormais associé. J’irai même plus loin : j’assume.
Emmanuel Delannoy, alias « Cerambyx cerdo » 
Aubagne, le 21 juillet 2011″

Cette vidéo explique comment réconcilier développement économique et biosphère, en resynchronisant les flux économiques avec les principes fondamentaux et les valeurs éternelles du vivant

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