Depuis des millénaires, les migrations humaines façonnent les paysages et transforment les écosystèmes. Espèces animales et végétales voyagent avec les hommes, volontairement ou non, bouleversant parfois l’équilibre fragile de la biodiversité et provoquant des recompositions parfois spectaculaires. À l’heure où les chercheurs estiment que les espèces exotiques envahissantes contribuent à plus de 60 % des extinctions documentées, il devient crucial de comprendre ces interactions pour anticiper les effets des déplacements humains, notamment dans un contexte de changement climatique. À l’heure des crises climatiques et des grands mouvements de population, comprendre cet impact devient essentiel.
L’histoire de l’humanité est aussi celle du mouvement. Que ce soit pour fuir, conquérir, échanger ou s’installer, les humains n’ont jamais voyagé seuls. À chaque migration, ils emportent avec eux bien plus que leurs souvenirs ou leurs savoirs : des plantes, des animaux, des traditions. Nos ancêtres chasseurs-cueilleurs modelaient déjà les paysages pour s’assurer de ressources sur leurs lieux de passage réguliers. Et ce cortège vivant, volontaire ou involontaire, transforme profondément les écosystèmes traversés ou adoptés.
Planter ses racines… et bien plus encore
Les chercheurs Frédérique Chlous et Roseli Pellens (1), du Muséum national d’Histoire naturelle, nous rappellent à quel point les migrations humaines sont liées à des changements majeurs dans les milieux naturels. Il ne s’agit pas seulement d’un mouvement de populations, mais d’un échange constant entre l’homme et son environnement, qu’il adapte à ses besoins – parfois au prix de bouleversements durables.
À travers l’histoire, les humains ont modelé les paysages et déplacé des espèces : des sangliers à Chypre il y a 12 500 ans, aux cerfs introduits en Corse ou en Sardaigne (il y a 6 000 ans). Avec l’arrivée du Néolithique, la révolution agropastorale amplifie le phénomène avec le développement de l’agriculture et de l’élevage : moutons, blé, chèvres, orge, porcs et bovins venus du Proche-Orient transforment les terres européennes.
Une nature façonnée par la culture
Migrer, ce n’est pas seulement transporter des biens ou des outils : c’est aussi emporter avec soi un rapport au monde vivant, des savoir-faire, des croyances, des goûts, des usages. La biodiversité ne se réduit pas à un inventaire d’espèces : elle est aussi le reflet des cultures humaines, qui sélectionnent, domestiquent, aménagent et transmettent des formes de relation au végétal et à l’animal.
Partout où ils s’installent, les humains transforment leur environnement pour l’adapter à leurs besoins… mais aussi à leurs références symboliques ou esthétiques. Ainsi, on retrouve en Guyane des jardins « à la française », rigoureusement ordonnés et ponctués de fleurs ornementales européennes comme le muguet, introduits par les colons. À l’inverse, d’autres communautés migrantes, comme les Mongs venus d’Asie du Sud, y ont implanté leurs pratiques agricoles traditionnelles : rizières, plantes médicinales, arbres fruitiers, créant un paysage cultivé où cohabitent usages locaux et héritages lointains.
Ce phénomène ne s’observe pas seulement dans les territoires d’outre-mer. En métropole, certaines plantes aujourd’hui banales — comme la menthe ou le coriandre — doivent leur présence aux déplacements de populations d’Afrique du Nord, d’Asie ou d’Amérique latine, qui ont emporté dans leurs valises les graines de leur cuisine, de leur pharmacopée ou de leur spiritualité. Ces introductions sont bien plus que des anecdotes botaniques : elles traduisent une « biodiversité culturelle », où la diversité des espèces s’enrichit des représentations et des usages que les sociétés en font.
Les chercheurs parlent d’ethnobotanique pour décrire cette relation entre humains et plantes, où les espèces ne sont jamais neutres, mais investies de fonctions et de significations : nourricières, médicinales, rituelles, identitaires. Ces échanges entre biodiversité et culture ne cessent de modeler les milieux. Ils peuvent favoriser la résilience écologique, comme en témoignent certaines pratiques agricoles agroécologiques issues de traditions paysannes anciennes. Mais ils peuvent aussi introduire des tensions nouvelles, notamment lorsque des espèces introduites deviennent invasives ou déséquilibrent des écosystèmes fragiles.
Le projet Exorigins notamment porté par le Muséum, explore la façon dont certains végétaux et graines poussant dans les jardins parisiens témoignent de l’histoire des migrations. Ces plantes et aromates peuvent être ornementaux ou destinés à maintenir des traditions culinaires, comme le raifort introduit par les migrants polonais. Leur présence et leur diversité racontent le lien entretenu avec les terres des origines, les parcours des populations qui, comme les végétaux, se sont implantées et métissées.
Des ressources globalisées, des impacts localisés
Les grandes migrations humaines, qu’elles soient le fruit de conquêtes, de commerce ou de colonisation, ont propulsé la biodiversité dans une ère de mondialisation bien avant que le terme ne soit inventé. Chaque déplacement de population a entraîné un échange – souvent inégal – de ressources biologiques. À l’époque des grandes découvertes, les Européens rapportent dans leurs cales une multitude d’espèces exotiques : la pomme de terre, le maïs, le cacao, le tabac ou encore la vanille, originaires des Amériques, intègrent rapidement les systèmes alimentaires et médicinaux européens. Inversement, le blé, le café ou la canne à sucre sont exportés vers les colonies, où ils transforment profondément les paysages.
Ce mouvement de globalisation biologique a stimulé des dynamiques économiques puissantes, souvent au détriment des milieux locaux. L’implantation de cultures commerciales dans les colonies, notamment au XIXe siècle, s’est traduite par des défrichages massifs, une artificialisation des terres et une standardisation des écosystèmes. Les grandes plantations de coton, de thé, de caoutchouc ou de banane ont imposé des monocultures intensives, qui appauvrissent la biodiversité, érodent les sols et bouleversent les cycles hydriques. En s’étendant, ces exploitations ont souvent marginalisé les systèmes agricoles traditionnels, pourtant mieux intégrés aux dynamiques naturelles locales.
L’exemple du caoutchouc est particulièrement révélateur : originaire d’Amazonie, l’hévéa (Hevea brasiliensis) est exploité dès le XIXe siècle dans des conditions brutales, tant pour les forêts que pour les travailleurs. Très vite, les Européens transplantent les meilleures variétés vers l’Asie du Sud-Est, où des millions d’hectares de forêt primaire sont sacrifiés au profit de monocultures d’hévéas. Ce transfert illustre la logique d’extraction et de profit à court terme, sans considération pour les équilibres écologiques locaux.
Les conséquences de ces systèmes agricoles sont encore visibles aujourd’hui : la dépendance aux intrants chimiques (engrais, herbicides, pesticides) pour maintenir la productivité des monocultures fragilise durablement les écosystèmes. Le cas du chlordécone, pesticide utilisé dans les bananeraies des Antilles françaises jusqu’en 1993 malgré sa toxicité avérée, symbolise la persistance des dommages environnementaux et sanitaires. Il contamine toujours les sols, les nappes phréatiques… et les organismes humains.
Ainsi, si la circulation des plantes et des animaux liée aux migrations a pu favoriser l’adaptation et la diversification des agricultures, elle a aussi été le vecteur de déséquilibres majeurs. Les ressources biologiques ont été mondialisées — parfois à marche forcée — mais leurs impacts écologiques, eux, sont restés profondément localisés, souvent supportés par les territoires les plus vulnérables.
Les plantations sont aussi le creuset de maladies et de pollutions. Les plantes en monocultures sont fragilisées, car en l’absence de brassage génétique, leur évolution et donc leurs capacités d’adaptation sont freinées. Ces cultures intensives favorisent la propagation de pathogènes chez les plantes et… les humains. Au XIXe siècle, les travailleurs – parfois forcés, voire réduits en esclavage -, sont concentrés sur des plantations dans des conditions sanitaires déplorables.
Au XXe siècle, le recours massif aux produits phytosanitaires (engrais, pesticides…) engendre également de graves problèmes environnementaux et sanitaires, comme par exemple la contamination des eaux et des sols de Martinique et de Guadeloupe par le chlordécone utilisé dans les bananeraies.
Une biodiversité bousculée, recomposée
La migration humaine, en se poursuivant, façonne de nouveaux équilibres. Parfois, elle enrichit les paysages (haies attirant des oiseaux, nouvelles cultures favorables à certaines espèces). Mais elle introduit aussi des prédateurs comme les chiens, les chats ou des rongeurs, qui menacent les espèces locales. Sur les îles méditerranéennes ou en Nouvelle-Calédonie, la faune d’aujourd’hui est bien souvent le résultat direct des introductions humaines.
Certaines espèces venues d’ailleurs deviennent même envahissantes. Qu’elles arrivent dans les cales de bateaux ou les poils de moutons, elles s’implantent, prolifèrent et prennent le dessus. À l’image de l’iguane commun, qui supplante peu à peu l’iguane délicatissima dans les Petites Antilles. Environ 60 % des extinctions d’espèces seraient liées à ces invasions biologiques.
Dans l’État du Rondônia au Brésil, la population humaine est passée de 111 000 habitants en 1970 à près de 1,8 million en 2024, détruisant plus de 25 % de la forêt amazonienne en moins de 50 ans. Aux petits agriculteurs et éleveurs ont succédé des exploitants miniers et forestiers, puis l’agriculture extensive de soja et de bovins. Conséquences : les sols mis à nus sont soumis à l’ensoleillement, au labour, les interactions avec les racines des arbres s’amenuisent et les conditions de la vie microbienne des sols sont modifiées. On observe une perte de diversité d’arbres, des habitats morcelés pour la centaine d’espèces de mammifères et d’amphibiens et les plus de 500 oiseaux qui peuplaient ces zones.
Ville, climat et biodiversité : le triangle d’alerte
À l’ère contemporaine, les migrations humaines sont de plus en plus dirigées vers les villes. En 1950, un tiers de la population mondiale vivait en milieu urbain ; aujourd’hui, c’est plus de la moitié, et cette proportion ne cesse de croître. Cette urbanisation rapide, souvent non planifiée, s’accompagne de transformations profondes du territoire : artificialisation des sols, fragmentation des habitats naturels, destruction des zones humides, imperméabilisation des surfaces. Résultat : les écosystèmes locaux sont comprimés, dégradés ou remplacés par des environnements très pauvres en biodiversité.
Les agglomérations deviennent ainsi des points chauds de pression écologique, concentrant non seulement la majorité des consommations d’énergie et de matières premières, mais aussi les émissions de gaz à effet de serre. Or, ces gaz contribuent directement au réchauffement climatique, qui perturbe les équilibres naturels à l’échelle mondiale : montée des eaux, épisodes climatiques extrêmes, désertification, acidification des océans… Chaque phénomène génère à son tour de nouvelles vulnérabilités, y compris pour les humains eux-mêmes.
Le climat agit donc comme un multiplicateur de menaces pour la biodiversité. Certaines espèces, déjà affaiblies par la pollution ou la réduction de leur habitat, ne peuvent plus s’adapter à la vitesse à laquelle les conditions changent. De plus, le dérèglement climatique est désormais un facteur majeur de migrations humaines, que ce soit à cause de catastrophes naturelles (sécheresses, inondations, ouragans) ou de pertes de moyens de subsistance (agriculture, pêche, accès à l’eau). Ces mouvements, souvent forcés, exacerbent la pression sur les milieux naturels des zones d’accueil, qui doivent absorber à la fois des besoins humains croissants et des changements écologiques accélérés.
Ces dynamiques créent un cercle vicieux : la migration vers les villes accentue la pression environnementale, laquelle contribue au réchauffement climatique, qui à son tour provoque de nouvelles migrations. C’est ce triangle d’alerte — ville, climat, biodiversité — que de nombreux chercheurs et organismes internationaux appellent désormais à surveiller de près. Lors de la COP16 sur la biodiversité, tenue en 2024 à Cali (Colombie), des recommandations concrètes ont été formulées pour anticiper les risques liés à ces migrations climatiques, notamment en limitant la dispersion d’espèces exotiques envahissantes lors de déplacements de populations ou de biens.
Il devient crucial de repenser l’aménagement des villes et des territoires pour qu’ils accueillent non seulement les humains, mais aussi le vivant dans toute sa diversité. Cela suppose de préserver ou recréer des corridors écologiques, de favoriser les infrastructures vertes et de penser les migrations — humaines ou non — dans une logique d’équilibre global entre société et nature.
Migrations : moteur d’humanité, défi pour la biodiversité
Depuis les débuts de l’histoire humaine, migrer, c’est vivre. Mais migrer, c’est aussi transformer. Chaque déplacement humain — qu’il soit ancestral ou contemporain, choisi ou subi — laisse une empreinte sur les milieux traversés ou habités. Ces empreintes, parfois invisibles au départ, s’accumulent et recomposent la trame du vivant. Les espèces se déplacent, les paysages changent, les équilibres écologiques se décalent.
À travers les siècles, les migrations ont ainsi été des moteurs de diversité — génétique, culturelle, agricole — tout en étant, paradoxalement, des causes d’uniformisation ou de fragilisation des écosystèmes. Des espèces invasives aux monocultures, des animaux domestiques aux plantes médicinales, des jardins créoles aux zones industrielles, l’empreinte humaine s’inscrit dans la biodiversité comme une force évolutive ambivalente.
Aujourd’hui, alors que le dérèglement climatique devient l’un des principaux déclencheurs de déplacements humains, cette relation entre migration et biodiversité prend une dimension nouvelle. Nous ne pouvons plus penser la protection du vivant sans intégrer les dynamiques humaines — flux de population, urbanisation, changement d’usage des sols, ou encore commerce globalisé des espèces.
Préserver la biodiversité ne signifie pas figer la nature, ni empêcher les migrations humaines, mais apprendre à anticiper leurs effets, à en minimiser les impacts négatifs, et à valoriser leurs apports positifs. Cela implique des choix politiques, des connaissances scientifiques, mais aussi une éthique de la relation au vivant. Il s’agit de faire de la mobilité — humaine comme biologique — non pas un risque à contenir, mais un mouvement à accompagner avec lucidité, responsabilité et respect des écosystèmes.
Le défi est immense, mais il est aussi porteur d’espoir : repenser notre manière d’habiter le monde, c’est peut-être notre meilleure chance de le préserver.
Source : mnhn
(1) Frédérique Chlous est Professeure au Muséum national d’Histoire naturelle (Patrimoines locaux, Environnement et Globalisation – UMR 208)
Roseli Pellens est ingénieure de recherche à l’Institut de Systématique Evolution et Biodiversité (MNHN, Sorbonne Université, CNRS, EPHE, Université des Antilles).