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Infobésité : mieux informés ou monde déformé ?

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« Fenêtres », « miroirs », « symptômes » … les appellations ne manquent pas pour caractériser le rapport des médias au « réel ». La littérature scientifique est vaste à ce sujet et les approches théoriques plurielles : recherche des « effets », analyse des « fonctions », étude des « narrations », etc. L’avènement du numérique n’a fait qu’accentuer ces préoccupations tandis que l’agenda électoral récent (Brexit, élection présidentielle américaine, etc.) leur a donné une place prépondérante au sein des arènes publiques.
Dans le cadre d’une initiation à la recherche, les étudiants du master 1 « Journalisme et médias numériques » de l’Université de Lorraine, se sont emparés de la question de la fabrication des mondes par les médias et notamment l’Internet. Trois textes témoignent des regards que ces derniers y portent en tant que journalistes en formation, spécialisés dans le numérique, mais aussi en tant que citoyens. Entre infobésité et immédiateté de l’information, (nouvelles ?) narrations, mais aussi (re)productions des usages genrés, ils dressent une esquisse critique de la fabrique des mondes numériques contemporains . Une analyse qui n’a jamais été aussi actuelle…
Premier texte « Infobésité : mieux informés ou monde déformé ? » de Camille Bresler, Kévin Bressan, Robin Ecoeur, Élie Guckert, Lucas Hueber.
Source photo, libre de droit 

Introduction : l’infobésité, le mal du 21e siècle

On connaissait l’obésité, inhérente à nos modes de vies confrontés en permanence à la surabondance, on la retrouve aujourd’hui au sein même de l’information. Un surplus dont nous sommes à la fois victimes et pourvoyeurs : « l’infobésité recouvre en fait une double réalité : l’augmentation certes exponentielle du volume de données disponibles mais également, et surtout, un phénomène de surcharge informationnelle. Nous “likons”, nous partageons, nous échangeons et dupliquons souvent les mêmes informations », estime Caroline Sauvajol-Rialland (2013).
 
Le « ce-n-est-pas-parce-qu-on-est-plus-informé-qu-on-est-mieux-informé » est alors de mise. Et pour cause : immédiateté et information ne font pas forcément bon ménage. Afin de se démarquer dans l’océan médiatique et réussir à appâter les lecteurs, les médias diffusent parfois « des informations collectées sans véritablement se soucier de leur fiabilité. C’est pourquoi, beaucoup d’entre eux, ont considérablement emprunté le conditionnel journalistique pour se dédouaner des inexactitudes des informations », estime Mounina N’Diaye (2016). Bien que la recherche de l’authenticité demeure un des fondements du journalisme.
 
On en est donc arrivé là. À un point où l’abondance de l’information rend sa digestion presque impossible ; et la sieste inexistante. Elle ne s’arrête jamais, ne prend pas de vacances, ni de congés. Elle est aussi partout avec nous, en permanence, au gré d’une minute de répit que l’on s’accorde. Les notifications arrivent en même temps sur notre téléphone. Libération, 20 minutes, Le Monde… Même les quotidiens régionaux s’y mettent, espérant grappiller une part du marché.
Pertinent ? Pas vraiment, mais il faut faire du clic, du chiffre, des vues, du buzz. L’information, elle, est succincte : « qui », « quand », « quoi », « où ». De temps à autre « pourquoi » et « comment », parfois en moins de 140 signes, Twitter oblige. Exit les analyses, les réflexions, les questions ; au grand dam de la qualité de l’information. Quelles sont les conséquences de ce phénomène ?

Réseaux sociaux, immédiateté et dérives

 
Dans un cadre post-attentats, on peut se demander si les réseaux sociaux n’ont pas érodé la confiance du public par rapport à la couverture de l’information. Selon le dernier baromètre TNS-Sofres (février 2016), réalisé pour La Croix, la méfiance est surtout du côté de l’Internet, avec 31 % d’opinions positives. Mais la vitesse à laquelle se propagent les informations sur Internet oblige les autres acteurs du domaine (presse écrite, télévision, radio) à revoir leurs stratégies et à composer avec la même rapidité, au risque d’arriver à des dérives et à des surenchères. Cela a été le cas en 2015, lors des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Casher, suite auxquels le Conseil supérieur de l’audiovisuel a relevé 36 manquements dont 15 ont donné lieu à des mises en garde et 21, plus graves, ont justifié des mises en demeure (CSA, 2015).
 
 
Mais l’immédiateté de l’info prend aussi racine dans le journalisme citoyen : tout le monde peut se prétendre, désormais, journaliste, grâce à la multiplication des outils numériques. Tout le monde peut tweeter une info, sans forcément la vérifier. Si l’AFP se trompe, en février 2015, en annonçant la mort de Martin Bouygues (Decembe, 2015), après une série d’erreurs et, surtout, un manque de recoupements des infos et de fiabilité des sources, comment attendre que les citoyens ne tombent dans les mêmes pièges ?
 
Il faut voir défiler un fil d’actualité sur Tweetdeck pour admirer la frénésie qui envahit les réseaux sociaux en période mouvementée (13-Novembre, notamment).  On peut comprendre, dès lors, les journalistes qui prennent pour argent comptant ce que disent les citoyens, ceux qui sont sur place, sans le vérifier. Car il faut informer, toujours informer ; au même rythme que les réseaux sociaux, pour garder captif son audimat.

La course à l’information : un phénomène nouveau ?

 
Le journalisme a connu de nombreuses évolutions et mutations depuis son apparition. Mais la recherche de l’information rapide a toujours été une caractéristique de la pratique journalistique. En 1631, sort La Gazette, le premier journal français, à la botte du roi. Dès 1835, avec la création de l’AFP (Agence France Presse), les informations étrangères arrivent en France, envoyées à Paris via des pigeons voyageurs avant d’être traduites. Peu de temps après, le télégraphe révolutionne la transmission des messages. En 1845, l’invention de la presse rotative bouleverse la production des journaux. La première transmission sans fil en France en 1898 et la première émission radiophonique en 1921 modifient aussi le travail du journaliste ainsi que le sens de l’information.
 
Avec la radio, on « vit » l’événement et, pour la première fois, en direct. Grâce à l’apparition du transistor, le nombre d’auditeurs connaît une augmentation rapide, comme l’explique Elvina Fesneau (2004) : « la part des postes à transistors dans la production totale explose, passant de 20 % en 1958, à plus de 50 % en 1959, 77 % en 1960, pour atteindre 90% en 1961 ». Écouter la radio partout à n’importe quel moment de la journée, devient la tendance. Le journalisme écrit chute alors de 33,20 % comme le montre le site La Plume d’Aliocha : « 250 exemplaires pour 1000 habitants en 1950, 167 en 2000 ». La presse écrite critique violemment la radio, l’accusant d’ouvrir la porte à toutes les dérives.

Quand la lenteur refait surface

 
Le surplus d’informations et les dérives concernant la fiabilité de celles-ci, entraînent de nos jours un effet inverse : le slow journalism, qui consiste à proposer des reportages et des analyses long format dans le registre du journalisme narratif. Lors du Festival International de Géographie à Saint-Dié-des-Vosges, Pierre Assouline, grand journaliste français, explique, lors d’une conférence, la causalité entre immédiateté et slow journalism : « plus il y aura de médias rapides, plus cela entraînera des lectures lentes et profondes ». Effet boule de neige : l’immédiateté de l’information conduit à l’infobésité et a fortiori, au slow journalism.
 
Misant sur des formats longs, des enquêtes riches, une écriture de qualité, des interfaces numériques diversifiées, de jeunes sites tendent à ralentir la cadence de la transmission de l’information, rompant ainsi avec le flux continu qui inonde l’internaute. La réflexion prend le pas, lentement mais sûrement. Lorsqu’il s’agit de la conception d’un papier, le journaliste prend le temps d’aller voir, d’enquêter et travaille en dehors de l’émotion immédiate. Il réfléchit au choix des ingrédients, aux épices à ajouter. La préparation finale mijote parfois pendant plusieurs jours, voire semaines.
 
Le rédacteur n’est pas le seul à prendre son temps. Le lecteur sait qu’il lui faudra du temps pour déguster l’information alternative. Au lieu de se lancer dans la lecture évasive de quelques articles repérés à la hâte sur les réseaux sociaux, la lecture du slow media se fait tout en lenteur. À la vitesse des pages qui se tournent comme un véritable roman, l’internaute “scrolle” la page web. Il apprécie les saveurs variées, le choix des ingrédients, le temps de cuisson du papier (avec une température sous les 451° Fahrenheit, de préférence).

Savoir sans comprendre ?

 
Les initiateurs du mouvement du journalisme long format admettent que la quantité d’information disponible actuellement permet de tout savoir du monde sans forcément y comprendre quelque chose. Dans ce contexte de myopie, le slow journalism décrypte et redonne à l’actualité une profondeur et une pertinence. Alors que la consommation d’informations ne cesse d’augmenter, on se demande s’il ne faudrait pas consommer moins pour apprendre plus. Comprenez infobésité vs slow media.
 
Si le slow journalism prend son temps, il a aussi choisi de délaisser les sujets qui font la une des médias traditionnels ou des mastodontes du web ; les informations y sont moins médiatisées. Quand Le Monde et ses confrères évoquent la surpopulation carcérale, Le Quatre Heures (slow media Français créé en 2014), lui, emmène son lectorat à l’intérieur d’une prison nantaise pour explorer un point de vue particulier : « Les enfants qui grandissent avec l’un de leurs parents en prison » (sujet d’automne 2016). Ce slow media compose une histoire inédite chaque premier mercredi du mois, « une pause dans l’information en continu qui domine le web » (Le Quatre Heures).
 
Mais si le slow journalism prend la forme d’un modèle alternatif, il n’est, au final, qu’une manière de renouer avec les fondamentaux du métier, qui ont toujours existé : le romantisme du journaliste écrivain, la noblesse de la belle plume, le travail chronophage de l’enquêteur. Pour Philippe Lefait, animateur des Mots de Minuit sur France 2 : « on ne peut cautionner cette véritable hystérie à faire consommer de l’information en permanence et en continu […] Il est grand temps, sinon de réinventer le journalisme, du moins de retrouver ses fondamentaux » (cité dans Girod, 2010). Pourquoi ? Pour revenir aux fondements du métier, pour remettre l’investigation, l’enquête et les véritables principes déontologiques au cœur de la profession. Le slow journalism n’est qu’un retour aux traditions. Il n’a d’ailleurs jamais disparu, juste moins mis en avant. Finances obligent.

Conclusion : de la technique et de ses problèmes…

Le journaliste cherche depuis toujours à véhiculer au plus vite une information, c’est ce qu’on lui demande. Mais cette exigence a toujours été limitée par les possibilités techniques. Et comme l’affirmait Paul Virilio (1996), quand on invente la technique, on invente les problèmes qui vont avec : inventer le navire c’était inventer le naufrage, l’automobile les accidents de la route…
 
L’Internet n’a pas tant révolutionné le journalisme qu’elle l’a amené jusqu’à sa forme la plus extrême, horizontale, multiforme (en tant que technologie qui renferme à elle seule toutes les technologies de l’information et de la communication) et immédiate (Degand, 2011).
 
L’Internet a finalement permis d’atteindre, en partie, cette ubiquité que les journalistes, et les lecteurs eux-mêmes, recherchaient. L’information peut être produite, diffusée depuis n’importe quel endroit dans le monde et être reçue sur de nombreux outils (ordinateurs, smartphones, tablettes) à peu près n’importe où et n’importe quand. L’Internet permet de se rapprocher de cet idéal : pouvoir regarder le monde dans sa totalité, partout, tout le temps. Cependant, l’omnipotence du journaliste est un idéal inatteignable et biaisée, déjà, par la subjectivité de ce dernier.
 
Camille Bresler, Kévin Bressan, Robin Ecoeur, Élie Guckert, Lucas Hueber – ©Mundus Fabula
Tous nos remerciements à Laurent Di Filippo pour le relai de ce texte 
 
Références bibliographiques
 
CSA, 2015, « Traitement des attentats par les télévisions et les radios », communiqué du jeudi 12 février. En ligne : http://www.csa.fr/Espace-Presse/Communiques-de-presse/Traitement-des-attentats-par-les-televisions-et-les-radios-le-Conseil-rend-ses-decisions  Consulté le 24/11/2016
 
Decambe A., 2015, « L’AFP et la mort démentie de Martin Bouygues : le film des événements », Le Monde. En ligne : http://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2015/02/28/l-afp-et-la-mort-dementie-de-martin-bouygues-le-film-des-evenements_4585294_3236.html Consulté le 24/11/2016
 
Degand A., 2011, « Le multimédia face à l’immédiat », Communication, vol. 29, n° 1. En ligne : http://communication.revues.org/2342 ; DOI : 10.4000/communication.2342 Consulté le 10/11/2016.
 
Fesneau E., 2004, « Éléments pour une histoire du public des postes à transistors en France », Le Temps des médias, vol. 2, n° 3. En ligne : https://www.cairn.info/revue-le-temps-des-medias-2004-2-page-118.htm; DOI:10.3917/tdm.OO3.O118. Consulté le 24/11/2016
 
Girod C., 2010, « Contre l’info low cost, vive la slow info ! », Lecourrier.ch, http://www.lecourrier.ch/contre_l_info_low_cost_vive_la_slow_info Consulté le 14/11/2016
 
N’Diaye M., 2016, « Un cas concret de l’infobésité », Mediapart. En ligne : https://blogs.mediapart.fr/edition/lyceennes-lyceens/article/120516/un-cas-concret-de-l-infobesite, consulté le 15/11/2016.
 
(La) Plume Daliocha, « La crise de la presse écrite en quelques chiffres ». En ligne : https://laplumedaliocha.wordpress.com/2008/10/08/la-crise-de-la-presse-ecrite-en-quelques-chiffres/ Consulté le 24/11/2016.
 
Sauvajol-Rialland C., 2013, Infobésité : Comprendre et maîtriser la déferlante d’informations, Paris, Vuibert.
 
Virilio P., 1996, Un paysage d’événements, Paris, Galilée.
      

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