Elle a régné pendant plus de 70 ans. La reine Elizabeth II est morte, jeudi 8 septembre, à l’âge de 96 ans. La souveraine, qui régnait sur le Royaume-Uni depuis le 6 février 1952, a battu le record de longévité sur le trône britannique, surpassant ainsi sa trisaïeule, la reine Victoria. Traversant deux siècles, la monarque s’est attelée, tout au long de son règne, à assurer la longévité et la stabilité de la dynastie des Windsor. Reine modernisatrice, elle a fait entrer la monarchie britannique dans le XXIe siècle.
Lorsque l’historien britannique Sir Ben Pimlott s’est lancé dans sa biographie d’Elizabeth II en 1996, certains de ses collègues se sont étonnés qu’il considère la reine comme digne d’un tel travail de recherche. Pourtant, le jugement de Pimlott s’est avéré judicieux tellement la monarque a marqué son époque.
Le rôle politique de la monarchie a notamment fasciné le monde artistique. En 2006, le film The Queen, de Stephen Frears, était consacré au dilemme auquel elle a été confrontée après la mort de la princesse Diana ; en 2013, la pièce de théâtre The Audience de Peter Morgan montrait ses réunions hebdomadaires avec ses premiers ministres. La pièce King Charles III de Mike Bartlett (2014), qui imagine les difficultés qu’éprouverait son héritier au moment de lui succéder, et la série dramatique The Crown, diffusée à partir de 2016 sur Netflix, ont donné d’elle une image globalement positive et sympathique.
La reine du peuple
Le règne d’Elizabeth trouve ses origines dans la crise de l’abdication de 1936, l’événement déterminant du XXe siècle pour la monarchie britannique. L’abdication inattendue d’Édouard VIII a propulsé sur le trône son jeune frère Albert, timide et bègue, sous le nom de George VI. Peu après, il allait devenir la figure de proue de la nation pendant la Seconde Guerre mondiale.
La guerre a été une expérience formatrice fondamentale pour sa fille aînée, la princesse Elizabeth, âgée de 14 ans alors que les bombes allemandes commencèrent à s’abattre sur Londres en août 1940.
Dans les derniers mois du conflit, elle travailla en tant que mécanicienne automobile au sein de l’ATS (Auxiliary Territorial Service – le service militaire féminin), ce qui signifie qu’elle pouvait légitimement prétendre avoir participé à ce que l’on a appelé « la guerre du peuple ». Dès lors, elle apparut naturellement plus proche de ses concitoyens que tous ses prédécesseurs sur le trône.
En 1947, quand Elizabeth épouse Philip Mountbatten – qui devient alors Duc d’Édimbourg –, son mariage égaye la vie d’une nation encore en proie à l’austérité et au rationnement de l’après-guerre.
Quelques années plus tard, le 6 février 1952, à la mort de son père, celle qui sera désormais nommée Élizabeth II hérite d’une monarchie dont le pouvoir politique n’a cessé de diminuer depuis le XVIIIe siècle, mais dont le rôle dans la vie publique de la nation semble, au contraire, avoir gagné en importance. Au XXe siècle, on attend des monarques qu’ils s’acquittent de leurs devoirs cérémoniels avec la gravité qui s’impose tout en sachant partager et apprécier les goûts et les intérêts des gens ordinaires.
La cérémonie du couronnement de la reine, en 1953, permet de concilier ces deux rôles. La tradition cérémoniale est rattachée aux origines saxonnes de la monarchie, tandis que sa retransmission télévisée la fait entrer dans le salon des gens ordinaires grâce à la technologie la plus récente. Ironie de l’histoire : c’est parce qu’il doit désormais être visible de tous que le cérémonial royal devient beaucoup plus chorégraphié et plus formel qu’il ne l’avait jamais été auparavant.
Plus tard, en 1969, la reine révolutionne la perception de la monarchie par le grand public lorsque, à l’instigation de Lord Mountbatten et de son gendre, le producteur de télévision Lord Brabourne, elle accepte de participer au documentaire Royal Family de la BBC. Il s’agit d’un portrait remarquablement intime de sa vie domestique, la montrant au petit-déjeuner, en train de participer à un barbecue à Balmoral et faisant un saut dans les magasins locaux.
La même année, l’investiture de son fils Charles comme prince de Galles, autre événement royal télévisé, est suivie en 1970 de la décision de la reine, lors d’une visite en Australie et en Nouvelle-Zélande, de rompre avec le protocole et de se mêler directement à la foule venue la voir. Ces « bains de foule » deviennent rapidement un passage obligé de tout déplacement royal.
Le point culminant de la popularité d’Elizabeth II survient lors des célébrations du jubilé d’argent de 1977, qui voient le pays se parer de rouge, de blanc et de bleu lors de fêtes de rue semblables à celles du Jour de la Victoire en 1945. En 1981, le mariage à la cathédrale Saint-Paul du prince Charles et de Lady Diana Spencer sera également un événement extrêmement populaire.
Le temps des troubles
Les décennies suivantes se révèlent beaucoup plus éprouvantes. Au début des années 1990, la controverse sur l’exonération de l’impôt sur le revenu dont bénéficie la reine oblige la Couronne à modifier ses dispositions financières afin que la famille royale s’acquitte de ses obligations fiscales comme tout le monde. À la même époque, des commérages et scandales éclatent autour des jeunes membres de la famille royale. Trois des enfants d’Elizabeth II vont divorcer : la princesse Anne en 1992, le prince Andrew en 1996 et, plus grave encore, le prince héritier Charles, également en 1996. La reine qualifie l’année 1992, celle de l’apogée des scandales, d’« annus horribilis ».
Les révélations sur les humiliations que la princesse Diana avait endurées dans son mariage avec Charles révèlent au public un aspect beaucoup plus dur et moins sympathique de la famille royale, dont l’image se dégrade encore lorsque la reine, de manière inhabituelle, évalue mal l’humeur de ses sujets après la mort accidentelle de Diana en 1997. Après le décès tragique de sa très populaire ex-belle-fille, elle se contente en effet de suivre le protocole, en restant à Balmoral et en gardant ses petits-enfants auprès d’elle.
Cette attitude semble froide et insensible à un public avide de manifestations d’émotions qui auraient été impensables dans les jeunes années de la Reine. « Où est notre Reine ? », demande le Sun, tandis que le Daily Express lui intime : « Montrez-nous que vous vous souciez de nous ! », insistant pour qu’elle rompe avec le protocole et mette en berne l’Union Jack qui flotte au-dessus de Buckingham Palace. Jamais, depuis l’abdication de 1936, la popularité de la monarchie n’était tombée aussi bas.
Brièvement prise à revers par ce brusque revirement de l’opinion publique britannique, la Reine reprend rapidement l’initiative, s’adressant à la nation à la télévision et saluant de la tête le cortège funèbre de Diana au cours d’une cérémonie télévisée intelligemment conçue et chorégraphiée.
Son retour en grâce aux yeux de la majorité de la population se manifeste en 2002 par le succès colossal – et inattendu – de son jubilé d’or, inauguré par le spectacle extraordinaire de Brian May, le guitariste de Queen, exécutant un solo de guitare sur le toit du palais de Buckingham. Dix ans plus tard, quand Londres accueille les Jeux olympiques, la reine est suffisamment sûre d’elle pour accepter d’apparaître dans un mémorable caméo ironique lors de la cérémonie d’ouverture, où elle semble sauter en parachute dans le stade depuis un hélicoptère en compagnie de James Bond.
Le domaine politique
Si la reine Elizabeth a toujours cherché à maintenir la couronne au-dessus des partis politiques, elle n’en a pas moins été pleinement engagée, toute sa vie durant, dans les affaires du monde. Croyant fermement au Commonwealth, en dépit du fait que ses propres premiers ministres avaient depuis longtemps perdu confiance dans cette organisation, elle a joué un rôle de médiatrice dans les conflits entre ses États membres et a apporté son soutien et ses conseils aux dirigeants du Commonwealth – y compris à ceux qui étaient fortement opposés au gouvernement britannique.
Ses premiers ministres ont souvent salué sa sagesse et ses connaissances politiques, résultat de ses années d’expérience et de sa lecture quotidienne assidue des journaux du pays. Harold Wilson a confié qu’assister à la traditionnelle audience hebdomadaire avec la reine sans être préparé lui donnait la même impression qu’être interrogé à l’école sans avoir fait ses devoirs. Il est par ailleurs de notoriété publique que la reine, de son côté, trouvait difficiles les relations avec Margaret Thatcher.
La reine et le duc d’Édimbourg se sont même parfois opposés à l’utilisation politique dont ils pouvaient être l’objet. Par exemple, en 1978, ils n’ont pas dissimulé leur mécontentement quand le ministre des Affaires étrangères de l’époque, David Owen, les a contraints à recevoir au palais de Buckingham le dictateur roumain Nicolae Ceausescu et son épouse. La reine a également souvent joué un rôle très constructif dans la politique étrangère de Londres, donnant un aspect plus cérémonial et public en soutien du travail des ministres.
Par ailleurs, elle a établi de bons rapports avec plusieurs présidents américains, notamment Ronald Reagan et Barack Obama, et sa visite réussie en 2011 en République d’Irlande, au cours de laquelle elle a étonné ses hôtes en s’adressant à eux en gaélique, reste un modèle de l’impact positif que peut avoir une visite d’État.
Elle a même été capable de mettre de côté ses sentiments personnels concernant l’assassinat en 1979 de Lord Mountbatten (l’oncle maternel de son époux) et d’accueillir avec cordialité l’ancien commandant de l’IRA Martin McGuinness quand celui-ci a pris ses fonctions de vice-premier ministre d’Irlande du Nord en 2007.
En réalité, elle n’a exprimé ses propres opinions politiques qu’exceptionnellement, et toujours très brièvement. Ainsi, lors d’une visite à la Bourse de Londres après le krach financier de 2008, elle a demandé sèchement pourquoi personne n’avait vu venir la crise.
En 2014, son appel soigneusement formulé aux Écossais pour qu’ils réfléchissent bien à leur vote lors du référendum sur l’indépendance a été largement – et à juste titre – interprété comme une intervention favorable au maintien de l’Union. Et à l’approche de la conférence COP26 en 2021 à Glasgow, à laquelle elle a dû renoncer de participer pour raisons médicales, elle a exprimé l’irritation qu’elle ressentait en constatant l’insuffisance des actions politiques face à l’urgence du changement climatique.
Les dernières années
Ces dernières années, alors qu’elle avait eu 95 ans le 21 avril 2021, elle avait enfin commencé à ralentir, déléguant davantage à d’autres membres de la famille royale ses fonctions officielles, y compris le dépôt annuel de sa couronne au cénotaphe le dimanche du Souvenir. En mai 2022, elle délègue au prince Charles sa fonction cérémoniale la plus importante, la lecture du discours du Trône lors de l’ouverture officielle du Parlement.
Elle aura toutefois conservé jusqu’au bout sa capacité à faire face aux crises. En 2020, alors que la pandémie de Covid fait rage, la reine, contrairement à son premier ministre, a adressé à la nation – depuis Windsor, où elle est confinée – un message calme et fédérateur. Sa brève allocution combine la solidarité avec son peuple avec l’assurance que, selon une formule empruntée à la fameuse chanson de Vera Lynn datant de la Seconde Guerre mondiale, « We will meet again » – nous nous retrouverons.
Cette dernière décennie lui a également apporté son lot de tristesse. Son petit-fils, le prince Harry, et l’épouse de celui-ci Meghan Markle, ont renoncé à leurs fonctions royales, ce qui a profondément blessé la famille régnante – blessure aggravée lorsque, dans une interview accordée à la journaliste américaine Oprah Winfrey qui fit le tour du monde, les Sussex ont accusé la famille royale de les avoir traités avec cruauté, dédain et même racisme.
Peu après le choc causé par l’interview, Elizabeth perdait son mari depuis 73 ans, le prince Philip, mort le 9 avril 2021 à quelques mois de son 100e anniversaire. Lors de ses funérailles, organisées en petit comité du fait des exigences imposées par la crise sanitaire, la reine était apparue comme une silhouette inhabituellement solitaire, petite, masquée, assise à l’écart des autres personnes présentes. Dans les mois suivants, l’impact profond de cette perte n’est devenu que trop évident, sa santé déclinant progressivement.
La douleur provoquée par l’éloignement des Sussex a été fortement aggravée par la disgrâce, peu après, du prince Andrew, son deuxième fils et, selon certains, son fils préféré, dont le nom est désormais étroitement associé à celui du pédophile américain Jeffrey Epstein. Le monde entier a vu un membre éminent de la famille royale accusé par un tribunal américain de relations sexuelles avec des mineurs ; en outre, Andrew a aggravé son cas en accordant une interview désastreuse à la BBC.
La reine a réagi au scandale avec une détermination remarquable : elle a déchu son fils de tous ses titres royaux et militaires, y compris du très prestigieux « HRH » (Son Altesse Royale), le réduisant, de fait, au statut de simple citoyen. À ses yeux, personne, pas même ses plus proches, ne devaient saper par leur comportement tout ce qu’elle avait accompli au cours de son règne pour protéger et préserver la monarchie.
Le succès de son jubilé de platine, en 2022, montre à quel point elle a conservé l’affection de son peuple ; un moment fort, particulièrement bien accueilli, a été un charmant caméo la montrant prenant le thé avec l’ours Paddington, personnage de contes pour enfants.
Une idée très répandue dans le pays affirme que la reine apparaissait régulièrement dans les rêves des Britanniques ; mais son contact le plus régulier avec ses sujets était son message annuel de Noël, diffusé à la télévision et à la radio. Cette allocution ne reflétait pas seulement son travail et ses engagements au cours de l’année précédente ; elle réaffirmait aussi, avec plus de franchise et de clarté que chez la plupart de ses ministres, sa foi chrétienne profondément ancrée.
En tant que chef de l’Église d’Angleterre, elle était elle-même un leader spirituel et ne l’a jamais oublié. Au fil des années, le message de Noël s’est adapté aux nouvelles technologies, mais son style et son contenu sont restés inchangés, reflétant la monarchie telle qu’elle l’avait façonnée.
Sous Elizabeth II, la monarchie britannique a survécu en changeant son apparence extérieure sans modifier son rôle public. Les détracteurs républicains de la monarchie avaient depuis longtemps renoncé à exiger son abolition immédiate et accepté que la popularité personnelle de la reine rende leur objectif irréalisable de son vivant.
Elizabeth II, dont le règne de 70 ans aura été le plus long de toute l’histoire de la monarchie britannique, laisse à son successeur une sorte de république monarchique dans laquelle les proportions des ingrédients qui la composent – la mystique, le cérémonial, le populisme et l’ouverture – ont été constamment modifiées afin qu’elle reste essentiellement la même. Les dirigeants politiques et les commentateurs du monde entier reconnaissent depuis longtemps que la reine s’est acquittée de son rôle constitutionnel souvent difficile et délicat avec grâce… et avec une habileté politique remarquable.
Sa sagesse et son sens du devoir jamais pris en défaut lui ont valu d’être considérée avec un mélange de respect, d’estime et d’affection qui transcendait les nations, les classes et les générations. Elle était immensément fière du Royaume-Uni et de son peuple, mais en fin de compte, elle appartenait au monde, et le monde pleurera sa disparition.
Sean Lang, Senior Lecturer in History, Anglia Ruskin University
Cet article est republié à partir de The Conversation partenaire éditorial de UP’ Magazine. Lire l’article original.
Image d’en-tête : Lichfield/Getty Images – 1971