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Crise, ou l’état naturel des sociétés

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La crise est le mot fourre-tout de notre époque contemporaine : galvaudé, bricolé, ressassé, il intervient pour tout et en exprime la confusion : crise de la société, du couple, de la famille, de la politique, du sens, du pétrole, de la finance mondiale, de la civilisation, des valeurs, des banlieues, de la religion, du commerce, de la culture… Le mot est multiple et sa polysémie le renvoie à un niveau d’entendement global : la crise n’est plus seulement la rupture brutale dans un continuum ; c’est l’état naturel d’une société qui évolue dans l’incertitude, dont l’incertitude est la substance même.

La crise apparaît dans tous les rouages des sociétés car elle est la nature même de la société actuelle : elle transmute des complémentarités en antagonismes, des déviances en tendances, des processus structurant en facteurs destructeurs, des régulations en coercitions, des progrès en dérèglements, des systèmes contrôlés en mécaniques autonomisées. Le sens de la crise contemporaine est justement une altération du sens, de la signification, de la direction à suivre. Nietzsche en exprime bien le caractère pathétique : « Je ne sais de quel côté me tourner ; je suis tout ce qui ne peut trouver d’issue, gémit l’homme moderne… C’est de cette modernité-là que nous étions malades. »

Edgar Morin dit que « nous sommes dans un devenir où la crise nous apparaît, non comme un accident dans nos sociétés, mais comme leur mode d’être. » Il reprend ainsi la même idée développée par le philosophe italien Antonio Negri : « La crise n’est pas le contraire du développement, mais sa forme même ». (1)

● L’association de la crise au développement ne peut être seulement fondée sur le processus désorganisateur/réorganisateur du mouvement de progrès des sociétés ; le développement étant alors conçu comme la perpétuelle destruction du socle sociétal sur lequel il s’appuie. Le développement c’est aussi la marche forcée vers l’incertitude et la construction d’incertitudes, à chaque étape, plus grandes. L’imprédictibilité du processus de développement est plus que jamais tangible et vérifiée. Tout progrès comporte sa part d’ombre, imprévisible et parfois inattendue ; tel Janus aux deux visages, il a aussi le masque du futur incertain.

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● Selon le dictionnaire Robert, en grec krisis désigne la décision. Mais, quand on consulte un dictionnaire gréco-français comme le Bailly (édition de 1950-1137), on s’appercoit qu’au sens premier, krisis est « l’action ou la faculté de distinguer », puis au sens deuxième « l’action de choisir ». Dans un troisième sens, Krisis est « l’action de séparer » (avec l’idée du dissentiment, d’une confrontation ou de la contestation). Ce n’est que dans le quatrième sens qu’on identifie l’idée de décision qui concerne d’abord la décision judiciaire (jugement) puis l’issue ou le dénouement et, ensuite, la connotation que le dictionnaire prète à Hyppocrate comme « phase décisive d’une maladie ». Enfin, un dernier sens ne devrait pas nous laisser indifférent puisque krisis connote aussi « l’explication ou l’interprétation d’un songe ».

Ce détour par l’étymologie nous permet en fait d’élargir le sens commun qui prédomine en cette fin de siècle et qui associe la « crise sociale » à l’issue fatale de notre société. Si nous partons du dernier sens, appliqué aux analyses qui se multiplient sur les processus de sortie de modernité, ce que je préfère dénommer actuellement « trans-modernité » plutôt que post-modernité, nous pouvons en dégager un parallèle avec ce que le grec désigne comme « interprétation d’un songe ». Le songe moderne, si intimement lié à l’idée de progrès et non moins subtilement associé au passage du travail comme instrument de torture à celle du salariat , est en panne.

Il nous faut en réalité, face à une situation critique, et en revenant aux sens associés à la notion grecque de krisis, distinguer les alternatives, choisir les priorités et séparer les arguments des arguties, le bon grain de l’ivraie, pour tout dire mettre l’homme et l’avenir des sociétés au centre des systèmes de décision.

(1) Edgar MORIN, Pour entrer dans le XXIe siècle, Seuil, 2004

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