Une série radiophonique récente évoque « un baby blues mondial ». Dans un nombre croissant de pays, les sphères politiques s’inquiètent de la baisse de la natalité/fécondité, posant les termes d’un narratif nouveau. Alors que le monde académique a depuis relativement longtemps intégré la baisse tendancielle de la fécondité mondiale et ses conséquences en termes de dynamiques démographiques au seuil du XXIIe siècle, les élites politico-médiatiques semblent se focaliser sur des temporalités plus courtes, des représentations plus catastrophistes et des injonctions aussi volontaristes que limitées.
Une situation démographique en trompe-l’œil
Selon la définition de l’Institut national des études démographiques (INED), le taux de natalité est le nombre de naissances vivantes de l’année rapporté à la population moyenne de l’année, alors que le taux de fécondité est le rapport du nombre de naissances vivantes de l’année à l’ensemble de la population féminine en âge de procréer (entre 15 et 50 ans). Les taux de natalité et de fécondité, souvent interchangés, sont des indicateurs qui s’articulent en ce sens que la fécondité est en fait une condition de la natalité, et c’est pour cela qu’elle permet des questionnements plus riches.
Selon les Nations unies, l’augmentation de l’espérance de vie et le décalage dans le temps entre la baisse de la natalité et la baisse de la population – ce qu’on appelle inertie démographique – entraîneront pendant encore une cinquantaine d’années une hausse de la population mondiale, spécialement dans les zones persistantes de peuplement, en particulier en Afrique subsaharienne.
Toutefois, la baisse massive de la fécondité que l’on observe actuellement devrait y mettre un frein, voire un coup d’arrêt au tournant du siècle à venir. Cette tendance, qui voit le nombre moyen d’enfants par femme devenir progressivement inférieur au taux de remplacement de 2,2, présente des caractéristiques très particulières et offre des éclairages sur les enjeux sociaux, économiques et écologiques de notre modernité.
Elle est tout d’abord sans aucun précédent dans l’histoire (hors des pandémies ou famines de grande ampleur comme au XIVᵉ siècle dans la mesure où, tout en restant un phénomène collectif, elle repose de plus en plus sur des décisions personnelles et des choix reproductifs moins « contraints » au niveau individuel ou au niveau méso des ménages, ce qui se traduit par la limitation et/ou l’espacement des naissances en anticipation et en réaction aux dynamiques économiques, sociales, culturelles, anthropologiques avec lesquelles elles s’articulent.
Cette tendance est aussi universelle, même si l’ampleur et le rythme de son déploiement sont différenciés et encore très limités – comme cela est observable en particulier en Afrique subsaharienne.
À l’échelle globale du monde, la baisse de la fécondité est en accélération sur les 50 dernières années. L’indicateur conjoncturel de fécondité dans le monde (ICF) est de 2,3 en 2021, alors qu’il s’établissait à 5,1 en 1965, 4,8 en 1970, 3,7 en 1980, 3,3 en 1990 et encore 2,8 en 2000. Cette inflexion à la baisse s’est accélérée après 2015.
Enfin, cette tendance apparaît inéluctable, conséquence de facteurs d’importance différenciée selon les contextes et qui sont souvent difficiles à isoler, voire à quantifier.
La fécondité est de plus en plus tardive dans les pays de l’OCDE et certains des « géants » démographiques. En France, en 2015, on a observé un recul de 4,5 ans de l’âge moyen du premier enfant (28,5 ans) par rapport au milieu des années 1970. Cette dynamique est aussi observable dans tous les pays de l’OCDE sans exception sur la période 1995-2014, comme le montre le tableau suivant :
Enfin, comme le montre le tableau suivant, ce phénomène touche ce qu’il est convenu habituellement d’appeler des « géants » démographiques tels que la Chine, l’Inde ou l’Indonésie, avec des impacts quantitatifs importants sur la démographie mondiale.
Vers une mondialisation des comportements reproductifs ?
À l’instar des pays « anciennement » engagés dans le modèle de développement de l’anthropocène et qui présentent des taux de très faible fécondité (Europe, Japon, une grande partie des États-Unis), certains pays se sont agrégés à cette tendance plus tardivement et de façon plus accélérée que les premiers, surtout en Asie (Turquie, Iran, Corée du Sud) et en Amérique du Sud (Colombie, Brésil). Ces pays à très faible fécondité, auxquels il faut ajouter la Fédération de Russie, représentent près de 40 % de la population mondiale. Si l’on y ajoute les pays à faible fécondité (entre 1,7 et 2,1) du cône sud de l’Amérique latine, des périphéries chinoises, de l’Inde et de l’Asie du Sud-Est, ce sont près des deux tiers de la population mondiale qui participent de ces tendances nettement baissières.
Au-delà de la corrélation entre niveau de développement économique et transition de la fécondité, quelques pistes d’explication sont possibles. Au premier chef, c’est l’expansion, à l’échelle quasi planétaire, du modèle de la famille nucléaire à fécondité faible ou modérée, lui-même résultant de l’évolution des normes socio-anthropologiques, en particulier les avancées globales en matière d’égalité entre les femmes et les hommes en ce qui concerne l’éducation et la reconnaissance progressive, par et pour les femmes, du droit à une existence sociale hors du foyer domestique, via les études, l’emploi et l’engagement associatif, par exemple.
D’autres déterminants sont à l’œuvre, comme le développement et le financement de l’accès aux produits et services en matière de santé de la reproduction et de droits qui y sont attachés (contraception et interruption volontaire de grossesse) ; l’accélération de la scolarisation (celle des filles en particulier) ainsi que de l’urbanisation, qui limite le logement pour les familles nombreuses et l’accès au travail pour les jeunes ; et enfin la convergence des modes de consommation et de standards globalisés des comportements socio-culturels véhiculés par les réseaux sociaux.
Dramatisation des narratifs et enjeux environnementaux
Depuis le XIXe siècle, à partir des théories de Malthus et jusqu’à aujourd’hui, un narratif s’était imposé autour des termes d’« explosion démographique », de « bombe démographique » et de « surpopulation » – narratif encore d’actualité et largement instrumentalisé à propos des dynamiques de peuplement, essentiellement en Afrique subsaharienne.
Plus récemment, et en sens inverse, l’accent mis sur le ralentissement, voire le recul de la fécondité, continue à transformer des dynamiques démographiques objectivables en des récits catastrophistes servis par un lexique très connoté, dominé par des expressions telles que « déclin démographique », « bascule démographique », « hiver démographique », voire « effondrement démographique ».
Ainsi, après le narratif du spectre de l’explosion démographique installé par Malthus, c’est le narratif de l’effondrement démographique et civilisationnel qui s’installe progressivement en proposant des solutions qui vont du « réenchantement » religieux à marche forcée comme dans la théocratie iranienne (sans réel succès par ailleurs) aux incitations financières significatives en vigueur en Chine en passant par l’appel à la fibre patriotique et au « réarmement démographique ».
En matière de démographie, le vocabulaire a toujours eu un rôle de signifiant qui dépasse les données objectivables pour traduire des sous-jacents en termes de représentations d’ordre politique, sociétal et anthropologique – et ce, dans des contextes pourtant différents. Le moment actuel semble résonner avec des sentiments d’angoisse civilisationnelle dans les pays développés et en émergence, corrélée à la marginalisation économique et géopolitique croissante de l’Occident, lequel est associé à des « valeurs » largement remises en cause (démocratie, égalité femmes-hommes, droits humains).
Enfin, les baisses différenciées de la fécondité dans le monde peuvent aussi être analysées comme des réponses multisituées (individuelles et collectives) à la crise mondialisée du changement climatique.
En effet, si le choix de faire moins d’enfants pour sauver la planète peut représenter une attitude éco-responsable au niveau individuel, n’est-il pas plus déterminant de repenser collectivement et radicalement les modes de production et de consommation, et leurs conséquences en termes de gaspillages, d’épuisement des ressources, de pollutions massives et de dégradation du climat et de la biodiversité ?
Il est avéré que ce régime économique est de moins en moins soutenable et qu’il appelle des politiques nécessaires de décarbonation au niveau mondial. Un tel système ne peut rationnellement être un modèle de développement pour tous les habitants de la planète. Les défis à régler sont bien plus d’ordre écologique, climatique, environnemental et social que purement démographique.
Serge Rabier, Chargé de recherche Population et Genre, Agence française de développement (AFD)
Cet article est republié à partir de The Conversation partenaire éditorial de UP’ Magazine. Lire l’article original.