À partir du 5 novembre 2024, une nouvelle réglementation transformera Paris Centre en une Zone à Trafic Limité (ZTL), où seuls les véhicules ayant une destination précise au sein de ce périmètre seront autorisés à y circuler, interdisant ainsi tout trafic de transit. En dépit de la justification écologique avancée, la critique du psychologue Arnaud Plagnol fait écho aux ressentis de nombreux Parisiens qui redoutent que leur ville, au fil de ces décisions, se distancie davantage d’un lieu vivant et inclusif, pour devenir un espace réglementé et figé. Pour ces habitants, ce serait la fin d’une ère : celle d’un Paris accessible et vibrant, où les classes sociales et les cultures pouvaient encore se croiser.
Inspirée des modèles européens de Milan, Rome, ou Madrid, cette nouvelle mesure vise à apaiser la circulation, réduire les nuisances, et encourager les mobilités douces. Toutefois, certains y voient le signe d’un changement plus profond et déplorent l’aspect parfois « muséal » qu’elle confère à la ville. Le Professeur Arnaud Plagnol critique cette évolution de Paris vers une « cité réservée », où la diversité et l’effervescence de ses quartiers sont peu à peu gommées par des politiques de circulation restrictive et de piétonnisation intensive.
Arnaud Plagnol souligne que les zones apaisées, devenues emblématiques depuis les années 90 avec des quartiers comme Montorgueil, ont souvent initié une gentrification qui s’accompagne d’une « homogénéisation sociale et d’une exclusion des classes populaires. »
Pour Plagnol, poursuivre la métamorphose de Paris en « une enclave pour une élite » en quête de tranquillité, est un risque important que les quartiers historiques se transforment en « décor » dénué de son âme populaire. Derrière les objectifs d’écologie et de durabilité, les nouvelles réglementations pourraient, selon lui, « verrouiller » un centre-ville de plus en plus inaccessible aux habitants les plus modestes, et restreindre les interactions sociales diverses qui faisaient autrefois la force de la capitale.
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… un enfant parisien, qui s’était baigné dans Paris, énivré de Paris pendant des heures et des jours innombrables, qui connaissait tous les quartiers, tous les faubourgs, avait marché dans toutes les rues, savait distinguer, les yeux clos, le bruit d’un carrefour du bruit d’un autre, recevait du sol, des murs, du ciel de la grande ville mille communications secrètes qu’il enfermait dans son cœur, qui était nuit et jours sa richesse et son ravissement…. »
Jules Romains (1)
L’été parisien a été marqué par les Jeux Olympiques… sans Parisiens, car ceux-ci avaient fui la ville, redoutant les QR-codes et interdictions en tout genre, rappelant fâcheusement le temps des confinements délirants. Hormis les sites sportifs, désertés dès le lendemain de la cérémonie de clôture, tout le centre est resté un univers virtuel, un extraordinaire décor, mais en réalité déshabité, où seuls des touristes fortunés se sont peut-être imaginés découvrir ce qui fut la Ville-Lumière, capitale millénaire et mythique de la France.
Mais ce Pariland ne date pas des Jeux Olympiques, la ville ayant été transformée ces dernières années par un désir inconscient, mais d’autant plus farouche, d’en faire une cité réservée sous une politique officiellement inclusive. Nous avons vu ainsi fleurir les zones piétonnes, immanquablement associées, depuis le cas d’école de Montorgueil dès les années 90, à une gentrification intensive des quartiers ainsi « apaisés ». Partout, nous avons assisté au même processus délétère : affiches aussi décalées qu’autoritaires « Patience ! Nous embellissons votre quartier » ; travaux polluants au mépris des habitants ; fermeture des voies pour les véhicules motorisés, privatisation de rues entières ; création de bandes végétalisées à un coût écologique pharamineux ; transformation des commerces ; départ des familles et derniers habitants à revenus modestes ; claustration des personnes âgées ; fermetures de classes, si ce n’est d’écoles ; homogénéisation sociale radicale dont témoignent les terrasses des cafés relookés où s’étale désormais une indécente jeunesse yuppie.
Un cadavre récent ? La rue d’Amsterdam, chère à l’unanimiste Jules Romain, artère vitale pour descendre de la Place Clichy à Saint-Lazare, et que tous les Parisiens des deux rives aimaient emprunter lorsqu’ils revenaient des Puces. Place Clichy, Europe, Nouvelle-Athènes, Tivoli, Budapest… Oui, on traversait au moins cinq mondes en suivant l’Amsterdam et ses affluents !… Ah quelle sinistre voie aujourd’hui ! Ah, rendez-nous les klaxons et la fureur de vivre !!! Seuls y filent désormais des fatbikes agressifs et gonflés au lithium. Et les cafés branchés font
fuir le flâneur amoureux de sa ville, horrifié par les floppées de hipsters vautrés au coude-à-coude sur des bancs vintage — les mêmes clones qu’il retrouvait déjà partout aux Batignolles ou aux Abbesses, dans tout le 9ème de Pigalle (« SoPi » ! 2 ) au marché Cadet via la rue des Martyrs, dans les 3/4 du 10ème (avec la jugulaire désormais garrottée du Canal Saint-Martin) et du 11ème (Oberkampf, la Roquette,
les ruines de la Bastille…), la moitié du 12ème (Viaduc, Bercy-Village, le Faubourg-Saint-Antoine accaparé pas les bourgeois…) et du 14ème (rue Daguerre, la Gaîté…), etc.
Inutile d’évoquer le sort des quartiers les plus centraux (1er -6ème ), scellé par la fermeture de la rue de Rivoli sur la rive droite ou de la rue Saint Jacques sur la rive gauche — attentat sacrilège contre un chemin millénaire.
Pourquoi cette mécanique d’exclusion sociale impitoyable à Paris, dont la feuille de vigne est une écologie fantasmée et mortifère ?
La rage anti-sociale
Selon la théorie de l’identité sociale, nous fonctionnons au sein d’un endogroupe avec lequel nous partageons codes sociaux et idéaux, et nous favorisons inconsciemment notre endogroupe tandis que nous tendons à rejeter les exogroupes (3). Avec un capitalisme débridé en toile de fond (4), il n’en faut guère plus pour comprendre de quelle façon la vie sociale à Paris a été laminée, la vélo-cité vitrifiée n’étant que la touche finale à un processus de gentrification totale de la capitale, amorcé à la fin du siècle dernier, et qui s’étend aujourd’hui via le projet du Grand Paris Express à toutes les villes accessibles par le métro au détriment des classes populaires (5).
Depuis 2014, Paris perd chaque année 12 400 habitants dont 6 000 écoliers (5% des effectifs), les familles quittant massivement la capitale, des écoles entières sont fermées (6). Certes, il y a bien des raisons officielles à cet exode urbain : rapport surface/coût des logements, qualité de vie, pollution, baisse de la natalité… Chacun comprend la montée des prix de l’immobilier devenus prohibitifs.
Cependant, cette envolée est ancienne, datant des année 90, et les familles revenaient au contraire au début des années 2010 à Paris (7), alors encore carrefour de tous les mondes possibles, de toutes les trajectoires, de tous les rêves… A la fin de ses deux mandats, en 2014, Bertrand Delanoë, « maire aphrodisiaque », se réjouissait de la forte natalité parisienne (8). Et ce n’est pas le confinisme fou de 2020-2022 qui a subitement révélé aux Parisiens que l’on respire mieux partout ailleurs ! Les Parisiens se sont toujours moqués de la « pollution » du centre (9), sachant bien qu’habiter la Ville-Lumière est un extraordinaire privilège valant tous les sacrifices.
En réalité, les familles et les travailleurs quittent massivement Paris parce que la vie est devenue impossible pour eux. Dès qu’un couple a des enfants, y habiter est aujourd’hui un cauchemar, à moins d’être un militant allumé de l’endogroupe aux commandes (les écobobos) et /ou un riche héritier de l’Ouest, d’où l’on peut encore s’évader facilement via l’autoroute de Normandie vers sa résidence secondaire. Le contrôle des modes de déplacement, avec l’interdiction de facto de la voiture hors très hauts revenus, est ainsi aujourd’hui un outil d’exclusion sociale terriblement efficace : lorsque l’on a des enfants, ou lorsque l’on s’occupe d’une personne âgée ou en situation de handicap, chacun, même amoureux du vélo, même détestant la voiture, a besoin de prendre celle-ci quelquefois dans l’année — bien sûr, le moins possible à moins d’être masochiste —, par exemple pour des soins urgents.
De même, chacun a besoin une ou deux fois l’an d’appeler le plombier ou l’électricien, sans être confronté à des tarifs prohibitifs du fait d’une circulation devenue impossible même pour les professionnels. Chaque Parisien/ne aujourd’hui bricole donc tant bien que mal sa machine à laver, met du scotch à ses vitres cassées, rafistole sa chaudière. Un jour, il/elle en a assez ou les ennuis sont trop graves et finit par déménager pour un pavillon de banlieue où son empreinte énergétique sera bien plus forte (10) ; certes il/elle devra se servir dix fois plus de sa voiture, mais sans les humiliantes et coûteuses contraintes parisiennes.
Il est vrai que dans le 16ème on se fiche qu’une vélo-cité soit toxique pour la planète, on n’a jamais aussi bien circulé, on dispose d’un parking ou l’on prend le taxi, et les places résidentielles sont garanties des intrus par le rodéo continu des voitures bardées de caméras des sociétés privées sous contrat juteux avec la Mairie.
Dès lors que les artères vitales comme la rue de Rivoli ont été interdites aux flux économiques de base, l’embolie mortelle de la ville était programmée. Les commerçants du centre de Paris, bien avant des Jeux peut-être terminaux pour eux (11), avaient déjà perdu 20 à 40% de leur chiffre d’affaires — s’ils avaient survécu —, mis à part le luxe tapageur qui prospère autour des grands hôtels et rassure les cabinets de conseil entretenant à prix d’« âge d’or » le déni de l’hécatombe (12) (sans réussir à convaincre les experts judiciaires (13) ). Hormis ce qui relève du tourisme international fortuné, l’activité économique ne reflète plus que le mode de vie hors sol du PIM 2 (Pub, Informatique, Mode et Médias). Oh, certes les gogos du dimanche peuvent toujours pédaler autour de Tuileries grillagées comme jamais ! – ainsi fonctionnait déjà le pouvoir royal il y a deux siècles avec le bon peuple.
Mais ce qui prouve le mieux la rage anti-sociale de l’endogroupe qui tient les commandes à Paris depuis 15 ans, c’est le sort fait aux deux-roues motorisés. Longtemps, Paris est resté attractif pour la banlieue, drainant sa jeunesse fauchée mais avide de vivre, car l’on pouvait y faire une virée librement en moto, au prix de quelques pétarades guère méchantes. Et nombre de professionnels s’en tiraient à l’aide d’un scooter. Hélas, il y a deux ans, l’instauration de tarifs prohibitifs a tué la venue des deux-roues banlieusards, signant le désir farouche d’être entre soi… Dehors les prétendus pollueurs de banlieue ! Ah l’odorat délicat des bobos branchés ! Et leur petite santé ! Tous allergiques ! Sans oublier le bruit trop fort pour leurs petites oreilles — il est question d’interdire carrément les deux-roues la nuit pour ne pas troubler le sommeil de ces grands défenseurs de la vie ! (14)
Autre preuve de cet auto-enfermement d’une classe sociale : la restauration des barrières aux portes de Paris. Il est devenu quasi-impossible d’entrer dans Paris ; par exemple, la Porte de la Chapelle, par laquelle on débarquait autrefois du 93, de la Picardie, du Nord… est devenue un sinistre goulot d’étranglement. Le tramway des Maréchaux, à la fréquentation des plus médiocres, se révèle n’avoir été qu’un prétexte pour réédifier un rempart, comme cela n’avait plus été tenté depuis les Fermiers Généraux (« Le mur murant Paris rend Paris murmurant »). Et
les durs de la Mairie ont obtenu de mettre le périphérique au pas en piétinant les besoins vitaux des villes alentour et des travailleurs qui se lèvent tôt… Mesure dénuée de tout justification rationnelle, hormis la rage d’exclusion d’un endogroupe, prêt à tout pour se différencier des classes populaires par leur humiliation, en déniant leur droit à circuler selon des modalités inconnues depuis l’Ancien Régime.
Les ultimes Parisiens aux revenus modestes, sans résidence secondaire, au logement exigu, interdits d’auto personnelle – c’est-à-dire d’autonomie—, surveillés partout par des caméras, sont désormais condamnés à la vie intra muros, sans bistrot accessible, mais avec ses jardins orwelliens où une police municipale recrutée à grand frais sévit contre les improbables infractions écologiques (elle s’en prend surtout aux malheureux chiens). Même les bois de Vincennes et de Boulogne sont aujourd’hui interdits au public populaire et réservé aux riches des beaux quartiers, le stationnement étant désormais payant. Mais qu’importe aux écolobobos que l’autonomie soit la raison essentielle pour laquelle une immense majorité de Français continue de désirer une voiture, au point qu’il s’agit du principal patrimoine de ceux qui n’ont pas le privilège d’être propriétaires de leur logement ! (15) Bien au contraire, pour l’endogroupe aux commandes, il s’agit d’une raison majeure d’exclure définitivement hors de Paris ceux qui aspirent encore à la liberté.
Mort d’une ville-univers
C’est vrai, j’aime Paris d’une amitié malsaine ;
J’ai partout le regret des vieux bords de la Seine :
Devant la vaste mer, devant les pics neigeux,
Je rêve d’un faubourg plein d’enfants & de jeux,.. (16)«
Paris a longtemps été cette ville-univers qui a fasciné Balzac, Zola ou Aragon, où sont nés tant de brillants mouvements artistiques et intellectuels, tant de révoltes bouillonnantes, des escholiers du Moyen âge aux étudiants soixante-huitards, jusqu’à incarner la Révolution – 1789-1794, 1830, les Saisons, 1848, la Commune… – son âme étant intimement liée à l’intuition sensuelle de l’Insurrection, c’est-à-dire à la Liberté.
Hélas, un millénaire de primauté dans les arts a été anéanti par un fléau pire que les Vikings de 885 car rien ne pourra être rebâti, même si voir passer les pelotons des petits bobos repliés à Montreuil descendre le matin la rue La Fayette offre une distraction prisée type « planète des Humains 2024 ».
Il n’y aura plus jamais d’insurrection à Paris, plus d’intuitions sensuelles, plus d‘enfants bruyants… Bientôt le centre, interdit à la circulation, sera définitivement embaumé : adieu Châtelet, Marais, Sentier ! Adieu le Boul’Mich’ ! Adieu la Mouffe ! Notre-Dame, autrefois point zéro de l’univers, n’est déjà plus que réalité virtuelle, témoignant d’un monde anéanti (et chaque vrai/e Parisien/ne le pense secrètement : sa cathédrale a bien fait de se consumer dès lors que la rue Saint-Jacques était assassinée).
Depuis dix siècles, et particulièrement depuis l789, Paris était « la France même » (Tocqueville), carrefour de toutes les provinces : Auvergne, Bretagne, Picardie, Alsace, Provence, Gascogne, Ardèche… Mais en ce début du XXI ème siècle, Paris s’est coupé de la sève qui la nourrissait. Bien sûr cela fait longtemps que le « Paris d’Audiard » est fini (17), mais il ne s’agit pas de nostalgie et le constat politique est implacable : le fossé est devenu infranchissable entre les « élites » autoproclamées de la capitale – ou plutôt d’un quarteron d’Ecoles énarcoïdes des 6ème-8 ème arrondissements –, et l’immense majorité des Français, bonnets rouges ou gilets jaunes, comme les résultats des dernières élections l’ont confirmé avec la montée tragique de l’extrême-droite.
Certes, les métropoles régionales ne sont guère mieux loties, leur « cœur de ville » étant de même aujourd’hui abandonné aux écobobos locaux auto-héroïques et anti-érotiques… Et aux Parisiens félons débarqués du TGV ! Mais Paris, comme capitale, ne pouvait sans tuer son âme devenir une réserve exclusive de bobos, un « Village du Prisonnier » (18) avec ces initiés aux codes branchés genre « Bonjour chez vous ! ». Nombre de yuppies d’ailleurs, devenus télétravailleurs, ne passent plus à leur domicile parisien que quelques jours par mois, lorsqu’il n’est pas loué sur Airbnb, et font du surf à Biarritz ou du ski nautique à Porto Vecchio en exaspérant les populations locales (19).
Désormais réservé à une ultra-minorité qui défend férocement ses privilèges contre le bien commun, Paris n’a plus de titre à être la Capitale de la France, même si c’est la mort dans l’âme que je l’affirme. J’étais un vrai Parisien, je ne quittais jamais ma ville, même et surtout en août, mais il faut l’admettre, ce vieux cher Paris n’est plus, et rien ne pourra le sauver… Les bourgeois rêvaient depuis 1830 de rejeter les classes populaires hors de Paris, ils ont mis 200 ans mais c’est fait. Peut-être tout était-il consommé dès 1977 et l’élection d’un maire véritable
échappant au pouvoir à la tête de la France pour la première fois depuis la fin tragique en 1358 du trop ambitieux prévôt des marchands Etienne Marcel.
Le destin funeste de Paris reflète en fait une monstrueuse erreur politique dont les ravages sont incommensurables partout en Europe. La dé-densification des centres-villes les condamne au triste sort des réserves touristiques. Les agglomérations deviennent ainsi « multicentriques », comme le projet du Grand Paris porté par les énarcoides néo-libéraux s’en vantent, c’est-à-dire amorphes, anonymes et sinistres, telles les pseudo-villes états-uniennes, avec les désastres écologiques afférents à l’étalement dans l’espace.
Quel est le sens d’une cité Capitale ? Pourquoi une ville vivante nécessite un centre habité physiquement, mentalement et spirituellement ? Parce que, tel un être vivant autonome, selon les lois de l’écologie fondamentale, une ville ou un pays implique une structure bien articulée pour l’organiser de façon dynamique, avec une clé centrale (la « tête » – caput), afin que son potentiel néoténique, c’est-à-dire sa capacité créatrice de redéploiement de l’univers, reflet direct de la liberté, puisse se révéler infini (20). Si la France a pu porter l’idéal de la Liberté,
c’est parce que celui-ci pouvait s’incarner dans la génialité sensuelle d’une ville-univers, carrefour des mondes possibles, en résonance avec les autres villes-univers que sont Marseille, Lyon, Strasbourg, Lille, Nantes, Bordeaux,Toulouse…, chacune devenant en fait ville-univers par leurs liens mutuels via le centre et rayonnant sur la toile entière des villes et villages de France et d’ailleurs.
Pas d’extension infinie des mondes sans centre érotique de gravité à l’intersection des axes vitaux sur lesquels soufflent les arts et les humanités !
Quelle cité Capitale ?
Paris étant déchu, quelle autre ville peut assumer le rang capital ? Un seul regard sur une carte de l’Hexagone, visualisant l’intersection des axes néoténiques cardinaux, suffit pour comprendre pourquoi Paris fût et quelle cité sise sur la Seine peut relever un tel défi : historiquement, socialement et spirituellement, la réponse est évidente, confirmée d’ailleurs avec éclat par l’actualité récente.
Paris a obtenu et réussi les Jeux Olympiques grâce à la Seine Saint-Denis au point qu’il est proposé de rebaptiser les Jeux « Seine-Saint-Denis 2024 » (21).
L’engagement des habitants de Plaine-Commune a sauvé les Jeux (22), en contraste avec la fuite honteuse des Parisiens. Bien au-delà du village olympique ou de Saint-Denis Pleyel (annoncé comme les Halles du XXI ème siècle), Saint-Denis, dont le marché — depuis toujours le plus grand d’Ile-de-France — anime un centre piétonnier idéal axé par l’admirable avenue de la République, est devenue le cœur battant d’un territoire d’une extraordinaire attractivité, porté par « la plus forte densité de projets en France, si ce n’est en Europe » (23) .
Même si les rejetons des yuppies commencent à l’investir pour faire main basse sur la rent gap (24), il faudra des siècles pour qu’ils en évincent les classes populaires, tandis que la dynamique sociale séquano-dionysienne, soutenue par d’inestimables richesses de mondes affluant de partout sur la Terre, est aujourd’hui la plus féconde de France métropolitaine.
Saint Denis, premier évêque de Paris, portant lui-même sa tête (caput) tranchée, avait marché de Montmartre (« le mont du martyre ») jusqu’au champ où fut édifié plus tard la basilique qui porte son nom. Pressentait-il déjà le funeste destin de Paris comme Capitale ? En tous cas, le saint céphalophore a montré le chemin de Paris à Saint-Denis, où la vraie fondatrice de la France, sainte Geneviève, fit bâtir une église, appelée à devenir l’abbaye princeps du Royaume, lieu de sépulture des rois et reines dès le bon roi Dagobert († 639), et qui accueillit le premier sacre d’un roi de France (Pépin-le-Bref, en 754, par le pape Etienne II).
L’abbé Suger (1081-1151), que certains considèrent comme l’autre fondateur de la France, et à coup sûr introducteur de l’art gothique, c’est-à-dire l’art français (francigenum opus), est le concepteur de l’incroyable basilique, sans rivale dans l’univers connu :
Le nouveau chevet étant réuni au narthex
L’église étincelle, éclairée en son vaisseau médian,
Car lumineux est ce qui joint en clarté deux sources de lumière… (25). »
Récemment Saint-Denis a avalé Pierrefitte, pour devenir la deuxième commune d’Ile- de-France, mais c’est Paris que Saint-Denis aurait dû avaler ! Dans le sillage des Jeux Olympiques, Saint-Denis doit achever sa mue vers la Seine, ériger enfin les tours de sa basilique, et être reconnue au plus vite comme la capitale de la France, peut-être en conservant feu Paris comme annexe-Prater, tel un géant gisant dans son tombeau.
Arnaud Plagnol, Parisien, psychiatre, professeur de psychologie à l’université Paris 8 à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis)
(1) Jules Romains, La Vie unanime – Poèmes (1904-1907), Gallimard (NRF), Préface de 1925 (p. 15-16)
(2) South Pigalle pour les initiés
(3) Tajfel, H., & Turner, J. (2001). An integrative theory of intergroup conflict. In M. A. Hogg & D. Abrams (Eds.), Intergroup relations: Essential readings (pp. 94-109). New York : Psychology Press
(4) Voir Le Monde, 29 septembre 2024, entretien de Cathy Remy avec Hacène Belmessous,
https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/09/28/hacene-belmessous-chercheur-la-ville-inclusive-que-l-on-nous-vante-se-trouve-peu-a-peu-habillee-d-autres-qualificatifs_6337954_3224.html
(5) Anne Clerval, Paris sans le peuple. La Gentrification de la capitale (2009, Ed. La Découverte) ; Anne Clerval & Laura Wojcik, Les Naufragés du Grand Paris Express (2024, Ed. La Découverte)
(6) Ouest-France, 5 octobre 2021, https://www.ouest-france.fr/education/ecole/6-000-ecoliers-en-moins-a-paris-le-covid-en-partieresponsable-16c7856a-2c45-11ec-8e7d-0373d7df7446 ; Le Parisien, 30 décembre 2002, https://www.leparisien.fr/paris75/demographie-a-paris-pres-de-20-000-habitants-ont-quitte-la-capitale-en-un-an-30-12-2022-
LJCMUPZDRNHIHBPKPPDUDA5NLU.php ; National Geographic, 27 avril 2023
https://www.nationalgeographic.fr/demographie/a-paris-la-baisse-demographique-se-poursuit
(7) Journal du Dimanche, 19 avril 2010, https://www.lejdd.fr/Societe/Les-familles-sont-de-retour-a-Paris-187388-3101102.
(8) Le Figaro, 15 janvier 2014, https://www.lefigaro.fr/flash-actu/2014/01/15/97001-20140115FILWWW00499-delanoe-ps-je-suis-un-maire-aphrodisiaque.php
(9) La qualité de l’air s’est améliorée nettement en Ile-de-France depuis le début du siècle, diminuant l’impact supposé de la pollution atmosphérique sur l’espérance de vie (Santé Publique France, Bulletin Epidémiologique Hebdomadaire, 11 octobre 2022,
http://beh.santepubliquefrance.fr/beh/2022/19-20/2022_19-20_1.html). Cet impact est en réalité complexe car la densité de la population dont la pollution est le reflet est liée à une meilleure accessibilité des soins (e.g., le cas fameux de Hong-Kong à l‘espérance de vie record)
(10) Un truisme méconnu : dé-densifier les centres urbains conduit à augmenter l’empreinte énergétique par habitant (habitat plus clairsemé, artificialisation des sols, emprise au sol et logements plus grands, déplacements motorisés accrus, consommation de chauffage et d’eau augmentés, etc.). Une telle dé-densification des centres ne peut être compensée écologiquement par l’émergence de pôles de densité en périphérie, par exemple autour des nouvelles gares du Grand Paris Express, bien au contraire
(11) Le Parisien, 20 août 2024, https://www.leparisien.fr/jo-paris-2024/le-desastre-absolu-a-paris-la-desillusion-dans-les-commerces-restes-deserts-pendant-les-jeux-20-08-2024-F5BVCQRXMBETRB3Z5JMDSN6KOU.ph ; Le Figaro, 26 août 2024,
https://www.lefigaro.fr/economie/le-plus-incomprehensible-c-est-que-ca-ne-reparte-pas-apres-les-jo-a-paris-les-acteurs-du-tourisme-souffrent-20240826
(12) Le Parisien, 17 novembre 2021, https://www.leparisien.fr/paris-75/une-artere-beaucoup-moins-vivante-les-passants-inquiets-de-la-baisse-de-frequentation-de-la-rue-de-rivoli-a-paris-17-11-2021-V3DIWA3MZREWHBSIN7YEN5XBXA.php ; Le Figaro, 7 juin 2022,
https://www.lefigaro.fr/societes/paris-les-commercants-de-la-rue-de-rivoli-interdite-aux-voitures-tirent-la-sonnette-d-alarme-20220606#:~:text=Alors%20que%20la%20célèbre%20rue,mobilisent%20pour%20changer%20les%20choses, Actu Paris, 7 janvier 2023, https://actu.fr/ile-de-france/paris_75056/commerces-quel-avenir-pour-la-rue-de-rivoli-boudee-par-les-enseignes_56422078.html; Le Parisien 20 octobre2023 https://www.leparisien.fr/paris-75/paris-la-rue-de-rivoli-sans-voitures-seduit-les-consommateurs-mais-divise-encore-les-commercants-20-10-2023-Y5E4IRQGV5ELPFZFAZC6VCADPU.php
(13) Le Parisien, 16 septembre 2024, https://www.leparisien.fr/paris-75/rue-de-rivoli-la-fronde-des-commercants-pour-obtenir-des-baisses-de-loyer-face-a-la-faible-frequentation-16-09-2024-LKUHBWZZNNCILLR66EZADKP2X4.php
(14) Rappelons également qu’une association d’écologistes parisiens basée à « SoPi » (South Pigalle, donc, pour les yuppies) a arraché en 2022 en Conseil d’Etat le contrôle technique des deux-roues, interdisant de facto à des millions de jeunes en France qui n’ont pas les moyens des beaux quartiers parisiens la liberté de déplacement. Le prétexte de la sécurité avancé avec celui de la pollution pour de telles mesures est typique d’une classe de possédants rêvant d’encager les autres — mais quelle haine de la vie et de ses dangers ! On sait que la rage de l’entre-soi s’est même étendue aux trottinettes électriques en libre-service (dont les arabesques dans l’espace public étaient portées par une légère et intolérable brise de liberté) : soit tu es un Parisien qui peut t’offrir un engin coûteux, soit tu pédales !
(15) Le Parisien, 12 octobre 2024, https://www.leparisien.fr/economie/mondial-de-lauto-2024-si-si-les-francais-raffolent-toujours-de-la-bagnole-12-10-2024-IZBIHSLJJFARJLGNN4NBQ5OQRI.php
(16) François Coppée, Promenades et Intérieurs (1872)
(17) Thomas Dutronc, J’aime plus Paris (2007).
(18) The Prisoner, série télévisée (1967-1968) créée par Georges Markstein et Patrick McGoohan. Lesymbole du Village est un grand bi
(19) Le Monde, 28 octobre 2023, https://www.lemonde.fr/campus/article/2023/10/28/la-cote-basque-un-eldorado-pour-jeunes-cadres-parisiens-j-organise-mes-rendez-vous-en-fonction-des-marees-pour-aller-surfer_6196900_4401467.html
(20) La néoténie cérébrale désigne chez l’être humain le potentiel ouvert par les prodigieuses possibilités de recombinaisons synaptiques bien après la naissance. La néoténie psychique désigne la capacité de recombinaisons mentales potentiellement infinies dont les humains sont dotés. Voir Plagnol, A. (2023). Principes de navigation dans les mondes possibles – Tome 2 : horizons et dangers. Garches : Terra Cotta
(21) Le Monde, 26 juillet 2024, https://www.lemonde.fr/sport/article/2024/07/26/jo-2024-en-seine-saint-denis-des-promesses-des-chantiers-et-des-habitants-qui-ont-du-mal-a-adherer_6258798_3242.html
(22) Le Monde, 1 août 2024, https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/08/01/jo-2024-a-la-plaine-saint-denis-salim-dabo-l-autre-maire_6263846_3224.html ; Le Monde, 7 août 2024,
https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/08/07/jo-2024-en-seine-saint-denis-180-000-billets-gratuits-et-quelquesdeceptions_6272022_3224.html
(23) Le Monde, 11 septembre 2024, https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/09/11/autour-du-village-olympique-une-revolution-urbaine-a-marche-forcee_6312173_3224.html
(24) Ecart entre le revenu foncier actuel et le revenu foncier potentiel, moteur principal de la gentrification car déterminant les investissements comme l’a montré le géographe Neil Smith
(25) Suger (1081-1151), La Geste de Louis VI