Face aux échecs répétés des politiques publiques en matière de réduction des pesticides et des émissions de méthane, le recours à de nouveaux indicateurs se multiplie. Présentés comme des outils de progrès, ces « thermomètres » revisités masquent en réalité l’absence de réelles avancées. Derrière ces choix techniques se cache une stratégie des lobbies pour semer le doute, retarder les transformations nécessaires de notre agriculture et éviter les réformes profondes de notre système alimentaire.
Les politiques publiques des dernières années n’ont pas permis d’atteindre les objectifs de réduction de moitié des pesticides. Le choix récent d’un nouvel indicateur fait artificiellement baisser leurs impacts, ce qui ne résout en rien les questions de toxicité et d’écotoxicité. Dans le domaine de l’élevage, certains lobbies proposent de changer la manière de calculer le pouvoir de réchauffement du méthane, ce qui minimise les changements à faire en agriculture et dans notre alimentation. Dans
les deux cas, le changement de thermomètre acté ou vanté ne fait que semer le doute sur les questions de santé et d’environnement.
De nouveaux indicateurs qui ne font que retarder la recherche de vraies solutions pour réduire les émissions de méthane et les pesticides
Notre système alimentaire est défaillant pour la santé et l’environnement. Il génère des coûts cachés équivalents presque au prix de la nourriture. Ces coûts sont estimés à 170Mds d’euros pour la France (FAO). Quatre facteurs principaux sont à l’origine de ces coûts. Il s’agit d’excès (i) d’utilisation d’engrais azotés et de (ii) pesticides de synthèse, (iii) d’élevage sans lien au sol et de consommation de produits animaux, et (iv) de consommation d’aliments ultra-transformés.
Ces excès affectent notre santé, mais aussi notre environnement proche (utilisation des engrais azotés et des pesticides en agriculture) et global (dérèglement climatique provoqué par les émissions de méthane et de protoxyde d’azote en agriculture).
Des indicateurs sont couramment utilisés pour mesurer ces impacts. Il s’agit en quelque sorte de thermomètres permettant de suivre au fil des années les améliorations ou non suite à l’application des politiques publiques.
Nous nous limitons ici aux pesticides de synthèse appliqués en agriculture et aux émissions de méthane provenant de la fermentation entérique des ruminants (vaches et moutons) et des déjections animales. Les indicateurs historiques utilisés pour suivre la réduction de l’utilisation de pesticides (plan Ecophyto) ou la trajectoire des émissions de gaz à effet de serre (Stratégie Nationale Bas Carbone) ont fait récemment l’objet de propositions alternatives qui aboutissent à réduire leurs impacts. Ces indicateurs alternatifs, mal étayés par la science, sèment le doute chez certains décideurs et consommateurs. C’est pourquoi, il importe d’en montrer les limites ou dangers.
Les pesticides : changer la manière de comptabiliser leur utilisation est un frein à la recherche d’alternatives
L’essentiel de cette section est un résumé de : le nouvel indicateur du plan Écophyto compromet la protection de la santé. En 2008, le gouvernement lançait le plan Ecophyto pour réduire l’utilisation des pesticides de 50 % en 10 ans. Ce plan n’a pas fonctionné car les indicateurs utilisés, comme l’IFT (Indicateur de Fréquence de Traitement) et le NODU (NOmbre de Doses Unités) n’ont pas vraiment baissé depuis 2008.
Récemment ces indicateurs ont été contestés par la profession agricole qui a poussé le gouvernement à adopter un nouvel indicateur le HRI-1 (pour (Harmonized Risk Indicator), le nouvel indicateur européen. À la différence du NoDU, l’indicateur HRI-1 prend en compte la masse de produit utilisée sans tenir compte de la dose appliquée par unité de surface. Pour comprendre le problème qui résulte de cette situation, la comparaison suivante est faite : « imaginez que les autorités médicales décident de mettre en place des mesures pour limiter la consommation des antalgiques en France, en adoptant un indicateur similaire au HRI-1, en prescrivant de la morphine (posologie de l’ordre de 30 mg/j) pour remplacer le paracétamol (posologie de l’ordre de 4000 mg/j), la quantité d’antalgiques vendue serait réduite de 92 %, sans que l’indicateur ne puisse faire la différence entre la puissance des deux antalgiques ! Les autorités pourraient avoir l’impression que leur politique fonctionne, mais il n’est cependant pas sûr que la santé publique y gagnerait… »
Par ailleurs, les coefficients de dangerosité du HRI-1 n’ont aucun fondement clair. Pourquoi un facteur 64 pour les produits qui sont en train d’être interdits et 8 pour ceux qui ne relèvent d’aucune catégorie ? Enfin, l’indicateur HRI-1 est modifié de manière rétroactive au gré des interdictions réglementaires, ce qui entraîne des distorsions significatives de ses valeurs. Ainsi, en remplaçant une substance sans risque apparent et autorisée en culture biologique par une autre probablement dangereuse, la contribution au HRI-1 est fortement réduite. Autre exemple, si un produit classé préoccupant est supprimé et remplacé l’année suivante par un autre pesticide de la même catégorie et de même dose homologuée, le calcul de l’HRI-1 sera réévalué pour les années antérieures à l’interdiction, en utilisant le facteur de pondération 64. Alors que rien n’a changé en termes de pratiques agricoles, l’HRI-1 sera fortement réduit alors que dans ces mêmes conditions, le NoDU, lui, ne varie pas. Ainsi, le HRI-1 ne reflète ni l’utilisation des pesticides ni les risques associés. En outre, comme les composés utilisés en agriculture biologique ont en général des taux d’application plus élevés, l’adoption du HRI-1 revient à discriminer ce type d’agriculture comparé à celle utilisant des pesticides de synthèse. Des chercheurs ont d’ailleurs proposé des compléments pour corriger quelques faiblesses.
Appliqué rétrospectivement à l’échelle de la France, la baisse de l’indicateur depuis 2011 serait de 32% alors que le Nodu est resté quasiment stable. Un tel indicateur laisse donc à penser que de gros efforts ont été faits pour presqu’atteindre les objectifs des politiques publiques, alors que rien n’a changé en fait. Cela revient aussi à ignorer l’intérêt de la mise en œuvre des principes de l’agroécologie, notamment par la diversification végétale et la santé du sol, alors qu’ils sont nécessaires pour une large gamme d’enjeux allant de la gestion de l’eau à la résilience au dérèglement climatique.
Le méthane : changer l’évaluation de son impact sur le climat ne change en rien la nécessaire réduction de consommation de protéines animales
L’essentiel de cette section est un résumé de : A la recherche des bonnes équivalences climatiques entre CO2 et méthane. Le CO2 et le méthane contribuent au réchauffement planétaire. Pour comparer leurs contributions respectives, il importe de rattacher le flux annuel de leurs émissions à l’évolution de leur stock dans l’atmosphère. Le CO2 est un gaz qui reste longtemps dans l’atmosphère. Le méthane, à quantité égale émise, exerce un réchauffement plus intense, mais sur une période plus courte. La réduction des émissions de méthane apporte donc des bénéfices climatiques très élevés à court terme. Le pouvoir de réchauffement global (PRG) du méthane est cependant très sensible à l’horizon temporel retenu. Le Giec estime le PRG du méthane à 29,8 à 100 ans. Le PRG100 est devenu la métrique permettant d’agréger les gaz à effet de serre en fonction de leur impact climatique respectif. Il est utilisé pour les inventaires nationaux. Récemment, le secteur de l’élevage des ruminants, partant du fait que la durée de vie du méthane est courte, a proposé d’appliquer le PRG du méthane, non plus au montant absolu de ses émissions, mais à leur variation en utilisant un indicateur dénommé PRG*. L’idée des promoteurs du PRG* est qu’il traduit plus finement les effets des modifications des trajectoires d’émission. Ces acteurs concluent à relativiser l’urgence de la baisse des émissions de méthane sitôt que le volume des émissions est en diminution.
En France, les émissions de méthane liées aux ruminants ont reculé entre 1990 et 2021 d’environ 15%, principalement du fait de la réduction du nombre de vaches passé de 8,3 à 6,9 millions de têtes au cours de la même période. Pour les dix prochaines années, la réduction des émissions de méthane, pour atteindre les objectifs de la Stratégie Nationale Bas Carbone, est basée sur la généralisation des bonnes pratiques d’élevage et l’utilisation des technologies, sans envisager de réduire la consommation de viande. C’est pourquoi certains lobbies proposent d’utiliser le PRG*, minimisant ainsi les changements à faire en agriculture et dans notre alimentation. En effet, pour les 20 dernières années, une fois converties en équivalent CO2 avec le PRG*, cela donnerait alors des émissions négatives d’équivalents CO2 sur les trente dernières années !
Selon cet indicateur alternatif l’intensité des émissions de méthane devient secondaire et seule importe la variation de celles-ci. Il présente aussi d’autres limites. C’est aussi un indicateur « sans mémoire », si bien que son introduction dans la métrique des inventaires remettrait immédiatement au premier plan le débat sur la responsabilité des pays développés qui sont les émetteurs « historiques ». Par ailleurs, l’utilisation du PRG* pour les analyses du cycle de vie et le calcul des empreintes carbone serait problématique sitôt que le PRG* devient négatif. En outre, l’introduction du PRG* risquerait d’envoyer des incitations très contre- productives aux émetteurs de méthane. Avec cette métrique, ces pays pourraient afficher la « neutralité » sitôt qu’ils stabiliseraient le volume de leurs émissions et prétendre qu’ils n’ont plus d’effort d’atténuation à consentir au-delà, notamment en termes de réduction d’élevage et de consommation de protéines animales.
Des stratégies qui sèment le doute et ne permettront pas d’atteindre les objectifs des politiques publiques
Alors que tant pour le méthane que pour les pesticides, les indicateurs historiques indiquaient des résultats n’étant pas à hauteur des objectifs des politiques publiques, celui choisi pour les pesticides et celui poussé par certains acteurs pour le méthane, aboutissent au constat que le gros des efforts a été fait et qu’il n’est plus nécessaire de mener des politiques ambitieuses dans ces domaines. Ces nouveaux indicateurs sèment donc le doute et ouvrent la porte aux lobbies.
Ainsi, le PRG* est promu par au moins dix groupes industriels et entités alliées sur au moins quatre continents, y compris au niveau de l’UE. Des universitaires de l’UC Davis et de l’Université d’Oxford, tous deux financés par l’industrie, ont également participé à la promotion de cet indicateur par l’industrie et ont plaidé pour une utilisation du PRG* par l’ndustrie d’une manière qui affaiblirait considérablement les engagements climatiques. Diverses tactiques des géants de la viande et des produits laitiers sont utilisées pour retarder, détourner l’attention et faire dérailler les actions visant à transformer le système alimentaire, à l’image des stratégies utilisées par les industries du tabac. En France, la popularisation de cet indicateur est croissante, sans donner lieu à un débat scientifique contradictoire. Enfin focaliser le débat sur le méthane occulte le fait que réduire la production et la consommation de produits animaux est aussi justifié par la nécessité de réduire d’une part les émissions d’azote réactif (nitrates, ammoniac, protoxyde d’azote), et d’autre part la consommation de produits animaux pour des raisons de santé ; l’avantage étant à des régimes flexitariens. Pire encore, cela crée un embrouillamini qui empêche de porter l’attention sur les modes d’élevage qui rendent le plus de services à la société, en l’occurrence les élevages herbagers.
Pour les pesticides, le nouvel indicateur occulte la raison principale de l’échec du plan Ecophyto qui a reposé sur une approche d’amélioration des techniques et non d’un changement en profondeur de système. Les industriels se sont alors pleinement engouffrés dans cette brèche, mettant en avant les progrès fait sur les techniques d’épandages, le meilleur ciblage pour une agriculture raisonnée avec une communication sur cette baisse quantitative alors que le nombre d’agents actifs lui ne diminuait pas bien au contraire. Le plan Ecophyto a donc ignoré le verrouillage d’un système socio-technique où les agriculteurs ne pouvaient à eux seuls, changer les pratiques, empêchant d’imaginer des voies alternatives. Le nouvel indicateur non seulement ne s’attaque pas plus au fond du problème, mais il rassure en laissant croire qu’on est sur la bonne trajectoire. En outre, il conforte les lobbies. Ainsi, Phyteis, l’ex Union des Industries de la Protection des Plantes, déclare : « L’indicateur HRI-1 est un moyen de mesurer la réduction des risques, il est plus pertinent que le Nodu établi en France pour suivre le plan Ecophyto. Outre sa complexité, le Nodu ne prend en compte que les quantités de substances actives vendues par les distributeurs agricoles aux agriculteurs. Il ne reflète pas l’évolution des pratiques agricoles. »
Dans les deux cas, les nouveaux indicateurs défendus correspondent à des subterfuges qui ne font que retarder et donc complexifier les choix qui seront à faire plus tard, tant pour réduire les coûts cachés du système agri-alimentaire que pour honorer les objectifs des politiques publiques.
Michel Duru, Directeur de Recherche honoraire de l’INRAE
Illustration d’en-tête : Montage UP’ Magazine







