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Nature moderne

Nature moderne, de Derek Jarman – Préface d’Olivia Laing – Traduit de l’anglais par Julou Dublé – Photographie d’Howard Sooley – Éditions Actes sud, 12 novembre 2025 – 528 pages

Cinéaste queer et punk anglais, Derek Jarman apprend sa séropositivité en 1984 et décide de quitter la ville pour s’installer dans une cabane de pêcheur, au pied d’une centrale nucléaire. Il se met en tête de passer les jours qui lui restent à y cultiver un jardin déraisonnable et magnifique : battu par les vagues, le vent, et pourtant résolument fertile.
Nature moderne est le journal sans fard de ses dernières années dans cette improbable oasis construite de ses mains, refuge face à la violence de l’époque et à la montée de la maladie. Il est une célébration lumineuse de ce qui vit malgré tout : l’amour et les corps, la littérature et le cinéma, les mauvaises herbes et les goélands.

Nature moderne est le livre que j’aime le plus au monde.
Je n’ai jamais rien lu si souvent et rien n’a jamais eu sur moi une influence si profonde. […] Derek m’apparaît encore comme le meilleur, mais aussi le plus radical des nature writers, parce qu’il refuse d’exclure le corps de sa sphère d’intérêts ; il documente les marées montantes de la maladie et du désir avec autant de soin et d’attention que la découverte d’un argousier ou d’un figuier sauvage.”
Olivia Laing

Avec Nature moderne, Actes Sud publie bien plus qu’un journal : c’est une sorte de testament paysager, un autoportrait en fragments où Jarman réinvente sa propre manière d’habiter le monde. Le livre est composé de notes, de listes, de souvenirs, de colères et d’instants de grâce, comme si l’auteur cherchait à saisir la vie dans son flux, sans ordonnance ni hiérarchie. La forme est libre, parfois fulgurante, parfois méditative — elle épouse la fragilité de l’existence autant que la brutalité du réel.

Ce qui frappe d’abord, c’est la tension entre deux environnements radicalement opposés : d’un côté, la centrale nucléaire, masse froide, sourde, monumentale ; de l’autre, le jardin de Dungeness, composé de galets, de plantes maritimes, de bois flotté et d’objets récupérés. Ce jardin n’est pas une fuite vers la nature au sens romantique : c’est un acte de résistance esthétique, presque politique. Cultiver, pour Jarman, devient un geste d’obstination — un refus de se laisser réduire à sa maladie, mais aussi un refus de céder à la stérilité symbolique que la société de l’époque impose aux personnes séropositives.
Le livre témoigne ainsi d’une poétique de la survie, où chaque fleur qui pousse, chaque plante qui s’accroche dans le vent fait figure de manifeste. La nature, pourtant rude et exposée, devient l’espace où se réapprend la joie : une joie ténue, parfois austère, mais intensément vivante. Jarman transforme un désert minéral en lieu d’appartenance, comme si la création — qu’elle soit artistique ou horticole — prolongeait le souffle vital.

On retrouve par ailleurs dans Nature moderne ce qui fait la singularité de Jarman cinéaste : sens du cadre, attention aux textures, goût du montage et du collage. Le texte, fragmentaire, fonctionne comme un film en accéléré. Passé et présent se mêlent : souvenirs d’amours et de tournages, listes de plantes, réflexions politiques, évocations de la scène queer anglaise, moments de faiblesse et éclairs d’humour. L’ensemble tient d’une mosaïque où chaque fragment, même infime, contribue à dessiner un monde.

Mais l’atmosphère qui s’impose, au fil des pages, n’est pas seulement contemplative. Le livre porte aussi une colère intacte, dirigée contre l’homophobie, l’inaction politique, le traitement médiatique du sida. Jarman ne s’en cache pas : écrire est aussi un moyen de lutter, de témoigner, de laisser une trace dans un contexte où tant de vies disparaissent dans le silence. Cette lucidité donne au journal sa densité morale : loin d’être un simple refuge, le jardin devient un poste d’observation, un lieu d’où penser le monde et ses injustices.
Ce qui rend Nature moderne si touchant, enfin, c’est qu’il parvient à tenir ensemble la vulnérabilité et la puissance. À mesure que la maladie progresse, l’écriture s’affine, se dépouille, mais ne renonce jamais à la beauté. Le jardin devient la métaphore d’une persistance du vivant : quelque chose pousse encore, même au bord du néant. Et c’est précisément ce mouvement, ténu mais réel, que Jarman parvient à faire sentir.

Ce livre est bouleversant, non parce qu’il exhibe la souffrance, mais parce qu’il montre comment une existence menacée peut encore inventer de la beauté, de la tendresse et du sens. C’est un texte qui respire la liberté, l’indiscipline, la rage de créer. Un livre qui, à sa manière, nous apprend que vivre — vraiment vivre — consiste parfois à jeter des graines au vent, même sur un terrain improbable, et à croire qu’elles trouveront où s’enraciner.

Derek Jarman (1942-1994) était un cinéaste, artiste visuel et écrivain britannique. Diagnostiqué séropositif en 1986, il est devenu une figure emblématique de la lutte contre le sida et un critique virulent de la société conservatrice britannique. Il a laissé une œuvre littéraire importante, notamment ses journaux, et un jardin artistique et poétique à Dungeness, en Angleterre, devenu lieu de mémoire.

⇾ À noter / Agenda :

  • Derek Jarman & Julou Dublé – jeudi 20 novembre – Marseille
    Rencontre autour du livre de Derek Jarman, Nature moderne, le jeudi 20 novembre 2025 à 19h avec la librairie Histoire de l’œil à Marseille.
    En présence de Julou Dublé, traductaire du texte.
  • Derek Jarman & Julou Dublé – jeudi 27 novembre – Paris (11)
    Rencontre autour du livre de Derek Jarman, Nature moderne, le jeudi 27 novembre 2025 à 19h avec la librairie Les mots à la bouche à Paris (11e).
    En présence de Julou Dublé, traductaire du texte.
  • Derek Jarman & Julou Dublé – dimanche 30 novembre – Paris (13)
    Rencontre autour du livre de Derek Jarman, Nature moderne, le dimanche 30 novembre 2025 à 18h45 au mk2 Bibliothèque à Paris (13e).
    En présence de Julou Dublé, traductaire du texte.

Les rencontres seront suivies d’une séance de dédicaces.

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