Comment accepter que les produits chimiques qui imprègnent nos sols, nos assiettes et in fine, nos corps, soient évalués sur la base de tests incomplets, parfois falsifiés ? Comment tolérer que des agences censées protéger le public se retranchent derrière le secret industriel pour valider des substances dont la toxicité réelle reste inconnue ? Pourquoi les mélanges commerciaux, mille fois plus dangereux que leurs molécules isolées, n’ont-ils jamais été testés sur le long terme ? Et jusqu’à quand laisserons-nous un système agro-industriel subventionner la pollution plutôt que la santé ? Face à ces dérives, quarante-trois scientifiques de renommée mondiale publient un avertissement implacable : sans révolution de la toxicologie et de la régulation des pesticides, c’est notre santé, notre biodiversité et notre alimentation qui continueront de payer le prix fort.
Devant ce flux de questions, quarante-trois scientifiques s’unissent pour dénoncer un système réglementaire qu’ils estiment aussi opaque que dangereux. Ces scientifiques, issus de cinq continents, lancent ainsi un cri d’alarme sans précédent. Dans un appel mondial publié dans la revue Environmental Sciences Europe, ils dénoncent les failles majeures du système actuel d’évaluation des produits chimiques. Coordonné par le Pr. Gilles-Éric Séralini, toxicologue et auteur principal de l’étude, l’article intitulé “Scientists’ Warning: We Must Change Paradigm for a Revolution in Toxicology and World Food Supply” appelle à une transformation radicale de la toxicologie pour protéger la santé humaine, la biodiversité et l’avenir de l’alimentation mondiale.
Des tests réglementaires biaisés et une fraude systémique
Les scientifiques estiment que le système actuel d’évaluation repose sur une série de biais structurels qui compromettent la fiabilité des décisions publiques. Selon eux, la plupart des tests toxicologiques réglementaires sont réalisés non pas par des laboratoires indépendants, mais par les industriels eux-mêmes ou par des prestataires financés par ces derniers. Cette organisation crée, d’après les auteurs, un risque majeur de conflits d’intérêts, susceptible d’influencer la manière dont les protocoles sont définis, les données interprétées ou les résultats présentés. « Les agences réglementaires valident ces évaluations incomplètes et dissimulent leurs données derrière le secret industriel. Il s’agit d’une falsification réglementaire globale, qui met en danger la santé publique et l’environnement », dénonce le Pr. Séralini.
Ils soulignent également que les études soumises aux agences ne portent généralement que sur les substances actives isolées, et non sur les formulations commerciales complètes utilisées sur le terrain. Or ces formulations contiennent de multiples co-formulants — solvants, adjuvants, agents de pénétration — dont certains peuvent amplifier la toxicité ou favoriser la pénétration des molécules dans les cellules. Les chercheurs affirment que ce décalage méthodologique revient à tester une version théorique, et parfois beaucoup moins toxique, des produits réellement appliqués dans les champs et retrouvés dans l’environnement.
Autre point mis en avant : la confidentialité des données. De nombreuses agences de régulation protègent une large partie des dossiers toxicologiques au nom du « secret industriel ». Pour les signataires, cette opacité empêche la réanalyse indépendante des résultats et ouvre la porte à des erreurs, à des omissions ou, dans certains cas, à des pratiques trompeuses. Ils évoquent ainsi des cas documentés où des études défavorables n’auraient pas été transmises aux autorités, ou encore des analyses réalisées selon des protocoles obsolètes ou incomplets.
L’ensemble de ces éléments conduit les chercheurs à parler d’un « système de validation » qui, selon eux, favorise les lacunes plutôt que la rigueur scientifique. Ils appellent à une réforme profonde, fondée sur l’indépendance des études, la transparence totale des données brutes et l’obligation de tester les produits tels qu’ils sont réellement utilisés. Pour eux, seule une telle transformation permettrait de rétablir la confiance du public et de garantir une protection sanitaire conforme aux connaissances scientifiques actuelles.
Des polluants pétroliers et des métaux lourds non déclarés
L’équipe met également en lumière une réalité méconnue du grand public : tous les pesticides analysés contiendraient des résidus pétroliers et des métaux lourds non déclarés. Présents depuis leur invention, ces composants amplifient la toxicité des produits « plusieurs milliers de fois », selon les chercheurs. Ils seraient impliqués dans la progression rapide de maladies nerveuses, hormonales, immunologiques et cancéreuses.
Cette contamination s’étend à l’ensemble de la chaîne alimentaire et des écosystèmes, du sol jusqu’aux océans. « Nous sommes confrontés à une épidémie silencieuse de pollution chimique. Les maladies chroniques explosent, la biodiversité s’effondre et la confiance dans la science est minée par des décennies de conflits d’intérêts », alerte la Dr. Angelika Hilbeck, agroécologue à l’ETH Zurich.
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Un modèle économique qui subventionne la pollution
Mais au-delà des mécanismes d’évaluation, c’est toute une architecture économique qui entretient la dépendance aux intrants chimiques. Les auteurs rappellent que les politiques agricoles, en Europe comme ailleurs, subventionnent massivement les monocultures, l’usage intensif de pesticides et la standardisation des semences, au détriment des systèmes diversifiés et résilients. Les coûts réels de cette pollution — maladies chroniques, perte de fertilité des sols, contamination des eaux, disparition des pollinisateurs — sont externalisés vers la société, tandis que les profits restent concentrés entre les mains de quelques multinationales.
« Le système agro-industriel actuel subventionne la destruction du vivant. Les budgets publics enrichissent les grands groupes chimiques plutôt que de soutenir une agriculture saine et résiliente », souligne la sociologue Louise Vandelac.
Selon les chercheurs, cette logique crée une double distorsion : elle pénalise les agriculteurs qui souhaitent réduire leur dépendance aux produits chimiques, et elle enferme les paysans dans un modèle où la productivité apparente prime sur la durabilité. « Tant que les financements publics encourageront l’usage d’intrants plutôt que la régénération des écosystèmes, nous continuerons de nourrir une économie de la dégradation plutôt qu’une économie du vivant », insistent-ils.
Ce système, estiment-ils, freine l’innovation agroécologique, fragilise la souveraineté alimentaire et aggrave les inégalités entre petites fermes et géants agro-industriels. Pour les auteurs, réformer ce modèle économique est indispensable si l’on veut sortir d’un cercle vicieux qui subventionne la pollution plutôt que la santé.
Un plan d’action pour un nouveau paradigme scientifique
Face à ce diagnostic sévère, les auteurs proposent trois mesures immédiates pour refonder la toxicologie :
- Diviser d’un facteur 100 les seuils réglementaires de toxicité des substances déjà autorisées.
- Tester systématiquement les formulations complètes, et non leurs seuls principes actifs, à faibles doses et sur le long terme.
- Rendre publiques toutes les données brutes toxicologiques ainsi que les protocoles expérimentaux afin de garantir la transparence scientifique.
« Il n’y a aucune justification éthique ou scientifique pour garder ces données secrètes. La science doit redevenir un bien public », insiste le Prof. Michael Antoniou, du King’s College London.
L’agroécologie, une voie crédible et régénératrice de la santé
Les scientifiques rappellent enfin qu’un modèle agricole alternatif existe : l’agroécologie. Fondée sur la biodiversité, la restauration des sols et une gestion durable des écosystèmes, elle permet de produire suffisamment pour nourrir la population mondiale tout en réduisant l’exposition aux polluants chimiques. L’ONU annonçait en 2018 que l’agroécologie pourrait être l’une des solutions pour répondre aux défis à venir de l’humanité : nourrir correctement et sauver la planète.
Les analyses montrent que les aliments issus de l’agriculture écologique présentent moins de résidus pétroliers et de métaux lourds, et qu’ils favorisent une meilleure santé globale. Comme le souligne le Pr. Séralini, « Nous avons tous dans nos corps des pesticides qui viennent de notre environnement et de notre alimentation. Aujourd’hui, le monde se meurt de cette toxicité ».
Pour les auteurs, l’avenir de la sécurité alimentaire dépend d’une réconciliation urgente entre science, éthique et santé publique. « L’agroécologie est une voie d’espoir, fondée sur la connaissance et le respect du vivant », conclut le professeur.
À qui profite le « crime » ?
Derrière ces défaillances structurelles, une question demeure : qui bénéfice réellement de ce système ? Les scientifiques soulignent que la complexité réglementaire, l’opacité des données et la focalisation sur les seules substances actives favorisent avant tout les acteurs économiques déjà dominants. Les géants de la chimie disposent des moyens financiers, juridiques et techniques pour produire les études exigées, orienter les normes en leur faveur et défendre leurs produits face aux controverses. À l’inverse, les alternatives — biologiques, agroécologiques ou issues de petites structures — peinent à accéder aux marchés et à s’imposer dans un cadre conçu pour les logiques industrielles.
Cette asymétrie pose une question plus large : dans quelle mesure la régulation, telle qu’elle existe aujourd’hui, protège-t-elle réellement l’intérêt général plutôt que des intérêts privés ? Pour les auteurs, la dépendance aux financements industriels, le poids des lobbys et la lenteur des institutions contribuent à maintenir en place un modèle dont les coûts environnementaux et sanitaires sont supportés par la collectivité. La pollution est partagée ; les profits, eux, demeurent concentrés.
Les scientifiques rappellent que la véritable réforme ne pourra émerger qu’en réorientant les priorités : transparence plutôt que secret, prévention plutôt que remédiation, santé publique plutôt que rentabilité à court terme. Car, concluent-ils, tant que la question « à qui profite le crime ? » continuera de trouver des réponses univoques, aucun changement de paradigme ne pourra advenir.








Super de super !
Jacques de Gerlache, (éco)toxicologue