Messager entre ciel et terre, la figure de l’oiseau traverse les œuvres présentées, tantôt paré des couleurs flamboyantes de la tapisserie, tantôt réduit à l’essence fragile et mystérieuse de ses plumes. L’exposition « PARADE » est une invitation à suivre ce vol, à se laisser emporter entre luxuriance et étrangeté, entre jubilation et silence. Les grandes tapisseries lumineuses de Dom Robert, figure majeure de la tapisserie d’Aubusson, déploient une nature foisonnante où oiseaux, fleurs et feuillages composent des scènes vibrantes, presque musicales. Elles côtoient les sculptures et bas-reliefs en plumes de Kate MccGwire, convoquant l’animal d’une tout autre manière.
Dans les œuvres de Dom Robert, la profusion des couleurs et la rigueur du dessin traduisent une joie panthéiste et une célébration du vivant.
Comme le facteur Cheval, Dom Robert ne semblait pas prédestiné à la reconnaissance artistique : moine bénédictin, il trouva dans la tapisserie un langage pour exalter la nature et l’esprit. Le facteur Cheval, quant à lui, simple postier, édifia pierre après pierre un palais rêvé qui défie le temps. Tous deux ont fait éclore une œuvre inattendue, née de la fidélité à un monde intérieur plus fort que les conventions.

Tapisserie de lisse, Aubusson, 167,5 x 212 cm
Face à elles, les sculptures et les bas-reliefs en plumes de Kate MccGwire (née en 1964 dans le Norfolk) convoquent l’animal d’une tout autre manière. Ses enchevêtrements de plumes, aux textures soyeuses et miroitantes, donnent forme à des créatures énigmatiques, à la fois séduisantes et inquiétantes. Les plumes, détachées de l’oiseau, deviennent matière organique, flux, spirales ou nœuds, rappelant à la fois le corps, l’instinct et le mystère.
Le travail de Kate MccGwire, par la collecte patiente des plumes, leur tri, leur assemblage minutieux, partage avec la tapisserie cette dimension d’endurance et de persévérance. Chaque œuvre est le fruit d’une répétition infinie de gestes, d’un temps long qui sculpte la matière et la transforme en vision. Ce rapport à la durée, à la patience quasi obstinée, fait écho à l’œuvre du facteur Cheval : la répétition inlassable du geste devient puissance créatrice, une manière de défier l’éphémère pour inscrire le rêve dans la matière.

Mixed media with pigeon feathers in bespoke cabinet
80 x 80 x 55 cm
L’exposition « PARADE » déploie un univers foisonnant où se mêlent objets insolites et curiosités locales. Parmi elles, un détail surprend et intrigue : pourquoi, en 1900, l’emblème de la fanfare de Hauterives arborait-il deux grands oiseaux, des autruches ?
Chaque été, du vivant du Facteur Cheval, cette fanfare venait jouer au Palais idéal et plusieurs indices témoignent aujourd’hui de la proximité entre ses musiciens et le bâtisseur. Sans connaître précisément la nature des liens qui les unissaient, on se plaît à imaginer les cuivres résonner devant les façades baroques du Palais idéal au tout début du XXᵉ siècle, offrant à la construction en devenir un écrin musical singulier.
C’est dans cet esprit que les visiteurs sont invités à entrer dans « PARADE » en se laissant envelopper par un paysage sonore conçu spécialement par Laurent Paulré (Radio France). Cette création réactive à la fois les chants d’oiseaux chers à Cheval et l’énergie festive d’une parade villageoise, comme un écho rêvé aux concerts de la fanfare d’autrefois. Diffusée depuis un gramophone authentique de 1900, cette composition ouvre l’exposition en mêlant mémoire et imaginaire, et redonne vie à une ambiance disparue tout en invitant chacun à l’habiter à nouveau.
Les oiseaux du Palais idéal
Ce qui marque le plus dans le Palais idéal du facteur Cheval, c’est à la fois sa monumentalité mais aussi l’histoire de son créateur et j’avais envie de parler d’un élément bien plus discret qui peuple
le bâtiment : les oiseaux.
En effet, le facteur Cheval a parsemé son œuvre de plusieurs nids d’oiseaux, présence très subtile et presque invisible qui relève de la poésie pure dès lors qu’on y prête attention. L’un des premiers nids, un nid d’hirondelles, apparaît sous une voûte de la façade est, à proximité de la brouette du facteur. On en trouve plusieurs enchevêtrés dans les arbres que le facteur modèle sur les parois de la galerie. Bien moins secret mais tout aussi poétique, chacun peut admirer le majestueux volatile qui surplombe les sommets de la façade nord. Un peu plus bas, bien plus discret, on remarque aussi un petit oiseau fait de métal et non loin de lui cette phrase du facteur Cheval « Il m’a placé dans ce palais charmant où l’hirondelle reviendra chaque printemps ».
Partout, ils font partie intégrante du décor. Au fur et à mesure de son parcours, le visiteur pourra voir un aigle, un coq, une autruche, un pélican, un flamand et le phénix des gallinacées dissimulé
au milieu du jardin d’Eden. Dans son désir de partager ses connaissances du monde avec ses visiteurs, Ferdinand Cheval avait inscrit le nom de ces animaux sur ses sculptures ; pour autant,
d’autres restent anonymes dans ce foisonnement de sujets que constitue le Palais idéal. C’est le cas notamment de l’oiseau figure centrale de la Source de Vie, ou des oisillons qui attendent leur envol sur une branche de la terrasse. Dans la galerie, le visiteur attentif pourra également découvrir deux oiseaux aux yeux saphir et un envol d’oiseaux bleus.
De temps en temps, de vrais nids viennent apparaître sur le Palais idéal et accompagnent cette nuée de volatiles figés dans la pierre par le facteur Cheval.
Cette phrase du facteur Cheval inscrite dans l’une des niches du Palais « au chant de l’alouette, le matin avec ma fidèle brouette je parcourrai les chemins », nous rappelle que dès le départ, les
oiseaux ont été les compagnons de ce travailleur infatigable. C’est certainement ce qui amène Nils Tavernier a prêter ces mots au facteur dans son film : « Le vent et les oiseaux m’encouragent
».
Par ailleurs, la figure de l’oiseau dans le Palais idéal n’est pas sans rappeler celle du pigeon voyageur – oiseau messager – qui comme le facteur vient délivrer des messages après un long voyage. Pablo Picasso l’avait bien compris en rendant hommage au facteur Cheval, le représentant sous les traits d’une chimère au corps équin avec une tête de pigeon et une enveloppe dans le bec.
Le visiteur le plus attentif pourra également noter la présence d’autres figures ailées : des anges. L’un d’entre eux est désormais inaccessible aux visiteurs, caché dans la tour du petit génie dont
l’accès est fermé au public depuis plus de vingt-cinq ans, sa présence invisible en fait l’un des trésors du Palais idéal du facteur Cheval.

Tapisserie de lisse, Aubusson, 214,5 x 170,5 cm
Dom Robert
Dom Robert, né Guy de Chaunac Lanzac le 15 décembre 1907 à Nieuil-l’Espoir (Vienne) et mort le 10 mai 1997 à Dourgne (Tarn), est l’une des figures majeures de la tapisserie contemporaine. Au Poitou, pays de forêts et de chasses, il développe un regard sensible, renforcé par son passage à Paris à l’École des Arts décoratifs, puis au Maroc dans les spahis où il s’initie profondément à l’aquarelle, présentée ensuite chez Bernheim Jeune.
Entré à l’abbaye bénédictine d’En Calcat en 1930 et ordonné prêtre en 1937, il fait dialoguer art et vie spirituelle dans un même élan contemplatif. En 1941, sa rencontre décisive avec Jean Lurçat oriente son travail vers la création de cartons de tapisseries directement issus de ses aquarelles. Ses premières tapisseries, tissées à Aubusson auprès de François Tabard et Suzanne Goubely, sont rapidement exposées et reconnues, notamment au musée des Augustins de Toulouse.
En 1947, il poursuit son œuvre à Buckfast Abbey en Angleterre, trouvant dans les paysages du Dartmoor et leurs troupeaux une nouvelle source d’inspiration. Soutenu par la galerie La Demeure à Paris et les frères Gimpel à Londres, Dom Robert bénéficie d’une diffusion croissante en France et à l’international, contribuant à inscrire durablement la tapisserie dans la création moderne .De retour à En Calcat en 1958, il s’attache à la Montagne Noire, matrice essentielle de son œuvre, et crée sans relâche jusqu’en 1994, date à laquelle une chute l’oblige à cesser son activité. Tout en explorant ponctuellement la céramique ou la peinture décorative, il demeure fidèle à la tapisserie comme langage privilégié. Son héritage est aujourd’hui préservé et valorisé par les institutions et l’Association Dom Robert qui poursuivent la diffusion d’une œuvre où spiritualité, nature et art textile s’unissent avec poésie et maîtrise.
Kate Mcc GWIRE
Kate MccGwire, née en 1964 au Royaume-Uni, est une artiste britannique vivant et travaillant à Londres. Son enfance, passée dans les paysages aquatiques et marécageux des Norfolk Broads, façonne durablement son imaginaire et sa pratique. Cet environnement de zones humides, de voies d’eau sinuées et de faune sauvage nourrit une œuvre inspirée des cycles, motifs et ambivalences de la nature, où beauté et menace coexistent dans un même continuum.
Les plumes, son matériau de prédilection, sont collectées, triées et méticuleusement nettoyées au fil d’un processus long et exigeant. Par l’assemblage patient de ces éléments fragiles et souvent délaissés, elle crée des formes puissantes, tendues et sinueuses, évoquant à la fois la sculpture classique et les créatures mythologiques. Ses œuvres explorent les dualités – séduction et répulsion, organique et abstrait, fluidité et immobilité – et célèbrent la plume comme vecteur d’anatomies énigmatiques, capables d’occuper autant l’espace physique qu’introspectif.
La métaphore de l’eau, fugace et imprévisible, traverse son discours sur « la duplicité de la nature ». Elle y voit un miroir du monde : « Les motifs sont là une seconde, puis disparaissent. C’est beau, mais un danger affleure sous la surface ». Cette dichotomie, entre grâce et péril, est au cœur de sa recherche plastique et conceptuelle.
Inscrite dans une lignée d’artistes explorant l’art textile, la sculpture souple et les matériaux organiques, Kate MccGwire développe des installations souvent qualifiées de « grotesque féminin ». Intitulées Retch, Gag, Smother ou encore Fuse, ses sculptures semblent s’animer à l’intérieur de leur cadre ou déborder d’architectures domestiques – cheminées, âtres, foyers – comme sous l’effet d’un sortilège.
Diplômée d’un BFA à Farnham en 2001, puis d’un MA en sculpture au Royal College of Art en 2004, elle expose internationalement depuis 2005.
Kate MccGwire est peut être l’une des présences les plus remarquées par le public lors de l’exposition « Le vent et les oiseaux m’encouragent« , présentée au Palais idéal en 2019. Avec Transe (2018) — spirale hypnotique composée de plumes de colvert patiemment collectées et assemblées — elle y incarnait déjà un point de rencontre saisissant entre la matière organique et l’architecture minérale du facteur Cheval. Son geste, fondé sur la répétition, la collecte et l’endurance, résonnait profondément avec celui du bâtisseur autodidacte : transformer un matériau fragile en forme monumentale, inscrire une vision dans le temps long, faire de la plume un équivalent sensible de la pierre.

Autour d’elle, l’exposition de 2019 composait un dialogue multiple avec les artistes et les oiseaux, à la fois réels, symboliques et rêvés. Ali Cherri, déjà exposé en 2018 par Frédéric Legros lors de la biennale de Melle qu’il dirigeait, y présentait The Flying Machine, machine volante imitant le vol des oiseaux, ainsi qu’un assemblage poétique animal/végétal, Melancholy of Birds B (2017), marqué par une mélancolie fertile.
Jean-Luc Mylayne, lui, choisissait de les photographier sans téléobjectif — un choix impliquant proximité, temps passé et relation de confiance avec l’animal. Enfin, Rebecca Horn, avec Swan Ladder, convoquait littéralement la plume de cygne trempée dans l’encrier, métaphore de l’écriture, du mouvement et de l’élévation, rappelant une création où le corps, l’oiseau et l’esprit partagent une même dynamique de passage.
Lorsque « PARADE » revient au Palais idéal en 2025, la transition entre les deux expositions ne se fait pas seulement autour d’un motif commun — l’oiseau, la plume, l’élan — mais bien à partir de Kate MccGwire elle-même, figure de continuité sensible et organique. Sa présence renouvelée agit comme un repère : si 2019 explorait les forces invisibles d’impulsion (le vent, l’apparition, l’encouragement naturel), 2025 déploie un vivant collectif, processionnel, structuré comme une parade. La plume, chez MccGwire, ne flotte pas seulement dans l’air, elle orchestre le mouvement, compose un rythme visuel, une trajectoire, presque un cortège sculpté en spirale.
Exposition « PARADE » – Dom Robert et Kate Mcc Gwire, du 13 décembre 2025 au 20 avril 2026 – Palais idéal du facteur Cheval, 8 rue du Palais – 26390 – Hauterives dans la Drôme. (A 1h15 en voiture de Lyon, 45 min de Valence et 1h de Grenoble)






