Le grand mouvement d’individualisation de nos sociétés occidentales est porteur d’un caractère radicalement nouveau : il privatise le lien social. Le credo démocratique se débarrasse de la masse du « peuple », concept obsolescent et démonétisé, il se défait des liens de la souveraineté partagée entre des gouvernants et des gouvernés.
La démocratie va se dilater dans une nouvelle dimension : celle des droits qui protègent, donnent les règles du jeu et départagent les individualités ; celle de la jouissance privée qui mène au bien-être ou à la réussite personnelle ; celle de l’exigence volontiers militante d’un droit mondial pour défendre les hommes. La politique est ainsi redéfinie à l’aune de la logique de l’individu de droit.
L’esprit libéral moderne pose comme axe prioritaire la coexistence des singularités. Cette nouvelle dimension de la conception démocratique transcende les seuls intérêts du marché. Elle n’est pas contrainte aux seules commodités des échanges de biens, de services ou de personnes. Elle possède une nature beaucoup plus profonde, et révèle une exigence de nature universelle. L’arrivée d’Internet sera le révélateur aussi bien que l’accélérateur de cette mutation ; le réseau des réseaux transpose dans le concret technologique l’exigence de rendre solidaires des individualités mises en commun tout en leur conservant leur liberté et leur détachement.
● Le monde actuel, l’ambiance du temps, en approfondissant la logique interne du concept de démocratie à celle de l’individu en liberté, en élargit l’acception à ses contours les plus extrêmes. Le concept démocratique se dilate et emporte toute opposition pouvant se trouver sur son aire : les réactionnaires comme les révolutionnaires sont pulvérisés, les religions, les traditions et même l’histoire ne peuvent servir de prétexte à une quelconque limite de la liberté des individus. La démocratie retrouve ainsi ses fondements et ses principes, mais sans avoir besoin de les défendre. Absolus et universels, ils sont indéniables et indéfendus.
● Parvenue à son zénith, la démocratie est frappée de vertige ; privée de contradiction et d’opposition, arc-boutée sur son droit elle se retrouve seule, frappée d’incertitude. Privée de relais et d’appuis, elle doit chercher et inventer s’il le faut la nouvelle architecture de son évolution. La démocratie n’est plus seulement un régime ou un état social ; elle est devenue une manière d’être de l’humanité, une anthropologie abstraite, un royaume virtuel d’individualités en liberté. Déliés de toute attache collective, les individualités sont les électrons libres d’un système total, mondial, planétaire ; la démocratie devient alors une idée sans politique, un lieu de dissolution de tout système social, un instrument triomphant du libéralisme économique le plus radical. Instrumentalisée par la logique du marché, véhiculée par les rhizomes de l’hyperinformation, proclamée comme valeur messianique, cette démocratie façonne confusément le monde.
Chantée sur tous les airs, la mélodie démocrate prend, selon les continents et les régions de la planète, les accents d’un murmure, d’une marche triomphale ou d’un Requiem. La démocratie universelle, obligatoire, imposée, suscitée, conservée ou délivrée est le credo du monde, nouvelle religion fondamentaliste dont les fidèles sont entrés en possession d’eux-mêmes, individus du monde, libres, mais esclaves de leur liberté absolue.