Le vivant comme résistance : guerre ouverte entre technomimétisme ou biomimétisme?
« Est-ce possible que malgré les inventions et progrès, malgré la culture, la religion et la connaissance de l’Univers, l’on soit resté à la surface de la vie ». R.M. Rilke
Introduction
Dans le contexte de notre réflexion sur l’autonomie de la technique (au sens de logique propre), je propose de concentrer notre examen sur les biotechniques, c’est à dire les techniques déployées sur les organismes vivants, classiquement pour l’agriculture, mais de plus en plus vers des bio-industries diversifiées, avec les matériaux dits bio-sourcés qui vont de plus en plus prendre le pas sur les produits issus de la chimie du pétrole.
Mon propos se veut délibérément joyeux, non pas par inconscience mais conscient au contraire du foisonnement des innovations sociales qui rompent avec le mouvement massif de l’industrialisation ou se démarquent (par détournement ou subversion).
Je voudrais ici souligner qu’en s’éloignant de plus en plus du contexte (environnement sol, société, territoire) dans une obsession du « hors sol », la logique agro-industrielle est mortifère au sens où elle détruit la source même de son potentiel.
Bien plus que son autonomie, c’est son impérialisme – c’est à dire sa prétention à détenir la Vérité sur les phénomènes et sur les modes opératoires (expertise et efficacité) – qui produit l’intoxication.
Je propose l’idée que cette logique repose sur une convergence organisée par la mise en œuvre de l’idée d’équivalence avec comme pivot l’information. C’est pourquoi la convergence NBIC se fonde sur l’ordre formel ou cybernétique afin de gouverner et même de reconfigurer la matière, les vivants, les hommes et leurs échanges c’est-à-dire leur économie.
De ce fait, nous avons des sciences et des techniques parfaitement coordonnées avec les marchés… ! Ce n’est pas par hasard que la biologie soit devenue moléculaire puis synthétique : il fallait bien cela pour accaparer les valeurs du vivant que sont les gènes, supports d’information du vivant (cf le livre Biocapital de Rajan) .
Nous verrons que cette mise en LEGO du monde produit deux choses :
– La désintégration = Division d’un organisme (organisé)
– La défiguration ou dénaturation = désynchronisation : ordres et prédictions
La phrase de Paul Valéry : « Si la vie avait un but, elle ne serait plus la vie ».
Ce que je voudrais proposer à la discussion c’est que face à ce technomimétisme narcissique, la vie fait résistance. Elle oppose des propriétés inconnues dans le monde technique (que je vais développer plus loin) et notamment la régénération permanente. Envisager des biotechniques nécessite d’intégrer les logiques du vivant et par là-même de ré-affecter les projets techniques, de leur donner un nouveau motif (principe), de refonder une confiance en l’agir humain non plus dans la puissance mais dans la vulnérabilité (selon les perspectives proposées par Corinne Pelluchon dans L’éthique de la vulnérabilité).
De nombreuses expérimentations se multiplient dans cet esprit en formant des sortes d’ilôts de résistance où sont valorisés les écosystèmes, la coopération, la cohabitation de logiques diverses….
On peut regarder le mouvement technique comme l’entreprise de copier et d’amplifier les métabolismes vivants. Extensions de nos organes, fabrique d’usines énergétiques, organisation d’espaces habitables, protection des siens à l’instar des défenses immunitaires… Le vivant inspire les inventeurs par sa capacité d’auto-organisation et d’auto-réplication. Kim-Eric Drexler dans son livre Engines of création (1986) se réfère aux réalisations naturelles pour affirmer la possibilité de faire vivre des bio-robots. Avant lui, John von Neumann envisage des automates vivants, créés par l’homme, et pilotés par les algorithmes de la cybernétique. Il fallait bien confier le destin humain aux machines après la catastrophe morale de la Shoa…, après la perte totale de confiance en l’homme pour porter son destin !
Avec la biologie moléculaire, le projet de fabriquer du vivant artificiel se déploie, arrimé à une logique économique de fragmentation en biobriques ou gènes stratégiques, garantissant une valeur d’échange (brevets). La logique d’ingénieur vissée sur l’horizon du design, des standards, de la prédiction des comportements est incorporée. Le programme industriel parachevé jusque dans les champs et les corps se déploie presque … naturellement !
L’incontournable logique du Vivant
Mais la fiction s’exhibe désormais. Car si la technique s’inscrivait bien dans le monde réel jusqu’à Hiroshima, elle déploie désormais sa puissance informative dans un monde virtuel « hors sol » tout en régularités et intentionnalités. Son idéal est de contraindre la matière et la vie par l’injonction du « tout possible ». Greffer des fonctions envers et contre tout, tel est le programme de la convergence nano-bio-info-cognisciences. Domination de la raison instrumentale.
L’artéfact technique désintégré et désynchronisé porté par un récit narcissique et prométhéen est en rupture avec le mode organique du monde vivant. A tel point qu’il le fait taire dans sa prolifération – et sa propension à l’abondance – comme l’illustre la recours à la technologie Terminator (de stérilisation des graines par Monsanto). Certains biologistes l’ont bien compris quand ils disent que la « condition de mise en œuvre de la biologie de synthèse est l’indifférence au contexte ». Car, que reste-t-il de la vie si elle est arrimée à des finalités ?
C’est Georges Canguilhem qui explicite dans « Machine et organisme » la logique du vivant : « La vie est expérience, c’est-à- dire improvisation, utilisation des occurrences ; elle est tentative dans tous les sens ». Et si l’on développe sa spécificité face aux artéfacts, le vivant procède selon au moins cinq caractéristiques :
– la régénération, c’est-à-dire le renouvellement permanent de ses constituants
– l’interdépendance avec son milieu, c’est-à-dire une plasticité qui construit des traces matérielles des expériences (dans le cerveau, dans le syst immunitaire)
– l’inachèvement, c’est-à-dire son être en devenir (néoténie chème à Dany Robert Dufour)
– l’imprévisibilité qui empêche toute posture de maîtrise
– la construction d’une histoire : le vivant est auteur, il construit la signification du réel comme le souligne la linguiste Hélène Trocmé-Fabre, auteur du livre « Le langage du vivant ».
Technologies de l’humilité
Ainsi la vie comme phénomène matériel, social et historique (avec ses failles et ses ajustements écosystémiques) fait résistance à la logique des automates techniques. Et Canguilhem de poursuivre : Pourquoi ne pas penser la machine à l’image du vivant ? Il suggère d’envisager (ou de refonder) la technique comme « un phénomène biologique universel et non plus comme une opération intellectuelle de l’homme ». On quitterait alors la conception d’une technique rationnelle et bien contrôlée pour reconnaître et valoriser une démarche tâtonnante, obscure procédant par essais et erreurs.
Pour cela il faudrait faire résonner les phénomènes propres au vivant dans nos techniques : inventer des mots qui donnent sens à ce réel mouvant, déconcertant voire inquiétant… Sans doute est-ce son caractère incontrôlable qui nous amène à l’ignorer, voire le déconsidérer ….
Deux conséquences s’imposent face à une telle perspective :
– la nécessité de clarifier le discours et le contrat social – On le constate tous les jours, les gens se crispent dès lors que la technique touche aux corps ou à la nature. Les conflits sur les techniques de PMA ou celles des OGM expriment la tension entre les deux conceptions techniques. Tant que les biotechniques ne sont pas pensées comme une opportunité de refondation du projet technique et d’un changement de culture, elles resteront inacceptables.
– la nécessité de penser la responsabilité. Car si l’on rejoint Sheila Jasanoff, et son aspiration à des « technologies de l’humilité », les représentations, les exercices prospectifs et les cadres réglementaires sont à revoir. Développer cette nouvelle conception de l’ingénierie exige de l’articuler à l’humain en société. L’enjeu est de refonder un contrat social considérant le temps et les territoires. Penser les « compossibles » en société.
C’est le thème des effets sur les générations futures ou sur notre écologie humaine qui a été développé par Hans Jonas ou plus récemment par Peter Sloterdijk dans son livre « Tu dois changer ta vie ».
Expérimentations
On peut considérer que les très nombreuses démarches d’agricultures alternatives (permaculture, biodynamie, agroforecterie…) ou de pratiques alimentaires (slow food), corporelles, ou sociales (villes en transition, communautés) nouvelles expérimentent cette nouvelle voie.
Les approches d’économie circulaire ou de fonctionnalité, la considération des « capacitations » (Amartya Sen) s’apparentent aussi à ce mouvement qui porte de nouveaux modes d’échanges respectueux du capital naturel.
La bio-économie en émergence (liée à l’horizon de sortie du pétrole) constitue une opportunité pour articuler innovation technique et innovation sociale et fonder des éco-activités cohérentes et régénératrices des milieux de vie.