Usages et imaginaires du combiné e-voiture/iPhone
La voiture aura été l’objet civilisationnel du XXe siècle, modelant notre environnement et nos modes de vies. Aujourd’hui supplantée par le smartphone, la voiture et plus spécifiquement les véhicules électriques fusionnent progressivement avec les divers supports des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC) dans l’espoir d’incarner le prochain objet iconique de notre futur proche. « Quel constructeur ne rêve pas d’inventer le prochain iPhoneautomobile ? ».
Les débuts d’une histoire commune
Comme une étape précédant celle de l’investissement des NTIC dans les voitures et qui l’a au moins favorisée, l’électronique est entrée dans la conception, la production et l’entretien de la voiture. Dans les années 90, on parlait d’elle comme d’un « objet mécatronique » : le Centre Technique des Industries Mécaniques postule que « l’automobile tire la mécatronique, car le secteur s’oriente vers le véhicule intelligent, le tout électrique et de multiples fonctions intégrées, sans oublier la voiture communicante ».
Toutefois, les relations à l’électronique dans le domaine automobile étaient principalement du fait des usagers intermédiaires (concepteurs et garagistes) plutôt que du conducteur. Avec la conjugaison du smartphone à la voiture, ce sont les usagers finaux qui sont concernés, c’est-à-dire les conducteurs.
La symbiose du téléphone portable avec les véhicules a peut-être commencé par l’adaptation du kit main-libre à un usage spécifique en voiture. Les deux usages, téléphoner et conduire, quittent la simple juxtaposition pour évoluer vers l’assimilation des deux objets. Nicolas Veyrat traitait le kit main-libre tel une prothèse automobile dans une perspective où les objets devraient, dès la conception, être compris dans leur environnement d’usage incluant leur rapport au corps.
À l’apparition de l’automobile, celle-ci s’est inscrite dans la lignée des bicyclettes, et des voitures hippomobiles. Dans quelle mesure la filiation d’usage des voitures s’enrichit-elle à présent d’un nouveau membre, le smartphone ? La question de l’usage combiné voiture-smartphone est en pleine ébullition dans les ateliers de créativité industrielle. Les propositions ont trait soit à des initiatives de types réseaux sociaux liées aux véhicules (leur possession ou seulement leur usage), soit à des assistances focalisées sur le rapport de la voiture à son environnement plus ou moins proche, par exemple, la détection de places de stationnement à proximité.
L’idée est d’augmenter les possibilités d’insertion du conducteur dans un réseau quel qu’il soit. Dans cette même visée, une multitude d’objets (entre autres, GPS et détecteur de radars) s’est invitée à bord de l’habitacle avant d’y avoir été incorporé. L’automobile n’est plus un électron libre dont la navigation est indépendante, isolée dans sa trajectoire mais elle trouve des points d’ancrage mobiles à un environnement rendu flexible.
Terrain de jeux et pratiques
L’expression « autoroute électronique », qui désignait métaphoriquement Internet pourrait perdre sa qualité d’image pour s’appliquer au sens propre aux infrastructures routières à venir. Certains Conseils Généraux (notamment celui de l’Isère) ont des équipes nommées « routes intelligentes » qui travaillent à des projets allant de l’équipement en capteurs aux interfaces de covoiturage. Ces tendances alimentent la crainte du philosophe Paul Virilio : notre dépendance à un réseau interdépendant tissé par l’informatique à l’échelle mondiale (notamment celui de la bourse), laisse présager les pires conséquences en cas de problème.
La contiguïté smartphone-voiture semble s’observer plus particulièrement au sein des voitures électriques, dans la mesure où le véhicule électrique a des schémas d’usage semblables à ceux du téléphone mobile. Il faut s’assurer que la batterie est assez chargée, à défaut : la brancher, « [l]a voiture électrique [est] à la sauce cellulaire ».
De plus, tels les travaux effectués pour étendre les possibilités de réseau des téléphones portables, le véhicule électrique nécessite le déploiement d’infrastructures de recharge. La presse titre : « Voiture connectée ». Pourtant on dit d’une prise électrique qu’on la « branche », et non qu’on la « connecte ». « Connecté » sous-entend des interactions à sens multiples tandis que « branché », un sens unique. Les bornes les plus évoluées, d’ores et déjà en projet, associeront d’autres types de services, d’échanges de données à la simple recharge.
La fusion
Les rapports privilégiés entre véhicules électriques et téléphones vont au-delà de ces aspects techniques, jusqu’au niveau de la conception des voitures. Explicitement, les concepteurs de la Tesla Model S électrique (2012), déclarent qu’« elle a été conçue comme un iPhone géant ». Concrètement, cette voiture est une station d’accueil pour plugger directement le téléphone à la voiture. L’habitacle abrite un écran tactile de dix-sept pouces, il gère trois fonctions : la musique, le GPS et le contrôle de la température. L’assimilation n’a pas encore abouti puisque la relation se concentre sur des éléments de détail de l’automobile plutôt que sur sa globalité.
D’un autre côté, si nous imaginons être au volant d’un iPhone géant, nous devenons les applications qui viennent s’y ajouter, chargées ailleurs, installées ici, allant là-bas, personnalisées et standardisées. Cela revient à se poser la question de la place que l’objet donne à l’homme ainsi que la potentialité d’expression de la liberté de l’individu à travers cet objet. La volonté est clairement de favoriser le lien à l’environnement, en passant par des vecteurs technologiques. Il s’agit là du même principe que les transhumanistes poussent à l’extrême. Dans un récit d’anticipation retraçant la journée d’un homme qui a fait le pari de ne pas laisser de traces numériques, le héros conclut : « [s]ans chromosome, pas de vie. Sans numérique : pas d’existence ! ».
La différenciation
Alors que les véhicules électriques prennent modèle sur les smartphones, ils cherchent aussi à s’en différencier en construisant leur propre identité. Actuellement, elle s’exprime encore par le biais de définitions en négatif, par exemple : le véhicule électrique est une voiture thermique qui roule moins longtemps sur un plein, une voiture thermique plus propre localement. La difficulté de définition est plus grande car le contexte sociétal et industriel est en cours de mutation. La notion même de « mobilité » est en cours de réaménagement. Dans cette nouvelle conception, mobilités physique et virtuelle cohabitent.
Le sens de l’automobile électrique est en cours de définition car d’une part, l’objet n’est pas encore implanté dans la société et d’autre part, ses caractéristiques ne sont pas encore claires. Il est possible que l’assimilation au modèle numérique soit l’une de ces caractéristiques. L’ensemble des automobiles tend vers le modèle de l’iPhone, mais les véhicules électriques sont plus concernés et ouverts aux perspectives d’une assimilation au smartphone que les véhicules thermiques. L’examen des termes employés pour désigner les automobiles électriques étayent cette idée. L’usage courant est d’employer l’hyperonyme « véhicule électrique ». « Véhicule » selon le Trésor de la Langue Française dans son acception d’aujourd’hui, englobe tous types de moyens de transports. Cette appellation est le signe que l’automobile électrique ne joue pas dans la même cour que ces congénères thermiques. Quand ces dernières se frottent à d’autres sortes de moyens de transport (bicyclettes, train, et autres), le véhicule électrique, lui, se confronte carrément au regard d’autres familles d’objets (tels les divers supports des NTIC). Autour du véhicule électrique, tout est plus ouvert, plus ample : son économie, ses infrastructures, les modèles d’affaires qui l’intéressent. Le chantier est large, selon les mots de Denis Durand, « ouvert à des innovations ».
Des modèles aux noms connotés viennent compenser l’abstraction de leur nom de famille et sont « conçu[s] pour être [des] voiture[s] électrique[s] », tel Zoé et Twizy de Renault. Les revendications des constructeurs s’apparentent à une tentative de fixation d’un point d’origine fondateur de la branche « automobile électrique ». Zoé, prénom féminin est aussi le nom d’un véhicule électrique Renault. Par hasard, c’est aussi le nom qui fut donné à la première pile atomique. En grec, Zoe signifie « vie », marquant également un élan primordial par cette étymologie. Le département du design a choisi pour la version commerciale de lui donner les traits d’une souris (l’animal). À chaque crise urbaine ou pétrolière, de nouveaux modèles de mini-citadines sont mis en vente. Ce fut le cas pour la Fiat 500 (1936-1955), surnommée « la Topolino » (« souris » en italien) par les journalistes pour sa ressemblance morphologique à Mickey Mouse.
Dans la conjointure entre les voitures et les NTIC, le rapprochement du rongeur à la souris qui dirige le curseur d’un ordinateur s’impose. Filons la métaphore. Si la voiture est la souris, le monde environnant est constitué d’objets cliquables (ce qui a concrètement été mis en place par le QRcode), de destinations-objets. L’homme est symboliquement dans la souris, la manipule avec son corps, comme si l’échelle était changée et qu’il pouvait faire des zooms dans un sens ou dans l’autre, approcher ou éloigner son environnement à volonté. Qui manipule cette voiture ? La question du contrôle revient car les limites en repositionnement sont de fait interrogées. Aussi, peut-on se demander quelles conceptions de la société et de l’homme alimentent ces considérations.
Le désir fondateur
La différence majeure entre le mobile et l’automobile réside dans le préfixe de cette dernière : auto-mobile, elle se déplace par elle-même. Ce n’est pas un motif de scission entre smartphone et voiture car ces objets cherchent chacun à leur manière à dépasser nos contingents corporels par la technique. Pour Jörg Berns, « l’apparition de la divinité est, de l’automobilité, la forme suprême ». Cette apparition est ubiquitaire. Le mode d’apparition que permettent les NTIC a été théorisé d’unemanière similaire, « les nouvelles technologies de communication et d’action à distance, participant à l’émergence d’un nouvel imaginaire de l’ubiquité ». Elles nous ont donc porté plus près de la réalisation de ces désirs ubiquitaires mais ne les ont pas achevés. L’automobile et le smartphone se rencontrent au nom de ce désir.
La voiture électrique en fricotant avec les supports des NTIC vient enrichir, voire réparer ce lien entre connexion et déplacement, malgré son handicap d’autonomie. Elle y parvient par les sensations de conduite qui sont radicalement différentes de celles du véhicule thermique. Il est vrai que la sensation de conduite d’un véhicule électrique moderne fait oublier les secousses des roues par l’absence de bruit pour se transmuer en une sensation de vol, atténuant les rapport au sol et modifiant l’ancrage spatio-temporel. Des techniques de discrétions (morphologiques et communicationnelles) entourent les véhicules électriques pour polir l’inscription du véhicule électrique dans son environnement et donc, atténuer sa présence sensible.
La voiture du futur
Les premières voitures à s’être risquées sur les routes des campagnes françaises avaient été lapidées. Dans notre société actuelle en quête de nouveauté, nous sommes tellement attachés au modèle induit de l’automobile thermique, que nous faisons le reproche inverse au véhicule électrique cantonné par son autonomie (en l’état actuel), à un usage urbain. Il est une étape vers une conception différente de la mobilité et de l’automobile dans laquelle la liberté individuelle et déresponsabilisée n’est plus l’impératif premier. La liberté trouve, non pas des compensations, mais un mode d’expression différent dans le cumul de l’efficience des smartphones à la voiture. Paradoxalement, alors qu’on a l’impression de n’être plus très loin de la voiture du futur par l’alliance du véhicule électrique aux supports des NTIC, on envisage aussi la fin de l’automobile. Le véhicule électrique associé au smartphone fait-il plutôt partie des tentatives de sauvetage du modèle du véhicule individuel que nous connaissons, ou est-il symptomatique de la mutation vers d’autres objets et d’autres modes de vies ?
(Sources : http://strabic.fr/Vehicule-electrique-vs-smartphone.html)
A propos de Selma Fortin
Selma travaille son équilibre depuis longtemps. Cela a peut-être commencé en superposant les cours de danse classique avec ceux de karaté, en tout cas, avec le temps, c’est devenu une ligne de conduite. Ainsi, après avoir travaillé en Master de Lettres Modernes dans le parcours « Recherches sur l’Imaginaire » sur les fées au Moyen Âge, la voilà en thèse CIFRE sur l’imaginaire de l’automobile électrique, flirtant avec le futur chez Renault en compagnie du Centre de Recherche sur l’Imaginaire (Université Stendhal Grenoble 3) et de MINATEC IDEAs Laboratory®. La colonne vertébrale de ses travaux réside dans les théories de l’Imaginaire. Selma fait partie des contributeurs pour la revue strabic.fr
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