« Making sense of life » dans son imparfaite traduction, « Expliquer la vie », le livre d’Evelyn Fox Keller [1], nous intéresse à plusieurs titres. Pour la personnalité rare de son auteur d’abord, qui dans le monde spécialisé des grand universitaires, a su regarder sur les bords de son domaine, et au-delà, vers les sciences humaines. Pour son apport au féminisme, dès le début des années 80, dans sa façon de faire apparaître, par l’imprégnation terminologique, la marque masculine du discours scientifique, travaux précurseurs de ceux sur la question du genre (gender) et préfigurattion des avancées des « science and cultural studies ».
Enfin elle nous intéresse plus particulièrement encore pour ses postures épistémologiques, dans la double thématique essentielle qu’elle aborde et qui fait l’essentiel de cet article : les tentatives pour expliquer la vie et l’élaboration autour de la notion d’explication.
Evelyn Fox Keller [2] a commencé sa carrière chez les physiciens qui, dit-on souvent, « cherchent à étendre les limites de la connaissance jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien d’inexpliqué, du moins rien dans l’univers physique » (p.11 de son livre). Puis elle a été confrontée à l’auditoire de la biologie et de la médecine, qui lui a renvoyé « que les arguments fondés sur les mathématiques sont loin d’être en mesure d’apporter réponse à l’interrogation : quelle place un raisonnement purement déductif réserve-t-il aux surprises que la nature pouvait avoir à offrir, à des mécanismes qui s’écarteraient totalement de ceux que nous avions imaginés dans nos hypothèses de départ » ?
«Qu’est-ce que la vie ?»
La question est récente, elle ne s’est pas posée avant le dix-huitième siècle. Pour l’Encyclopédie, la vie est présentée comme l’opposé de la mort. La première quête à ce sujet apparaît lorsque dans sa taxinomie Jean-Baptiste Lamarck [3] oppose le vivant à l’inorganique, et non au mort. C’est à partir de ce saut conceptuel qu’il est considéré comme le père de la biologie (p.317).
Aussi Fox Keller questionne-t-elle : « Ne vaudrait-il pas mieux considérer, comme l’a affirmé Foucault… que la limite entre le vivant et le non vivant est le produit d’une histoire humaine, plus qu’évolutive ? »…« Cela signifie simplement que la question : qu’est-ce que la vie, est une question historique à laquelle on ne peut répondre que dans le cadre de catégories auxquelles, en tant qu’acteurs humains, nous choisissons de rester fidèles… et non en des termes logiques, scientifiques ou techniques » (p.320). Elle en infère : « c’est dans ce sens que la vie est une catégorie humaine, plutôt que naturelle. Tout comme l’explication.
Le rappel d’une curiosité expérimentale
« Expliquer la vie » comporte trois parties, décrivant chacune une étape historique du discours de la biologie du développement. A chacune ont correspondu des types de tentatives d’explication du développement, et de conceptions de l’explication. Ce qu’elle élabore au moyen du premier exemple de la première partie et qui concerne la période avant 1953, est particulièrement représentatif de son travail. Elle y traite des essais d’explication par les « modèles » physiques chimiques et mathématiques. Nous nous sommes focalisés en particulier sur son exposé de la « biologie synthétique » de Stéphane Leduc, à partir des expériences que celui-ci tenta en France entre 1905 et 1928, visant la « synthèse d’organismes artificiels sur le niveau cellulaire », organismes créés « grâce aux propriétés osmotiques de précipités chimiques » (pp.36-37).
Stéphane Leduc [4], physicien et professeur à l’Ecole de Médecine de Nantes, qui s’était déjà construit une réputation internationale jusqu’aux Etats-Unis pour ses recherches antérieures, était convaincu [5] que « la chaîne des êtres ne saurait être brisée nulle part …, [qu’elle était] certainement une chaîne continue, depuis le minéral jusqu’à l’être le plus perfectionné… la théorie de l’évolution doit admettre la nature physico-chimique de la vie et les générations spontanées (p.53) »… « [La théorie de l’évolution] ne peut pas, ne doit pas laisser la chaîne brisée entre le monde vivant et le monde minéral…la chaîne est continue, le passage est graduel, il ne peut y avoir, il n’y a pas de solution de continuité » (p. 54) [6]… Leduc dans son travail d’expérimentation démonstrative, cherchait donc le « chaînon manquant » entre l’inerte et le vivant, s’efforçant par là d’administrer la preuve qu’on peut créer des organismes intermédiaires entre matière inerte et vivante.
Leduc avait ainsi réussi à créer des « formes en développement » dans un milieu aménagé spécialement où s’exerçait l’osmose [7], et soutenait que « c’était dans les forces de la pression osmotique qu’il avait découvert les bases physiques fondamentales de toutes les propriétés les plus essentielles de la vie ». Il plaçait des minéraux dans des bacs selon certains procédés et certaines associations de produits dans un milieu osmotique, « masse grossière de matière brute » qu’au bout de quelque temps on pouvait observer « en train de produire un bourgeon, une tige, une racine…sans même la présence de matière organique [8] ». Les croissances osmotiques de Leduc présentaient selon lui « toutes les propriétés qu’on attribue aux êtres vivants : croissance, reproduction, assimilation, élimination » (p.39). Sans aménité, ses détracteurs fustigèrent ce chercheur à qui on reprochait en quelque sorte de « feindre » la vie. Ses créations étaient fragiles, instables. En tout état de cause, elles n’étaient pas vivantes. L’ambiguïté sur leur statut, « la résistance qu’elles opposent à toute localisation définitive » dans le domaine du vivant ou du non vivant mettaient une limite à la portée de l’expérience, de même l’incertitude qui s’y attache (relevée par Loeb, p.24), « sur la proximité épistémologique entre les origines de la vie individuelle et les origines de la vie sur Terre ».
Contextualisation
Alors, pourquoi reconvoquer Stéphane Leduc, avec ses expériences surannées ? Sous d’autres points de vue, tel celui de Gradenwitz, la valeur de ce travail était indéniable, justement dans la mesure où il contribuait à « la découverte de stades intermédiaires entre la matière inerte et les êtres vivants. » (p.41).
Fox Keller développe dans cet esprit comment, si ces travaux ont été abandonnés [9], ils n’en ont pas moins correspondu à des interrogations. La revendication de Leduc était imprégnée de son désir de faire reconnaître les thèses de son « maître », Jean-Baptiste Lamarck, trop vite évincé selon lui par Darwin. Ce travail avait pour background les polémiques entre « vitalisme » et « mécanisme », ainsi que sur la « génération spontanée », dans l’hypothèse de son lien avec la théorie de l’évolution.
Fox Keller procède selon la même méthode d’analyse avec les travaux du Britannique d’Arcy Thompson, contemporain de Leduc, dans le deuxième exemple de cette première partie. Chercheur qui se préoccupe des « formes » qui, selon lui, apparaissent selon des schémas physiques, il est considéré comme précurseur de la « biologie mathématique ». De même, elle passe en revue les travaux d’Alan Turing dans sa recherche à inventer une machine alliant mécanique et chimie, machine imaginaire pour modéliser par une chaîne de calculs d’états successifs la formation de l’embryon, envisagé comme une « fonction d’état ».
Faisant un effort semblable pour se démarquer du « vitalisme », ces trois auteurs ont surtout partagé le souci de rapprochement entre biologie d’une part, et d’autre part, chimie et physique (Leduc), physique et mathématique (d’Arcy Thompson) et mathématique (Turing), dans un rêve, pourrait-on dire, de la « plus grande osmose possible » au sens figuré, entre ces disciplines. Fox Keller montre que ces travaux ont eu l’avantage de « combler un vide conceptuel causé…par le manque d’information » (p.17) sur le développement, et d’apporter des éléments expérimentaux.
La culture épistémologique, du « besoin » au « politique »
Fox Keller pointe aussi l’importance du climat dans lequel les travaux sont reçus, y incluant les ingrédients sociau x voire médiatiques qui s’y attachent. Ainsi par exemple elle oppose le ton récriminatoire de Leduc, blessé pour son maître Lamarck , qui lui valut l’hostilité des salons, au charme de la culture littéraire de d’Arcy Thompson, charme auquel elle affecte un rôle dans l’accueil fait à sa recherche.
Elle se réclame (p.329) du courant dit de « l’épistémologie historique » [10]. Car si dans le courant des années 90, pour certains [11], « l’expression culture épistémologique vise une description sociologique et anthropologique des cultures de la connaissance en sciences », faisant deux problèmes différents de « cultures épistémiques » d’une part, et de « sociologie de la connaissance » de l’autre, Fox Keller, elle, opte pour « déterminer les hypothèses épistémologiques de ces cultures… » et rapproche « culture épistémologique » de « style de raisonnement » [12] ou de « styles de pensée scientifique » [13]. Elle affirme qu’« il faut considérer les conventions explicatives qui sont opérationnelles à des moments et dans des domaines donnés de la recherche scientifique ».
Mais, plus profondément, elle affirme un lien théorique entre la réflexion scientifique envisagée dans le contexte spatio-temporel de la recherche, insiste sur la notion de « besoin » (p.15) et, écrit-elle plus loin : « … je prétends que la spécificité temporelle, disciplinaire et culturelle des besoins est à l’origine de la spécificité de ce que j’appelle une culture épistémologique » (p.15). Elle relie à la notion de besoin celle de « satisfaction explicative » à laquelle elle confère une place.
« Besoin » et « satisfaction explicative », ces deux facteurs inscrivent d’emblée les acteurs et leur milieu dans la question et dans la quête de résolution, ce qui conduit Evelyn Fox Keller à affirmer ceci : « la description d’un phénomène a valeur d’explication si, et seulement si, elle répond aux besoins d’un individu ou d’une communauté » (p.15). Et la satisfaction explicative « est analogue à la satisfaction narrative : les explications qui satisfont notre besoin de comprendre, les histoires que nous aimons entendre sont celles qui comblent les attentes… Ces attentes se forment à partir d’un réservoir d’expériences qui ne sont pas seulement technique et scientifiques, mais aussi sociales et politique. » (p.119).
Ainsi, l’approche épistémologique est relative aux domaines et aux moments, elle s’inscrit en fonction de certains besoins dans champ donné et dans une historicité. Comparant ainsi les travaux de Leduc, et les tentatives modernes de vie artificielle, Fox Keller se questionne sur « les types de satisfaction cognitives qu’ont à offrir ces deux entreprises de biologie synthétique » à des époques différentes. Chaque hypothèse viendrait sédimenter comme une strate dans l’histoire d’un champ scientifique et qu’à ces titre et place, même si elle n’a plus cours, elle continue à avoir une valeur explicative, comme en une phylogénèse dans la discipline.
Elle renouvelle à sa manière la réflexion sur la doxa comme ensemble de connaissances, et de représentations ou d’opinions liés à une communauté concernée, qui orientent la recherche, les questionnements, le rapport au savoir, et de son inscription historique : autre forme de son historicité. On ne peut plus poser un savoir comme indépassable dès lors que le propre d’un savoir est d’être réfutable. On peut extrapoler que chez Fox Keller si le propre de l’explication scientifique est d’être périmable, cela tient particulièrement à son historicité-même. Cela rejoindrait par des voies différentes la notion de réfutabilité popperienne, en ce qu’elle confère aux processus de la connaissance, et aux hypothèses épistémologiques un statut de péremption.
L’explication
S’attardant précisément sur la teneur explicative, Fox Keller évoque que « l’opinion commune… est que la fonction primordiale d’une explication scientifique est de rendre compte de manière causale d’un phénomène… Pour beaucoup de gens, la notion de cause implique une force motrice émanant soit d’une ou de plusieurs entités matérielles pré existantes…soit d’un quelconque événement déclencheur… En conséquence, espérer rendre compte de manière causale revient à vouloir identifier l’agent ou l’événement responsable de l’effet » (p.117)…Mais pour d’autres, c’est le fait d’attribuer une responsabilité causale à des entités ou à des événements particuliers qui apparaît souvent comme insatisfaisant, même pour poser la question – notamment lorsque le rôle (voire la présence) de ces entités ou de ces événements semble réclamer lui-même une explication… (p.118). Elle récuse cette manière de poser la question en biologie du développement car « pour ceux qui attendent d’une explication qu’elle identifie des causes spécifiques, un tel discours est à priori insatisfaisant ».
Plus largement, cette question renvoie au thème récurrent dans le milieu scientifique, « à savoir la dichotomie entre des stratégies d’explication qualifiées de différentes manières, ascendantes par opposition à descendante, réductionniste par opposition à holiste, ou analytique par opposition à synthétique » (p.309).
Ainsi se construit une approche relative et relativiste de la biologie du développement, et de l’explication en elle-même.
Et on en vient à prendre acte que, décidément, Fox Keller ne cherche pas à parvenir à une définition délimitée, univoque, de l’explication. Elle préfère l’envisager moins comme à définir, que sous sa teneur de « valeur », de potentiel, de « vertu » à apporter des éclairages éclairer des faits ou des résultats dans le champ de la connaissance, ainsi que les théories de la connaissance, sous-jacentes ou patentes qui s’attachent à ces faits et à ces résultats. C’est implicite dans sa question initiale : « Qu’est-ce qui a valeur de connaissance? d’explication? et de théorie? ». Son travail est traversé par cette quête dans un souci « opératoire », d’un en puissance d’expliquer.
En d’autres passages, elle approche l’explication par une méthode de « voisinage » ou de « parenté », en confrontant l’explication à des notions issues de la discipline biologie elle-même, ou de l’épistémologie. Pour cela elle s’attarde d’une part, sur la non-définition de « la vie », et d’autre part, sur la proximité avec les notions de « compréhension » et de « preuve ». Pour ce qui est de la « compréhension » : «…qu’est-ce que cela signifierait que de comprendre le développement ? comprendre est un verbe notoirement instable…dans certains contextes, comprendre signifie donner une explication réductionniste qui ne fasse appel qu’à des entités d’ordre inférieur. Dans d’autres cas, cela signifie donner un programme (ou un algorithme) permettant de calculer l’embryon, et parfois cela signifie les deux choses en même temps (p.322) ». Pour ce qui est de la « preuve » (evidence, en anglais), elle en évoque l’importance dans la formation des étudiants à la méthode scientifique : « la relation entre la preuve et l’explication est généralement interprétée comme une confirmation ou une infirmation, c’est à dire que la preuve est pour ou contre une théorie ou une explication proposée (p.225) ».
La notion de « modèle »
Une notion importante se dégage, celle de modèle, et plus particulièrement pour penser la biologie. Mais l’auteur démarque la conception de modèle pour la biologie de celle des mathématiques et de la physique : « la principale signification que les biologistes du développement actuels ont l’habitude d’attribuer au terme « modèle » n’est ni celle d’un modèle mécanique, ni d’un modèle chimique, ni d’un ensemble d’équations, mais celles d’un organisme » (p.64).
De même elle avance un autre argument : « les organismes modèles correspondent à une acception… totalement différente de celles des modèles en sciences physiques : ils représentent non pas une classe de phénomènes, mais une classe d’organismes ». Cela s’explique par le fait empirique que « les organismes modèles sont des modèles exemplaires ou naturels non pas construits artificiellement, mais sélectionnés dans l’atelier de la nature elle-même » (p.65)…Insistant sur la dimension empirique, elle précise que « comme tels, ils sont beaucoup plus proches des représentants politiques, et d’ailleurs, ils sont utilisés de la même manière comme un moyen de déduire les propriétés, ou le comportement d’autres organismes, c’est précisément pour cette raison que la modélisation biologique a parfois été écrite comme procédant par homologie plutôt que par analogie [14] ».
A cet égard, Fox Keller montre que l’on parle tantôt de « model of » et tantôt de « model for ». Les modèles « de », familiers aux sciences physiques, « ont l’ambition de représenter des propriétés authentiquement générales des phénomènes dont ils sont les modèles » [15]. Ils fonctionnent dans l’analogie. Les modèles « pour » sont familiers dans les sciences biologiques « c’est leur caractère instrumental plutôt que leur stricte généralité qui fait leur intérêt » (ibid.). Ils fonctionnent dans l’homologie. Les organismes modèles sont « plutôt des médiateurs efficaces qui suggèrent d’explorer des hypothèses éventuellement intéressantes au sujet des autres organismes, ou de réaliser des interventions pratiques sur eux » (ibid.).
Elle ne s’attarde pas sur une taxinomie [16] (p.16), pour laisser ouverte la possibilité permanente d’une diversité qui seule peut rendre compte du corpus-même auquel elle s’attache. Car la question « comment sont formées les entités vivantes ? » en charrie deux, distinctes : celle de l’émergence de la vie sur terre et celle du développement d’un « organisme individuel » à partir d’une reproduction sexuée. La diversité de la vie s’étant imposée davantage que son unité aux yeux des spécialistes, il convient pour Fox Keller que l’épistémologie correspondante soit à son tour conçue selon ce mode. Pour elle, il est aussi important de se reporter à la diversité des « pratiques » scientifiques, qu’à celle des significations des critères explicatifs. Ce qui vient corroborer à quel point dans la discipline, les critères choisis par et pour une épistémologie, peuvent (ou doivent) « être souples », souplesse faisant pendant à la diversité inhérente au corpus.
Métaphores et calculs
Evelyn Fox Keller insiste sur l’importance qu’il y a à accorder une attention aux termes utilisés, ainsi qu’aux « dimensions linguistique et narrative de l’explication … la majeure partie du travail théorique…repose sur une exploitation fructueuse des tensions cognitives engendrées par l’ambiguïté et la polysémie, ainsi que par l’introduction de nouvelles métaphores » (p.17). Quand on a changé de métaphore, on « voit » les choses autrement. Elle souligne par là l’importance de la « vision » : lorsqu’on dit « je vois », on signale métaphoriquement « je comprends », dans une « interdépendance » entre l’esprit et le regard [17] qui, lui, est « incrusté dans notre appareil cognitif ».
Ainsi, en passant par la notion de « l’imitation » au lieu de celle de « synthèse », on peut considérer sous un autre regard les travaux de Leduc. Fox Keller, les citant à nouveau (chap. 9), les rapproche cette fois de la simulation informatique : depuis sont apparus les programmes d’instruction des pilotes par simulateur de vol, conférant à la simulation un sens productif, positif. La dévalorisation de Leduc, par les « idées de tromperie, de fausseté et de feinte », s’en inverse du même coup (pp.289-290).
David Hull accepte l’hypothèse « fondamentale » émise par Fox Keller des limites de l’humaine compréhension [18]. Il accepte l’idée que les chercheurs dans l’avenir, aient à opter pour du « good enough ». Cette expression fait une allusion directe au conseil de Bruno Bettelheim au parents, dans les années 1970-80 : « Don’t try to be perfect, be good enough ». Le célèbre psychanalyste recommandait de prendre de la distance.
« L’œuf sera-t-il calculable ? », se demandait Lewis Wolpert [19]. Certes, on en sourit… Et l’on pourrait faire répondre Fox Keller : « Je ne vois rien de contraire, écrit-elle, à l’intuition dans la possibilité qu’il existe dans le monde naturel des phénomènes qui sont hors de portée de la compréhension humaine, ne serait-ce qu’en raison de leur complexité même, le développement embryonnaire pourrait très bien être l’un d’eux » (p.322).
Le travail de Fox Keller donne les moyens de poser des limites à ce qui serait au nom de l’exigence épistémique, une conception « englobante » ou totalisante, d’une vérité une, qui voudrait « embrasser l’univers ». En cela elle fait partie de ceux qui se sont éloignés de la classique croyance des chercheurs dans l’unité, voire l’unicité de la science.
Il y aura, dit-elle, à renoncer à ce « sentiment de maîtrise cognitive » (p.325). Pourtant, si on reste sans réponse « en des termes absolus » (p.328), quant à sa double interrogation princeps : « Expliquer la vie. Qu’est-ce qui a valeur de connaissance? d’explication?.. celle-ci s’en trouve néanmoins considérablement élaborée. Et ajoute-t-elle : « Cette incertitude laisse le problème ouvert à la négociation » (p.328). Cela nous convient !
Paule Pérez – Editrice © Temps marranes n° 4
Evelyn Fox Keller est née à New York en 1936.
Diplôme en Physique de Brandeis (B.A., 1957), puis à Harvard (Ph. D., 1963). Travaille longtemps dans l’interface entre physique et biologie.
Professeur à l’Université de Californie (Berkeley), dpt Rhétorique, Histoire et Etudes féministes (1988-1992), puis en Histoire et Philosophie des sciences au M.I.T, programmes Sciences, Technologie et Société. Elle a aussi enseigné à l’Université du Nord-Est (S.U.N.N.Y) et à l’Université de New York.
Ses travaux portent sur l’histoire et la philosophie de la biologie moderne, et les rapports entre le genre et la science. “Reflexions on Gender and Science”, 1985, “Critical Silences in Scientific Discourses : Problems of Form and Re-form”, 1992, “The Century of the Gene”, 2000. Refiguring life : metaphors of twentieth century biology, 1995.
[1]« Expliquer la vie, modèles, métaphores et machines en biologie du développement », Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, Paris 2004, ouvrage traduit de l’anglais par Stéphane Schmitt. L’édition originale, intitulée « Making Sense of Life. Explaining biological development with models, metaphors and machines”, a paru en avril 2002, Harvard University Press, copyright President and Fellows of Harvard College.
[2] Voir quelques éléments biographiques à la fin de cet article
[3] 1744-1829
[4] 1853-1939
[5] Son livre principal : « La biologie synthétique, étude de biophysique », Poinat, 1912.
[6] Conception paradoxale qui ne peut se comprendre que parce que Leduc adopte la « génération spontanée » lamarckienne, qui s’opèrerait dans une continuité, gradualité, des phénomènes physico-chimiques et où la génération spontanée qui fait rupture entre organique et inorganique, de par l’apparition de la vie, est cependant située dans une dynamique de l’évolution.
[7]Osmose : (gr. osmos, poussée).Transfert du solvant d’une solution diluée vers une solution concentrée, au travers d’une membrane dite permsélective…Osmose inverse : procédé de séparation consistant en un transfert inverses de l’osmose normale, utilisé pour traiter ou dessaler l’eau, concentrer des jus de fruits, etc. Figuré : influence réciproque, interpénétration (entre deux civilisations, par exemple) – Petit Larousse gr. format, 1997.
[8]« Théorie physico-chimique de la vie et la génération spontanée », Poinat, 1919
[9] Quoique …Pour l’étrangeté de la chose, sans doute, des chercheurs de l’Ecole normale supérieure et de l’Université de Pau ont récemment refait ces expériences, on peut consulter des images sur le site « Les jardins chimiques ». Richard-Emmanuel Esates et Clovis Darrigan, avec des photos de Stéphane Querbes.
[10] Comme Lorraine Daston, 1991, ou Tiles and Tiles,1993
[11] comme Knorr-Cetina
[12] Hacking, 1992
[13] A.C. Crombie, 1994
[14] C’est nous qui mettons en italique – p. 65
[15] Jean Gayon, « les organismes modèles en biologie et en médecine », p.15-16
[16] Par exemple : prédiction – contrôle – cohérence, ou encore cognitifs – instrumentaux -socio-psychologiques
[17] Interdépendance renforcée par l’importance quotidienne des instruments et des travaux sur écrans, et de l’importance prise par l’imagerie en général.
[18]« Explanatory styles In Science » (article paru dans Northwestern University)
[19] Né en 1929
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