Une étude publiée dans Nature révèle « une perte presque totale de stabilité » du Gulf Stream. Cette recherche confirme une tendance observée depuis quelques années : du fait du réchauffement climatique, la circulation océanique est profondément bouleversée. Le Gulf Stream, ce courant qui régule le climat sur la planète en général et sur l’hémisphère Nord en particulier, ralentit de façon très inquiétante, comme jamais depuis 1600 ans. C’est tous nos modes de vie en Europe et en Amérique du Nord qui risquent d’être brutalement bouleversés par des événements climatiques extrêmes et une montée des eaux catastrophique.
Si nous avons un climat tempéré en Europe occidentale c’est grâce au Gulf Stream. Si sa circulation ralentit ou s’interrompt, les scientifiques n’osent en imaginer les conséquences. C’est pourtant ce qui est en train de se passer.
Vous vous souvenez sans doute de ce film à succès de Roland Emmerich sorti en 2004. Le Jour d’Après imaginait une interruption de la circulation du courant océanique qui entraînait une brusque entrée de l’hémisphère nord en glaciation. Ce film catastrophe pourrait devenir une réalité. Cela fait une quinzaine d’années que les chercheurs auscultent la circulation thermohaline, c’est-à-dire la circulation des courants océaniques, notamment dans l’Atlantique. Toutes les études attestent des traces de dérèglement. Deux études avaient été publiées en 2018 dans Nature et avaient révélé que le courant océanique n’a jamais été aussi faible depuis 1600 ans. De plus, la banquise fondant à cause du réchauffement climatique, déverse dans l’Atlantique des quantités énormes d’eau douce. Cette eau moins salée, compromet le processus de circulation océanique entre le Sud et le Nord de la planète.
Un ralentissement sans précédent depuis 1000 ans
De nouveaux résultats publiés dans la revue Nature Geoscience viennent renforcer encore un peu plus l’idée d’un ralentissement très atypique au cours des dernières décennies. Plus précisément, d’une ampleur sans précédent depuis plus de 1000 ans. Un affaiblissement que les auteurs de l’étude attribuent pour l’essentiel au dérèglement climatique d’origine humaine.
La reconstruction travaillée par les scientifiques s’étend de l’an 400 après J.C. jusqu’à nos jours. Fruit d’une compilation méticuleuse de divers échantillons (glaces, sédiments marins, etc.) publiés dans un corpus d’études antérieures, elle illustre plusieurs facettes différentes de l’AMOC. Les données indiquent que la circulation thermohaline dernière a été très stable jusqu’au XIXe siècle. Vers 1850, au sortir du petit âge glaciaire, une première phase d’affaiblissement s’est produite. Puis, une deuxième beaucoup plus marquée en seconde partie du XXe siècle.
« Le Gulf Stream fonctionne comme un tapis roulant géant, transportant l’eau chaude de surface de l’équateur vers le nord et renvoyant des eaux froides et à faible salinité en profondeur vers le sud » explique Stefan Rahmstorf, coauteur de l’article de Nature. « Il déplace près de 20 millions de mètres cubes d’eau par seconde, soit près de 100 fois le débit du fleuve Amazone ». Les scientifiques désignent ce phénomène sous l’acronyme d’AMOC (circulation méridienne de retournement de l’Atlantique). Ce circuit traverse le monde et régule le climat. C’est ainsi que le Gulf Stream permet à l’Europe occidentale d’avoir un climat tempéré. Si, en approchant du Nord, l’eau de l’océan ne se refroidit pas assez, d’une part, et si d’autre part, le niveau de salinité de l’eau se réduit, le tapis roulant ne fonctionne plus correctement. L’eau n’est plus suffisamment dense et salée pour plonger et opérer son retour vers le sud. Toute altération de ce système de courants aura donc des répercussions notables sur les continents adjacents.
« L’écoulement de surface de l’AMOC vers le nord entraîne une déviation des masses d’eau vers la droite, loin de la côte est des États-Unis à cause de la rotation de la Terre » détaille Levke Caesar, auteur principal de l’étude. « À mesure que le courant ralentit, cet effet s’affaiblit et davantage d’eau peut s’accumuler sur la côte est des États-Unis, conduisant à une élévation accrue du niveau de la mer ». De l’autre côté de l’Atlantique, une AMOC affaiblie a été liée à des tempêtes hivernales et des canicules plus intenses.
Lire le fil de discussion de Stefan Rahmstorf, co-auteur de l’étude de Nature
Tapis roulant planétaire
La circulation océanique fonctionne comme un gigantesque tapis roulant. Son moteur est la différence de densité de l’eau de mer. Cette différence provient des écarts de température et de salinité des masses d’eau. Les eaux chaudes des zones tropicales de l’Atlantique Sud se refroidissent à l’approche des latitudes de l’Atlantique Nord. Elles deviennent plus denses et plongent en profondeur. Le courant poursuit alors son retour vers le sud, se réchauffe et remonte en surface. Si, en approchant du Nord, l’eau de l’océan ne se refroidit pas assez, d’une part, et si d’autre part, le niveau de salinité de l’eau se réduit, le tapis roulant ne fonctionne plus correctement.
Les deux études publiées dans Nature en 2018 viennent dans le prolongement d’autres recherches menées depuis des décennies. Toutes ont relevé des anomalies mais aujourd’hui, les scientifiques sont formels. Ils valident catégoriquement l’hypothèse de l’affaiblissement des courants de l’AMOC. « Les preuves que nous sommes maintenant en mesure de fournir sont les plus solides à ce jour » affirme Stefan Rahmstorf de l’Institut de Potsdam, qui a conçu l’étude. Il poursuit : « Nous avons analysé tous les ensembles de données de température de surface de la mer disponibles en comprenant des données de la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Le modèle de tendance spécifique que nous avons trouvé dans les mesures ressemble exactement à ce qui est prédit par les simulations informatiques, à savoir un ralentissement du Gulf Stream ».
Réchauffement climatique
Cet affaiblissement est causé par plusieurs facteurs liés au réchauffement climatique de la planète. Il est notamment le résultat de l’accroissement des précipitations, de la fonte de la banquise, des glaciers et des plateformes glaciaires, qui libèrent de l’eau douce, moins dense que l’eau salée, dans l’Atlantique Nord. « L’eau douce affaiblit l’AMOC car elle empêche les eaux de devenir assez denses pour couler », explique à l’AFP David Thornalley, de l’University College London, co-auteur d’une des études. « Si le système continue de faiblir, cela pourrait perturber les conditions météorologiques depuis les États-Unis et l’Europe jusqu’au Sahel et provoquer une hausse plus rapide du niveau des mers sur la côte est des États-Unis », avertit la Woods Hole Oceanographic Institution, qui a participé aux recherches.
Plusieurs études ont déjà alerté sur le fait que le ralentissement du courant océanique exacerberait l’élévation du niveau de la mer sur la côte américaine, menaçant directement des villes comme New York et Boston. L’affaiblissement du Gulf Stream aurait des conséquences aussi sur l’Europe en affectant la trajectoire des tempêtes venant de l’Atlantique. Plus généralement, les conditions météorologiques européennes seraient bouleversées avec des vagues de chaleur ou de froid intense. Les météorologues expliquent ainsi que la vague de canicule de l’été 2015 est reliée à une vague record de froid enregistré dans l’Atlantique Nord. Cela semble paradoxal mais s’explique par les variations de la pression atmosphérique qui achemine l’air chaud du sud vers l’Europe.
Grains de sable
L’une des deux études publiées par Nature, celle de l’équipe de David Thornalley de l’University College London, est une première. Elle se penche sur l’analyse des grains de sable déposés par les courants sur les fonds marins au fil du temps. Plus les grains de sable retrouvés dans les sédiments étaient gros, plus forts devaient être les courants qui les ont transportés. Les résultats révèlent que l’AMOC a été relativement stable entre l’an 400 et 1850 et a commencé à s’affaiblir au début de l’ère industrielle. Ces données paléoclimatiques fournissent une confirmation indépendante des conclusions antérieures selon lesquelles la récente faiblesse de la circulation est sans précédent depuis au moins un millénaire.
La seconde étude s’est penchée sur les températures de la surface de l’océan et en déduit que l’AMOC a décliné au cours des cinquante dernières années, probablement à cause du changement climatique dû à des activités humaines. S’il est difficile de connaître avec certitude le rôle joué par le réchauffement climatique, « le fait que l’AMOC soit resté faible et se soit affaibli au cours du XXe siècle, avec un déclin notable à partir de 1950 environ, est très certainement lié à des facteurs humains », estime David Thornalley. Les scientifiques attestent que la circulation méridionale atlantique a diminué de 15 % depuis le milieu du XXe siècle pour atteindre un « nouveau record ». Cela représente une diminution de 3 millions de mètres cubes d’eau par seconde, soit l’équivalent de près de 15 fleuves amazoniens.
« Je pense que c’est en train de se produire » alerte Stefan Rahmstorf. « Et je pense que c’est une mauvaise nouvelle. » ajoute-t-il.
Conséquences en cascade
La météorologie n’est pas seule concernée par ce dérèglement important. En effet, selon le fond de recherche européen ATLAS, qui a aussi participé aux études, la pêche commerciale pourrait être affectée par des changements de la position et de la profondeur des courants océaniques et certaines régions manqueraient d’eaux riches en oxygène. « Un affaiblissement de l’AMOC peut aussi conduire à des hausses ou des baisses de températures de plusieurs degrés, affectant certaines espèces de poissons importantes (pour l’homme), ainsi que la quantité de plancton, de poissons, d’oiseaux et de baleines », estime-t-il dans un communiqué.
Pour couronner le tout, si les courants marins perdent encore en force, cela conduirait à « laisser plus de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, où il contribue au réchauffement climatique », ajoute David Thornalley. Un véritable cercle vicieux.
Que sera l’avenir ? Stefan Rahmstorf prévoit que la circulation ne fera que s’affaiblir davantage à mesure que le changement climatique progresse. Elle pourrait ne pas être lente et régulière : il y a une grande crainte qu’il y ait un « point de basculement » où la circulation s’arrête brusquement. Nous nous retrouverions alors dans l’hypothèse d’un point de rupture de tout système complexe. Un point non prédictible mais qui peut entraîner un effet de chaos.
Ce scénario cataclysmique correspondrait à un « changement climatique abrupt » comme l’appellent les scientifiques. Des études de l’histoire de la planète suggèrent qu’un changement aussi soudain dans l’Atlantique Nord s’est produit de nombreuses fois dans le passé de la Terre, la plus récente ayant eu lieu vraisemblablement il y a 13 000 ans. Mais nul ne sait quand ce point de basculement arrivera. « Je pense que le Groenland va fondre encore plus vite, alors je pense que la perspective pour ce système de circulation océanique est qu’il va s’affaiblir encore plus », prédit le professeur Rahmstorf. « Et je pense que cela va nous affecter tous, fondamentalement, d’une manière négative. »