ÆDNAN Terre-mère, de Linnea Axelsson – Traduit du suédois par Rachel Erdmann – Éditions Paulsen, 21 août 2025 – 512 pages
Dans ÆDNAN Terre-mère, Linnea Axelsson tisse une fresque multigénérationnelle qui incarne le destin du peuple Sami à travers le XXᵉ siècle jusqu’à des temps très récents. Ce roman-poème s’ouvre sur les pas de Ber-Joná, Ristin et leur famille, contraints de faire face à la réalité de frontières imposées, à la sédentarisation forcée, aux bruits des barrages, aux écoles nomades qui arrachent les enfants à leur langue et à leur culture. Le lecteur entre dans un récit enraciné dans le sol, dans la neige, dans les rivières — « Ædnan » signifiant « terre, sol, terre-mère » en Sami.
L’auteure adopte une écriture en vers libres, épurée, presque dépouillée, sans ponctuation, qui épouse les silences, les blancs, les distances imposées, mais aussi les rapprochements. Cela crée une langue de la mémoire faite d’ombres et de lumière, de mots suspendus, où ce qui est tu par les aînés se laisse parfois deviner, et où ce qui est perdu continue de vibrer dans les rémanences : dans les chants, dans le yoik, dans les rituels, dans le regard porté vers les montagnes ou la rivière. Le style poétique ne se contente pas de souligner la beauté des paysages : il rend sensible la douleur, l’effacement, mais aussi la résistance, le désir de résilience.
Le livre trace une géographie de la perte — perte des lieux, perte du lien direct avec la nature, perte de la langue, perte des savoirs traditionnels — mais aussi une géographie de la reconquête, lente, mais puissante. On suit comment les jeunes générations, marquées par l’expérience de la répression culturelle, de l’oubli imposé, tentent de reconquérir ce qui a été nié : une voix, un droit de parler, de nommer, d’occuper la terre. Il y a chez Axelsson une conscience aiguë du temps. Elle ne le raconte pas de manière linéaire : le présent interroge le passé, le passé hante le présent, les générations dialoguent malgré tout, même dans l’absence.
Ce qui rend ÆDNAN Terre-mère particulièrement saisissant, c’est la façon dont la nature elle-même est traitée comme un personnage, voire comme un sujet. La terre est tout autant ce sur quoi on marche que ce qui soutient la mémoire. Les rivières, les barrages, les saisons, les migrations de rennes : tout cela fonctionne comme un tissu intime dans lequel se joue la survie culturelle. Et lorsque ces lignes de vie — les rivières, les migrations, les chants — sont interrompues ou menacées, c’est la structure même de la communauté qui est ébranlée.
Malgré la puissance du propos, le récit ne sombre jamais dans le désespoir pur. Il y a des moments de grâce, des séismes symboliques : des procès, des résistances, des retours — même partiels — aux traditions, des réappropriations. Le roman montre que la mémoire et la transmission ne sont pas des opérations mécaniques, mais des gestes fragiles, des propositions répétées, parfois douloureuses, mais nécessaires. L’identité Sami, dans ce texte, n’est pas figée ni mythifiée, elle est vivante, complexe, marquée par les blessures, mais capable de prendre place dans le monde actuel sans renoncer à ce qu’elle a été.
Parmi les limites, on peut observer que la forme très poétique, très fragmentée, peut demander un certain engagement de la part du lecteur : elle exige d’entrer dans un rythme, de tolérer les blancs, de laisser venir les échos plus que les explications. Ce n’est pas un texte qui offre toutes les clés immédiatement ; il y a des passages qui demandent un effort de patience, de réflexion. De plus, si la focalisation sur l’expérience Sami est tout à fait puissante, certains lecteurs pourraient souhaiter un approfondissement plus marqué des interactions, des tensions internes — entre membres de la communauté, entre les différentes façons de vivre la tradition ou la modernité — et ce que cela signifie concrètement de reconstruire des liens culturels après des décennies d’effacement.
Une fois la lecture achevée, ce qui reste, c’est une conscience intensifiée de la manière dont les récits minorisés, les traditions orales, les langues autochtones portent une forme de résistance silencieuse, mais persistante. Le livre nous apprend que la terre ne se réduit pas à un décor : elle est mémoire, identité, voix. Il nous invite à écouter les silences, à voir les blessures, mais aussi à croire dans la puissance de la transmission.
Il ouvre une fenêtre sur un monde souvent méconnu — celui des Samis — mais aussi sur des enjeux universels : comment les peuples vivent quand leur langue, leur terre, leur mode de vie sont assiégés par le progrès, la modernité, l’oubli. Et comment, malgré tout, il peut y avoir des moments de révolte, de réaffirmation, de soin, de guérison — souvent non linéaires, souvent incertains.
ÆDNAN Terre-mère est une œuvre qui bouleverse autant par sa forme que par ce qu’elle raconte. En cela, elle contribue à élargir notre regard : non seulement sur ce que signifie être Sámi aujourd’hui, mais sur ce que signifie habiter, appartenir, résister.
Le livre a reçu de nombreux prix, comme le Prix August, le Prix Norrland, le Prix Svenska Dagbladet et est finaliste du National Book Award en littérature étrangère.
Née en 1980 dans une famille same de l’extrême nord de la Suède, Linnea Axelsson est poète, romancière et historienne de l’art. Elle fait une entrée remarquée en littérature dès la publication de ce premier texte,Ædnan, qui reçoit le Prix August. Elle vit aujourd’hui à Stockholm.






