Dix ans après les attentats du Bataclan, des terrasses parisiennes et du stade de France à Saint-Denis, le 13 novembre 2015, alors que la France commémore un traumatisme encore vif, un autre phénomène beaucoup plus discret continue d’affecter ceux qui travaillent dans l’ombre : le traumatisme vicariant. Chercheurs, analystes, enquêteurs ou spécialistes des crises humanitaires absorbent souvent, sans l’avoir vécu, la souffrance de ceux qu’ils étudient. Un article de Nature lève le voile sur cette forme de choc psychique méconnue qui fragilise une partie de la communauté scientifique, et explore les pistes pour mieux protéger ceux qui analysent la douleur des autres.
On imagine volontiers les chercheurs derrière leurs écrans, leurs carnets ou leurs instruments de mesure. On les imagine beaucoup moins hantés par des récits de violence, des images insoutenables ou des témoignages bouleversants. Pourtant, nombre d’entre eux développent des symptômes proches de ceux des victimes directes lorsqu’ils travaillent sur des tragédies humaines — attentats, conflits, catastrophes. Cette souffrance silencieuse porte un nom : le traumatisme vicariant. Bien qu’il touche régulièrement les professionnels de l’étude des crises, il demeure l’un des risques psychologiques les moins reconnus dans le monde académique. L’article de Nature raconte comment ces blessures invisibles se construisent et pourquoi il devient urgent de les prendre au sérieux.
Le phénomène n’est pas nouveau : il porte depuis les années 1990 ce nom de « traumatisme vicariant », un concept introduit par les psychologues Laurie Anne Pearlman et Karen Saakvitne pour décrire l’impact psychique subi par ceux qui, sans avoir vécu l’événement, en portent la trace par l’écoute, l’analyse ou la répétition des récits traumatiques. Autrement dit, un traumatisme « par procuration », qui s’immisce là où on l’attend le moins.
Quand la douleur des autres s’impose dans la recherche
L’exemple de l’expérience d’Erin Smith, chercheuse australienne spécialisée dans la gestion des catastrophes, illustre la force de ce phénomène et à quel point la frontière entre analyse scientifique et vécu émotionnel peut se brouiller. En interrogeant des secouristes qui avaient plongé au cœur des ruines du 11 septembre, elle pensait simplement collecter des données. Mais les récits chargés de peur, d’impuissance et de détresse ont fini par s’infiltrer dans son propre imaginaire, jusqu’à provoquer des cauchemars et des images intrusives. Comme si la violence des expériences racontées par les autres avait pris racine en elle, en silence.
Ce phénomène ne touche pas seulement les chercheurs qui se rendent sur le terrain. Ceux qui travaillent à distance — derrière un écran, à analyser des vidéos, des photos ou des archives sonores d’attentats, de conflits ou de catastrophes — peuvent, eux aussi, absorber cette charge émotionnelle. À force de visionner, écouter ou retranscrire des contenus sensibles, la répétition transforme la matière brute en expérience quasi vécue. Les visages, les cris, les ruines ou les récits s’accumulent jusqu’à peser sur le quotidien. Les images, les récits et les données sensibles finissent par franchir la barrière de l’analyse pour affecter l’intime.
Cette expérience n’a rien d’isolé : ceux qui étudient les violences, les catastrophes naturelles, les conflits armés ou les crises humanitaires y sont régulièrement exposés, même lorsqu’ils ne quittent jamais leur bureau. Dans certains laboratoires, les chercheurs apprennent même à « doser » leur exposition, comme s’il s’agissait d’un produit dangereux : ne pas regarder trop longtemps, éviter de travailler seul, s’arrêter lorsque la tension monte. Car l’impact n’est pas immédiat : il se construit au fil du temps, dans les interstices du travail, dans ces moments où l’on reste seul face à un témoignage bouleversant ou à une image trop lourde à porter.
Ainsi, ce qui devait n’être qu’un objet d’étude peut soudain se transformer en fardeau émotionnel, rappelant que la recherche n’est jamais neutre lorsque son matériau principal est la souffrance humaine.
Un risque bien réel, mais encore largement ignoré
Si le traumatisme vicariant est mieux reconnu parmi les travailleurs sociaux, les soignants ou les journalistes, il reste très peu pris en compte dans le monde scientifique. Les institutions de recherche reconnaissent rarement ce danger, ne prévoient pas toujours de soutien psychologique adapté, et n’intègrent que très marginalement cette réalité dans les formations. De leur côté, les chercheurs hésitent à en parler. Le tabou est tenace : avouer être touché par les données que l’on manipule est souvent perçu comme un aveu de fragilité, alors qu’il s’agit d’un mécanisme parfaitement normal face à une exposition répétée à la souffrance humaine.
Cette absence de reconnaissance entretient un paradoxe : ceux qui étudient la violence pour mieux la comprendre ou mieux y répondre deviennent eux-mêmes vulnérables, sans que leurs institutions ne disposent vraiment des outils pour les accompagner.
Une exposition continue qui use même les plus solides
Le traumatisme vicariant ne frappe pas tout le monde de la même manière, mais l’article montre que personne n’en est totalement à l’abri. L’intensité de l’exposition, le rythme des recherches, l’isolement face au matériel étudié ou encore l’absence de supervision jouent un rôle majeur. Même les chercheurs expérimentés peuvent voir leur sommeil perturbé, leur vigilance accrue ou être envahis par des pensées intrusives après des mois ou des années à analyser des récits douloureux.
Peu à peu, la frontière entre le travail et l’émotionnel s’effrite, et ce qui n’était au départ qu’un simple objet d’étude se transforme en charge mentale lourde.
Accompagner la souffrance des autres
Accompagner le traumatisme vicariant implique d’abord de reconnaître qu’il s’agit d’un risque professionnel réel, et non d’une fragilité individuelle. Cette reconnaissance, portée autant par les institutions que par les personnes concernées, permet d’ouvrir la voie à un soutien structuré : accès confidentiel à des psychologues, supervisions régulières, débriefings après des expositions difficiles et intégration explicite de ce risque dans les politiques de travail.
La formation joue aussi un rôle essentiel pour aider les professionnels à anticiper plutôt qu’à subir, en leur donnant des clés pour repérer les signaux d’alerte, réguler leurs émotions, ajuster leur rythme d’exposition ou instaurer une distanciation nécessaire face aux récits traumatiques. Le soutien entre pairs participe également à rompre l’isolement en créant des espaces sûrs où partager ses ressentis et normaliser ses réactions.
Parallèlement, l’organisation du travail doit être repensée pour éviter les immersions prolongées : alternance des tâches, pauses régulières, interdiction de travailler seul sur des contenus sensibles, et séparation stricte entre la sphère professionnelle et la vie privée. À titre plus personnel, des pratiques de régulation — hygiène de vie, techniques de relaxation, rituels de transition, consultation précoce lorsqu’un malaise persiste — contribuent à restaurer un équilibre émotionnel.
Enfin, les institutions gagneraient à documenter ce phénomène pour affiner leurs protocoles et bâtir une culture de vigilance et de bienveillance. Ensemble, ces démarches permettent de protéger ceux qui, par leur travail, se retrouvent en première ligne face à la souffrance des autres, même sans jamais y être exposés directement.
Vers une meilleure protection de ceux qui interrogent la souffrance
Pour Nature, il est temps d’agir. Préparer les chercheurs à ces risques dès leur formation permettrait déjà de briser le tabou. Les institutions devraient également reconnaître explicitement cette forme de traumatisme et proposer un accompagnement structuré : supervision régulière, espaces d’échange entre pairs, dispositifs de soutien psychologique, organisation du travail qui évite les expositions prolongées sans pause.
Il s’agit aussi d’apprendre à regarder autrement le travail scientifique : analyser un attentat, un massacre ou une catastrophe naturelle n’est jamais neutre, même à distance. Protéger les chercheurs revient à protéger la qualité et la continuité de la recherche elle-même.
Alors que l’on commémore les dix ans des attentats du 13 novembre, l’article rappelle que la souffrance ne touche pas seulement les victimes directes. Elle se propage, parfois en silence, jusqu’à ceux qui tentent de la documenter pour mieux prévenir les drames futurs.
Le traumatisme vicariant n’est ni un signe de faiblesse ni une exception : c’est une réalité humaine qui traverse la recherche contemporaine. Reconnaître cette vulnérabilité, l’accompagner et la normaliser ne relèvent pas seulement de la bienveillance ; c’est une nécessité pour continuer à produire un savoir lucide, utile et durable sur les événements les plus sombres de notre monde.
Photo d’en-tête : © Photo archives APF







