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Aveugles à Gaza : Enfants sur l’échafaud, témoins de l’ombre

Deux ans ont passé depuis l’horreur du 7 octobre 2023. L’attaque du Hamas contre Israël restera dans l’histoire comme un événement funeste — un déchaînement de violence qui commande le respect des victimes du plus grand pogrom depuis 1945. Et elle restera aussi comme un désastre pour la cause palestinienne, précipitant Gaza dans un gouffre dont nul ne voit encore le fond. Le poète libanais Sam Mattar nous offre ici un magnifique texte qui cherche à dire ce que les rapports taisent, à rendre sensible ce que la statistique efface. Là où le journalisme observe, le poème s’ouvre. Là où l’analyse s’arrête, la parole tremble, brûle, écoute. Ce contraste n’est pas une opposition, mais une lumière : celle d’une parole qui, dans le fracas du réel, tente encore de dire l’humain — cette part irréductible que les chiffres ne savent pas dire.

Ce matin, le Washington Post publiait un article sobre et accablant : chiffres, constats, accusations de génocide. Une langue du réel, rigoureuse, nécessaire — mais aussi une langue du dehors. Elle énumère les morts, les ruines, les sondages, sans parvenir à franchir le seuil du tremblement. Car à Gaza, ce ne sont pas seulement des murs qui s’effondrent, mais des voix, des mémoires, des enfances.

Mon poème Aveugles en Gaza tente autre chose. Il ne cherche pas à informer, mais à incarner. Il ne parle pas depuis les faits, mais depuis la faille. Là où le journalisme observe, le poème traverse. Là où l’analyse s’arrête, la parole vacille, brûle, écoute.

Je voulais partager ce contraste — non pour opposer, mais pour éclairer. Car peut-être que, dans cette catastrophe où toute parole semble impuissante, la poésie peut encore dire quelque chose : non pas la vérité des nombres, mais celle des visages — celle que les chiffres ne savent pas dire.


Aveugles à Gaza : Enfants sur l’échafaud, témoins de l’ombre

Épigraphe
« Aveugles à Gaza, au moulin avec les esclaves. » — John Milton, Samson Agonistes
نعاني من مرضٍ لا يُشفى منه، يُدعى الأمل. « Nous souffrons d’une maladie incurable appelée espoir. » — Mahmoud Darwish
« Tout ce qui est affronté ne peut pas être changé, mais rien ne peut être changé sans être affronté. » — James Baldwin

Ils sont là, les enfants.
Sur l’échafaud, dans l’ombre.
Non pas morts — pas encore — mais suspendus, figés dans une attente qui ne connaît ni fin ni délivrance.
Le monde regarde, mais ne voit pas.
Aveugle, il détourne le regard.
Et pourtant, les enfants sont là.
Témoins muets d’un crime que nul ne veut nommer.
Ils ne crient pas.
Ils ne fuient pas.
Ils nous regardent — ou plutôt, ils regardent à travers nous.
Comme si nous étions déjà absents, déjà effacés.
Gaza devient non seulement le moulin de Milton, mais aussi le paysage brisé de Huxley
… un territoire où la vision se fissure, où la conscience s’effondre.
Ce ne sont pas des chiffres.
Ce ne sont pas des statistiques.
Ce sont des corps — petits, fragiles, brûlés par les bombes, ensevelis sous les décombres, effacés
des registres du monde.
Et pourtant, ils persistent.
Dans les rêves des mères, dans les silences des pères, dans les cris étouffés des survivants.
Ils sont les témoins de notre faillite.
Non pas parce qu’ils sont morts, mais parce que nous les avons laissés mourir.
Parce que nous avons regardé — et détourné les yeux.
Parce que nous avons su — et choisi l’oubli.
Parce que nous avons nommé la guerre, mais pas le crime.
Parce que nous avons parlé de politique, mais pas d’enfants.
Et maintenant, ils sont là.
Non pas pour nous accuser, mais pour nous rappeler.
Que le silence est une complicité.

Que l’aveuglement est un choix.
Que l’histoire ne pardonne pas l’indifférence.
Ils ne demandent pas vengeance.
Ils demandent mémoire. Ils demandent regard.
Ils demandent que l’on dise : ils étaient là.
Et que l’on ose dire : nous avons échoué.
Car ce n’est pas la mort qui condamne.
C’est l’oubli.
C’est le refus de voir.
C’est le confort de l’aveuglement.
Et nous avons construit des murs — de langage, de diplomatie, de neutralité — pour ne pas
nommer l’horreur.
Nous avons parlé de cessez-le-feu, de négociations, de complexité.
Mais les enfants ne sont pas complexes.
Ils sont simples.
Ils sont là.
Et ils meurent.
Et pourtant, nous parlons.
Nous écrivons.
Nous cherchons des mots pour dire l’indicible.
Non pas pour consoler, mais pour témoigner.
Car le poème n’est pas un refuge.
C’est une lampe dans la nuit.
Une voix qui tremble, mais qui insiste.
Une parole qui refuse le silence.
Le poète n’est pas un juge.
Il est un veilleur.
Il ne condamne pas — il éclaire.
Il ne crie pas — il murmure ce que d’autres taisent.
Et dans ce murmure, il y a une révolte.
Une tendresse.
Une fidélité aux morts.
Gaza est un nom.
Mais aussi un miroir.
Ce que nous refusons de voir là-bas, c’est ce que nous refusons de voir ici.
L’enfant sacrifié.
L’innocence profanée.
La justice trahie.
Ce texte n’est pas un cri.
C’est un regard.

Une tentative de voir là où le monde détourne les yeux.
Une offrande aux enfants qui n’ont pas eu le temps de devenir.
Une lampe posée sur l’échafaud, pour que l’ombre ne soit pas totale.
Car si nous ne pouvons les sauver, nous pouvons les nommer.
Si nous ne pouvons réparer, nous pouvons témoigner.
Et dans ce témoignage, il y a peut-être une forme de justice.
Une mémoire qui résiste à l’effacement.
Une parole qui refuse l’oubli.
Gaza est un gouffre.
Mais aussi un miroir.
Et dans ce miroir, nous voyons notre propre cécité.
Notre propre abandon.
Notre propre responsabilité.
Ce n’est pas la première fois.
L’histoire connaît ce silence.
Elle l’a entendu à Auschwitz.
Elle l’a vu au Rwanda.
Elle l’a traversé à Srebrenica.
Elle l’a inauguré avec les Arméniens.
Et chaque fois, le monde a dit : plus jamais ça.
Mais plus jamais est devenu encore une fois.
Et encore une fois est devenu toujours.
Toujours les mêmes corps.
Toujours les mêmes enfants.
Toujours les mêmes justifications.
Gaza n’est pas une exception.
C’est une répétition.
Une résonance.
Une mémoire qui revient, non pas comme leçon, mais comme échec.
Et si nous ne voyons pas Gaza, alors nous n’avons jamais vu.
Alors nous n’avons jamais appris.
Que ce texte soit un acte de regard.
Un refus du silence.
Une fidélité aux enfants — non pas comme victimes, mais comme témoins.
Témoins de l’ombre.
Témoins de nous-mêmes.
Ce texte ne demande pas justice.
Il demande mémoire.
Il ne cherche pas à punir.
Il cherche à voir.

À nommer.
À refuser l’effacement.
Car si les enfants sont morts, ils ne sont pas partis.
Ils sont là — dans nos silences, dans nos détours, dans nos justifications.
Ils sont là — comme des lampes éteintes que nous refusons de rallumer.
Et tant que nous ne les regardons pas, nous restons aveugles.
Aveugles à Gaza.
Aveugles à nous-mêmes.
Et pendant que les enfants meurent, les intellectuels débattent.
Ils pèsent les mots, calibrent les nuances, invoquent la complexité.
Ils parlent de contexte, d’histoire, de géopolitique.
Ils écrivent des tribunes, organisent des colloques, signent des pétitions.
Mais rarement, ils regardent.
Rarement, ils nomment.
Rarement, ils disent : c’est un crime.
Rarement, ils disent : c’est un enfant.
Ce texte ne cherche pas à convaincre les raisonnables.
Il s’adresse aux inconsolables.
À ceux qui savent que penser ne suffit pas.
Que voir est déjà un acte.
Que nommer est déjà une rupture.
Et que parfois, le silence du poète vaut mieux que l’équilibre du penseur.
J’accuse.
Comme Zola, oui… mais pas dans sa voix seule.
Dans la mienne.
Dans la nôtre.
Dans celle des enfants qui ne peuvent plus parler.
J’accuse le langage qui hésite à nommer.
J’accuse les diplomaties qui pèsent les morts comme des équations.
J’accuse les intellectuels qui parlent de complexité pendant que les corps s’empilent.
J’accuse les États qui arment, financent, justifient.
J’accuse les médias qui comptent les enfants comme des dommages collatéraux.
J’accuse le monde qui regarde — et ne voit pas.
Et je dis le mot.
Génocide.
Non pas comme provocation, mais comme vérité.
Comme cri.
Comme devoir.
Car quand un peuple est ciblé, affamé, écrasé, effacé —

Quand les enfants sont tués en masse, méthodiquement, sans refuge ni recours —
Quand l’histoire se répète avec une précision glaciale —
Alors le mot n’est pas excessif.
Il est nécessaire.
Ce texte est un acte de regard.
Un refus du mensonge.
Une fidélité aux morts.
Et une parole pour les vivants —
Pour ceux qui osent dire : J’accuse.
Et qui refusent de se taire.

Sam Mattar

Photo d’en-tête : Jaber Badwen / Wikimedia Commons

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