La question du financement climatique s’impose comme l’un des sujets les plus sensibles des négociations pendant la COP30 à Belém, au Brésil. Le dernier rapport d’Oxfam, publié en octobre 2025 (1), a jeté une lumière crue sur les déséquilibres persistants du système. Selon l’ONG, seulement un tiers des financements climatiques déclarés correspondraient à de véritables aides, soit 28 à 35 milliards de dollars en 2022, bien loin des 116 milliards annoncés. Oxfam pointe également une répartition profondément inégale : les pays les moins avancés, pourtant les plus exposés aux effets du réchauffement, ne reçoivent qu’environ 19,5 % des financements publics. Pour David Dosso, docteur en sciences économiques à l’ESLSCA Business School et spécialiste de la finance durable, qu’UP’ a interviewé, le constat est sans appel : « La finance climatique reflète aujourd’hui les logiques de pouvoir plus que celles de la justice climatique. »
Dans une étude portant sur 140 pays récipiendaires et 30 pays donateurs entre 2000 et 2021, co-signée avec Francisco Serranito (Université Paris Nanterre) et Imen Ghattassi (Université Sorbonne Paris Nord), David Dosso révèle un paradoxe saisissant entre les pays les plus vulnérables au changement climatique et la répartition des financements. Un déséquilibre dénoncé depuis plus d’une décennie car, depuis l’engagement pris à la COP15 de Copenhague, renouvelé lors de la COP21 à Paris, les pays développés se sont engagés à mobiliser 100 milliards de dollars par an jusqu’en 2025. Un nouvel objectif a été fixé à 300 milliards par an d’ici 2035. Mais au-delà des montants annoncés, c’est la destination des fonds qui interroge.

Pouvons-nous espérer une finance climatique plus juste ? Peut-on concilier justice climatique et intérêts financiers ? Pour espérer un rééquilibrage, David Dosso avance plusieurs pistes, et répond à nos questions afin d’apporter un éclairage sur la finance climatique mondiale, les enjeux de la COP30 et les pistes concrètes pour une finance verte plus équitable.
UP’ Magazine : La COP30 s’est ouverte au Brésil dans un contexte de fortes tensions autour du financement climatique. Qu’attendez-vous de ce sommet ?
David Dosso : Nous attendons de ce sommet que les pays redoublent d’efforts dans la lutte contre le changement climatique en intensifiant leurs engagements liés au financement climatique. Ils devront présenter une feuille de route concrète sur la manière dont ils pourront atteindre les 300 milliards de dollars par an annoncés lors de la COP 29. De plus, il est nécessaire de réviser les critères d’allocation, car les pays vulnérables, tels que les Petits États insulaires en développement, ont tendance à recevoir moins de financement, avec seulement 3 % attribués entre 2021 et 2022.
UP’ : Quinze ans après la promesse des 100 milliards de dollars par an, pourquoi ce financement reste-t-il si difficile à mobiliser ?
DD : Ce financement est en effet difficile à mobiliser. Notre étude sur les déterminants de la finance climatique internationale montre qu’entre 2009 et 2021, les montants annuels accordés par les pays développés sont restés en dessous de 35 milliards de dollars, soit moins d’un tiers du montant annoncé. Bien que plusieurs pays développés aient connu des instabilités économiques à la suite de leurs engagements de 2009, il est important de souligner que l’action climatique a souvent été reléguée au second plan. Certains pays minimisent les effets du changement climatique, le percevant comme une menace lointaine. De plus, le financement climatique subit des revers liés à la gestion des biens communs, où chacun peut croire qu’il n’est pas le seul à contribuer à son entretien et à son financement, ce qui dilue les efforts collectifs. Les tensions géopolitiques exacerbent également cette situation.
UP’ : Le financement climatique est-il devenu, selon vous, un instrument politique plus qu’un outil de solidarité ?
DD : Ces financements devraient représenter un soulagement dans la lutte contre le changement climatique. Cependant, ces fonds, notamment la finance bilatérale octroyée par un pays à un autre, sont parfois accordés dans des conditions détachées des considérations climatiques et environnementales. Notre étude montre que, sur la période de 2000 à 2021, des pays comme le Japon ou la Nouvelle-Zélande ont tendance à soutenir les pays avec lesquels ils partagent une proximité géographique. Près de 70 % des aides accordées par chacun de ces pays étaient destinées aux pays d’Asie pour le Japon et aux pays d’Océanie pour la Nouvelle-Zélande. De plus, certains pays privilégient l’assistance à leurs anciennes colonies. C’est le cas notamment du Portugal, qui octroie près de 69 % de ses fonds à ses anciennes colonies telles que le Cap-Vert, le Mozambique ou le Timor oriental, tandis que l’Espagne accorde plus d’un tiers de ses aides à ses anciennes colonies. La France, quant à elle, a octroyé près de 7 % de son financement total au Maroc, qui est aussi son premier pays récipiendaire sur cette période. Par ailleurs, notre étude montre que, pour qu’un pays récipiendaire soit plus susceptible de recevoir des fonds, il est nécessaire d’avoir un alignement politique et un volume important de transactions commerciales avec le pays donateur.
UP’ : Vous parlez d’un système « profondément inéquitable ». En quoi cette injustice se manifeste-t-elle concrètement ?
DD : La finance climatique est octroyée dans des conditions qui privilégient les intérêts des pays donateurs. Dans un premier temps, ces fonds sont accordés en grande partie sous la forme de prêts, représentant plus des deux tiers, souvent à des taux d’intérêt non préférentiels, similaires aux taux du marché. Cela sous-tend donc une logique de rentabilité plutôt que de solidarité. De plus, notre étude, utilisant un échantillon de 140 pays récipiendaires et 30 pays donateurs sur la période de 2000 à 2021, avec un modèle de gravité, montre que pour qu’un pays puisse espérer
recevoir davantage de fonds, il lui faut un alignement politique, une proximité économique ou une histoire coloniale avec le pays donateur, plutôt que d’être simplement vulnérable au changement climatique.
UP’ : Selon Oxfam, seul un tiers des montants annoncés correspond à de vraies aides. Peut-on parler de manipulation des chiffres ?
DD : Cela pourrait soulever des préoccupations concernant la transparence et l’intégrité des engagements financiers. Bien que l’on puisse être tenté de parler de manipulation des chiffres, il est important de faire la distinction entre une manipulation délibérée et un manque de clarté dans la communication des financements. Ce décalage met en évidence la nécessité d’améliorer la transparence et le suivi des financements, ainsi que de renforcer les mécanismes de rapport.
UP’ : Comment expliquer que les pays les plus vulnérables reçoivent encore si peu de fonds ?
DD : Les pays vulnérables reçoivent peu de fonds, car ceux-ci sont parfois alloués sur la base de critères détachés des considérations climatiques et environnementales, notamment en lien avec les transactions commerciales entre pays donateurs et pays récipiendaires, ainsi qu’avec les relations politiques ou historiques. Cela conduit à un déséquilibre dans l’allocation de la finance climatique. De plus, les tensions géopolitiques tendent à détourner l’attention des pays des enjeux climatiques.
UP’ : Les relations historiques ou économiques continuent donc d’influencer la répartition de ces financements
DD : Ces fonds sont effectivement influencés par l’histoire coloniale entre le pays donateur et le pays récipiendaire, ainsi que par des liens économiques. Notre étude montre par exemple que, pour qu’un pays reçoive plus de financement sous forme de dons, son niveau de pauvreté ne suffit pas ; il faudrait qu’il ait une histoire coloniale avec le pays donateur. Les prêts, qui représentent près de 70 % du financement climatique bilatéral, sont quant à eux très influencés par le volume de transactions commerciales entre le pays donateur et le pays récipiendaire.
UP’ : Vous soulignez que 70 % des financements bilatéraux sont accordés sous forme de prêts. Est-ce encore de l’aide ?
DD : En effet, on peut se poser cette question, car en plus du volume important des prêts dans le financement climatique, ceux-ci sont accordés en grande partie à des taux standards, ce qui nous éloigne d’une logique de solidarité. Ainsi, nous nous situons davantage dans une logique de rentabilité que de solidarité. Selon Oxfam, en 2022, les pays en développement ont obtenu 62 milliards de dollars en prêts climatiques, qui devraient engendrer jusqu’à 88 milliards de dollars en remboursements, dont 26 milliards de dollars en intérêts, un montant déjà conséquent. Cela représente un « bénéfice » de 42 % pour les prêteurs.
UP’ : Ces prêts risquent-ils d’aggraver la dépendance financière de certains pays ?
DD : Plusieurs pays en développement connaissent déjà des niveaux de dette qui menacent et entravent leur indépendance financière. En 2023, la dette extérieure de ces pays a atteint un montant record de 11 400 milliards de dollars, représentant 99 % de leurs recettes d’exportation. En leur octroyant des prêts à des taux d’intérêt standards pour s’adapter et lutter contre le changement climatique, on leur impose des charges supplémentaires. Cela peut conduire à une spirale de remboursement de la dette s’étalant sur plusieurs dizaines d’années.
UP’ : Que faudrait-il changer pour que la finance climatique serve enfin la justice plutôt que les intérêts des donateurs ?
DD : Pour lutter efficacement contre le changement climatique, il est nécessaire d’améliorer la coordination internationale et l’allocation de la finance climatique. Nous proposons que les décisions d’octroi des financements par les pays donateurs soient coordonnées via un classement harmonisé des pays vulnérables. De plus, il serait possible de rééquilibrer les déséquilibres existants en créant un fonds international totalement indépendant et impartial.
UP’ : Vous proposez d’harmoniser les critères de vulnérabilité des pays. Comment éviter que ces classements ne deviennent, eux aussi, politiques ?
DD : Ces critères de vulnérabilité pourraient être soumis à des groupes d’études indépendants, avec la participation d’acteurs issus du monde scientifique et de la société civile.
UP’ : La transparence et la gouvernance locale sont souvent invoquées, mais comment les rendre réellement efficaces ?
DD : Une piste serait d’assurer un suivi des montants alloués et d’évaluer l’effectivité des projets pour lesquels ces fonds sont destinés. Cela pourrait créer un besoin de bonne gestion et d’une organisation efficace des autorités locales.
UP’ : Le fonds « pertes et préjudices » lancé en 2023 peut-il être le début d’un changement de modèle ?
DD : Même si la création de ce fonds est une belle initiative, nous attendons encore les premiers pas de ce dernier, qui peine également à être financé.
UP’ : Faut-il créer une institution mondiale indépendante pour gérer les fonds climatiques, en dehors de la Banque mondiale ?
DD : Bien que la Banque mondiale ait une expérience significative, elle peut parfois se heurter à des priorités financières qui ne sont pas toujours alignées avec les urgences climatiques. Pour rééquilibrer l’allocation de la finance climatique, on pourrait créer une institution mondiale indépendante exclusivement dédiée au financement climatique et totalement impartiale. En plus d’octroyer des financements, elle devra assurer un suivi rigoureux des montants alloués dans la mise en œuvre des projets. De plus, cette institution pourrait être assistée par une commission d’audit sur les financements et les résultats, garantissant ainsi une gestion efficace et responsable.
UP’ : Peut-on vraiment concilier rentabilité et justice climatique ?
DD : On peut bien sûr concilier rentabilité et justice climatique en repensant nos modèles de production et d’investissement. Cela implique de prendre en compte les contraintes climatiques et environnementales dans la maximisation des profits. Il faudrait, par exemple, trouver des solutions optimales permettant de produire plus, tout en émettant moins de gaz à effet de serre. Le fonds souverain norvégien est aussi un exemple intéressant en matière d’investissement, car il soutient des projets d’énergies renouvelables en Afrique et en Asie, tout en générant des rendements durables.
UP’ : Vous citez le fonds souverain norvégien comme exemple. Qu’est-ce qui le distingue ?
DD : Le Fonds norvégien, qui est le plus important fonds souverain au monde, se distingue par son approche équilibrée entre rentabilité et considérations climatiques et environnementales. Il vise à générer des rendements à long terme tout en intégrant des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans ses décisions d’investissement.
UP’ : Comment convaincre les investisseurs privés que la finance durable est aussi une opportunité économique ?
DD : Investir dans des actifs durables peut générer des profits élevés, parfois supérieurs à ceux des investissements traditionnels, car la demande pour les produits et services durables est en constante augmentation, avec des consommateurs qui privilégient de plus en plus les entreprises responsables. De plus, une entreprise engagée en faveur de la durabilité peut améliorer son image de marque, ce qui lui permet de bénéficier de gains économiques. Il convient également de noter que la finance durable ouvre de nouvelles opportunités en matière d'innovations financières qui transformeront le paysage futur des systèmes financiers mondiaux.
UP’ : Voyez-vous des signes encourageants d’un rééquilibrage du financement climatique ?
DD : Un signe encourageant serait qu’à l’issue de la COP30, les pays reconnaissent l’existence des déséquilibres dans l’allocation de la finance climatique et prennent des mesures pour y remédier. S’il y a de nouveaux engagements concernant le volume des montants de la finance climatique, cela doit être accompagné de mesures visant à améliorer son allocation.
UP’ : Si vous pouviez faire adopter une seule mesure à la COP30, laquelle choisiriez- vous ?
DD : La lutte contre le changement climatique repose sur un ensemble d’ingrédients. Toutes les mesures qui vont dans ce sens sont indispensables, comme les engagements à réduire les émissions de gaz à effet de serre ou la renonciation aux ressources fossiles. En ce qui concerne le financement climatique, en plus de revoir à la hausse le volume des fonds, il faudrait également améliorer la distribution de ces ressources par l’harmonisation des critères d’allocation et par la création d’un fonds international qui permettrait de réduire les déséquilibres dans l’allocation.
UP’ : Êtes-vous optimiste quant à l’objectif de 300 milliards de dollars par an d’ici 2035 ?
DD : La montée des chocs géopolitiques, des tensions politiques, des guerres commerciales et l’augmentation des dépenses militaires ne plaident pas en faveur d’une hausse du financement climatique. Cependant, si les pays accordent davantage d’importance à la lutte contre le changement climatique et prennent des mesures concrètes, une volonté collective pourrait permettre de mobiliser de plus en plus de ressources.
Propos recueillis par Fabienne Marion, rédactrice en chef UP’ Magazine
(1) Lire le rapport d’Oxfam « Les vrais chiffres des financements climatiques »
Photo d’en-tête : © Friends of the Earth International







