Déjà inscrit ou abonné ?
Je me connecte

rejoignez gratuitement le cercle des lecteurs de UP’

Il vous reste 2 articles gratuits

abonnez-vous pour profiter de UP’ sans limite

La veillée des cèdres

Edward Lear, 1861

Dans un pays où la nuit semble parfois plus ancienne que l’aube, une poignée de flammes s’est levée — discrète, fragile, têtue. Hier, sous un ciel qui déversait son poids de novembre, le Liban a opposé à l’obscurité non pas des discours, mais des pas de danse, des bras liés, des bougies allumées dans le creux des sanctuaires et dans celui des cœurs. Ce texte de Samir Mattar raconte cet instant : celui où un peuple meurtri a choisi la lumière — non celle qui éclate, mais celle qui insiste — et où l’arrivée d’un pèlerin en blanc a révélé, sous la pluie battante, ce que le pays porte encore de vivant, de combattant, d’infiniment humain.

_________________________________

Les bougies du Liban contre l’obscurité

Hier, quelque chose de silencieux s’est produit. Dans des sanctuaires éparpillés comme des semences à travers ce petit pays… de la côte de Tyr aux montagnes de Bsharré… du vacarme de Beyrouth au silence de la Bekaa… une flamme s’est levée : ni annoncée, ni proclamée… Simplement allumée.

Et ce même jour, un pèlerin a franchi le seuil. Un homme en blanc, venu non pour réparer ce qui est brisé, mais pour s’asseoir auprès de ceux qui attendent dans la brisure.
Mais l’accueil, lui, n’avait rien de silencieux.

Danser sous la pluie

Le ciel s’est ouvert. Pas doucement… c’était la pluie de novembre, froide et implacable, celle qui vide les rues et fait courir les gens sensés vers l’abri. Pourtant, au Palais de Baabda, les rues se sont remplies quand même. Les parapluies éclorent comme des fleurs. Les drapeaux… le cèdre libanais, l’or et blanc du Vatican… claquaient dans le vent, trempés et lourds mais toujours dressés.
Et au centre de tout cela, les danseurs.

La dabké… ce piétinement ancestral, ce balancement, ce cercle aux bras entrelacés, ce rythme défiant qui dit nous sommes là, nous sommes ensemble, nous appartenons à cette terre. Les pieds martelant le pavé mouillé. Les habits traditionnels alourdis par la pluie. Les sourires refusant d’admettre l’averse. Certains venaient de Baalbek, de la vallée où des temples plus vieux que les
empires témoignent encore de ce qui dure. Ils dansaient non pas malgré la pluie, mais avec elle, pour elle… comme si l’averse elle-même faisait partie de l’accueil.
L’homme en blanc observait depuis son véhicule, arrêté dans sa procession. Et puis… inattendu, improvisé… un pouce levé… avec un sourire. Le geste simple de la joie, de la reconnaissance, de rencontrer l’allégresse par l’allégresse.

Voilà comment le Liban a accueilli son pèlerin : non par un désespoir joué pour les caméras, mais par une célébration arrachée aux profondeurs de l’épreuve.

Ce qui survit

Il existe une mathématique de l’obscurité : combien peut-on perdre avant que la forme d’une chose ne disparaisse entièrement ? Combien d’enfants émigrés, combien de mois sans salaire, combien de dignité arrachée avant que le Liban ne devienne qu’un nom sur une carte, un souvenir de ce qui fleurissait jadis ici ?
Mais hier répondit par une autre équation. La mathématique… des corps sous la pluie, refusant l’abri pour être témoins de l’arrivée… des danseurs qui ont choisi de danser même quand le ciel refusait de coopérer… des foules qui ont bordé les rues mouillées non parce qu’on leur promettait le confort… mais parce que certains moments comptent plus que le confort.

Une flamme dans un sanctuaire. À peine assez pour lire, pour reconnaître un visage de l’autre côté d’une pièce. Pourtant assez pour savoir que vous n’êtes pas seul dans le noir… assez pour trouver la porte… assez pour allumer la prochaine bougie…
L’enseignant marche encore vers la salle de classe vide… Le boulanger pétrit encore la pâte bien que la farine ait doublé de prix… La mère met encore la table bien que la moitié de ses enfants aient navigué vers d’autres rivages… Les danseurs dansent encore, bien que leurs vêtements soient trempés… et l’avenir demeure incertain. Non… Pas parce qu’ils sont naïfs… mais parce qu’ils refusent l’alternative.
Voilà ce qu’illumine cette première flamme : non le chemin devant… trop sombre encore pour cela… mais l’habitude humaine obstinée d’entretenir la lumière quand la raison dit de se rendre. L’impulsion irrépressible de danser sous la pluie quand danser n’a aucun sens pratique.

La géométrie du rassemblement

À Baabda, ils sont venus de partout. Chrétiens et musulmans. Druzes et laïcs. Des officiels de partis qui partagent rarement des salles volontairement, encore moins des estrades. Communautés différentes, drapeaux différents, espoirs différents… rassemblés sous la même pluie… regardant le même homme… partageant le même instant.

La semaine prochaine, une autre flamme rejoindra celle d’hier dans la couronne. Sans remplacer, sans éclipser. En s’ajoutant.
À la troisième semaine, trois bougies… À la quatrième, quatre… Chacune allumée à partir de celle qui l’a précédée, chacune distincte mais partie d’un cercle, un rassemblement de petites lumières qui ensemble repoussent ce qu’une seule ne pourrait.

Voilà comment l’obscurité cède : progressivement, collectivement, patiemment. Voilà ce que sait la dabké : le pouvoir du cercle… des bras liés… des pieds bougeant à l’unisson… tandis que chaque danseur apporte sa propre nuance… sa propre interprétation du rythme partagé.
Pas l’éclair aveuglant qui laisse des taches dans votre vision et une obscurité plus profonde après. Pas le projecteur qui aplatit tout en une exposition brutale. Mais l’accumulation lente de flammes entretenues par différentes mains… chacune nécessaire… aucune suffisante seule…

Le Liban connaît cette géométrie. La couronne de l’Avent enseigne ce que la politique oublie sans cesse : la force ne réside pas dans une flamme consumant toutes les autres… mais dans plusieurs flammes rapprochées assez pour voir à la lueur les unes des autres. Les danseurs tournant sous la pluie, bras liés par-delà toutes les divisions que ce pays a tracées et retracées… voilà la géométrie rendue visible.

Avec la deuxième Flamme

La deuxième flamme, quand elle viendra dimanche prochain, portera le travail dans sa lumière… le labeur difficile de faire la paix à partir des morceaux… Pas la paix comme silence épuisé après la guerre. Pas la paix comme pause inquiète avant la prochaine explosion. Mais la paix comme reconstruction patiente de la confiance dans un pays où la confiance a été armée, marchandisée, trahie par ceux qui prétendaient la garder.
Cette paix exige les deux mains : l’une pour protéger la flamme du vent, du cynisme et du désespoir ; l’autre tendue… tremblante peut-être, mais tendue… vers celui qui était ennemi.

Hier à Baabda, des mains se sont tendues par-delà des lignes qui divisent habituellement. Des rivaux politiques debout sur la même plateforme. Des communautés religieuses célébrant la même arrivée… Non parce que toutes les différences se sont dissoutes sous la pluie, mais parce que le moment demandait quelque chose de plus grand que la division.

La deuxième flamme éclairera ce qui doit être redressé, quels chemins demandent à être dégagés… Pas une lumière confortable… Une lumière révélatrice… Celle qui montre sur quoi nous trébuchions dans le noir.

Mais hier a offert un aperçu : que lorsque l’occasion l’exige… quand le témoignage en vaut la peine… le Liban peut encore se rassembler… le Liban peut encore incarner l’unité même quand l’unité semble impossible… le Liban peut encore danser ensemble, même sous la pluie…

Le scandale de la troisième

À la troisième semaine, quelque chose d’inattendu arrive dans la couronne : la joie. Ce qui semble obscène dans un pays où les banques ont avalé les économies, où les éduqués fuient, où les vieilles femmes choisissent entre médicament et pain. La joie ? Maintenant ?
Mais hier à Baabda fut la réponse avant la question. La joie quand même. La joie surtout. La joie précisément parce que.

Les danseurs de dabké trempés jusqu’aux os, souriant quand même. Les foules acclamant sous l’averse, agitant des drapeaux qui prenaient le vent comme des voiles. L’homme en blanc levant son pouce, ravi par un peuple qui répond à la pluie par le rythme.

Ce n’est pas le bonheur… ce climat des émotions, dépendant des circonstances. La joie est le courant profond en dessous… l’insistance inébranlable que l’obscurité n’a pas le dernier mot. Que la pluie n’annule pas la célébration… Que l’épreuve n’efface pas notre capacité d’accueil… de beauté… de la grâce défiant de danser… surtout quand danser n’a aucun sens.

La joie est ce qui rend la résistance possible quand la résistance semble futile. La grand-mère qui roule encore les feuilles de vigne bien que ses mains lui fassent mal et que les ingrédients coûtent trois fois plus cher… Le musicien de rue avec son oud qui joue au coin en ruines… Les amoureux qui se marient quand même, qui plantent des arbres quand même, qui nomment leurs enfants Espoir (Amal), Demain (Ghad), Miséricorde (Rahma) quand même… Les danseurs qui dansent sous la pluie quand même…

Ce n’est pas du déni. C’est du défi. Chaque pas dans les flaques dit : vous avez pris beaucoup, mais vous ne nous avez pas pris. Chaque bras lié dit : nous nous souvenons de ce que signifie être humain, être libanais, être vivant. Chaque chanson, chaque danse, chaque moment de beauté obstinément créé dans les marges dit : nous sommes toujours là, toujours capables de plus que survivre.

La troisième flamme, quand elle sera allumée, brûlera plus fort qu’elle ne devrait. Elle devrait être raisonnable, mesurée, appropriée à l’obscurité. Au lieu de cela… comme l’accueil d’hier… elle danse… elle dansera…

Ce que demande la quatrième flamme

L’amour arrive en dernier… à la quatrième semaine… quand la couronne est presque complète. Trois flammes brûlent déjà : le cercle n’a besoin que de sa lumière finale. L’amour est le plus difficile à garder allumé… parce que l’amour n’est pas sentiment… les sentiments vacillent et s’éteignent… mais volonté. Le choix quotidien, parfois horaire, de voir le sacré dans le voisin qui a voté pour votre ennemi, de pardonner l’impardonnable, de construire le pont vers ceux qui l’ont brûlé… cela demande de la volonté.

Hier à Baabda a offert un aperçu de cela aussi. Pas l’amour facile des gens qui pensent pareil, mais l’amour difficile qui se tient ensemble même quand se tenir ensemble coûte quelque chose. L’amour qui se présente sous la pluie. L’amour qui incarne l’accueil même quand les ressources sont rares et les futurs incertains.

C’est l’amour que chaque tradition ici connaît sous différents noms : agapè (amour inconditionnel), rahma (miséricorde / compassion), mahabba (amour divin)… l’amour qui choisit l’alliance plutôt que le contrat… l’amour qui ne voit pas d’étranger mais seulement l’ami pas-encore-connu… l’amour qui donne quand le compte est vide…
Le maronite défendant la mosquée… Le chiite protégeant l’église… Le druze abritant le réfugié… Le riche choisissant la solidarité avec l’expulsé… Le cercle de dabké qui fait place à tous… où les bras se lient sans égard aux prières récitées ce matin-là.

La quatrième flamme stabilise les autres… leur donne sens. Sans elle, l’espoir aigrit en vœu pieux… la paix devient pragmatisme froid… la joie vire maniaque et creuse… Mais l’amour transfigure tout… l’attente devient préparation… l’obscurité devient matrice… les petites lumières deviennent constellation… la pluie devient bénédiction… Quatre flammes d’ici la fin du mois… La couronne complète… Pas encore l’illumination totale, mais assez pour voir. Assez pour danser. Assez.

Le centre tient

Il existe, dans certaines traditions, une cinquième bougie… blanche, distincte des autres, placée au centre de la couronne. Elle attend jusqu’à l’heure désignée, jusqu’à ce que les quatre flammes l’entourant aient fait leur travail de préparation hebdomadaire.

Cette lumière centrale marque l’arrivée… l’accomplissement… l’infini entrant d’une certaine manière dans le fini, l’éternité se comprimant dans le temps. Le Verbe se faisant chair.
Le Liban comprend l’incarnation… Comprend que toute belle idée doit prendre corps ou rester stérile… Que la paix doit devenir institutions fonctionnelles… Que la justice doit devenir salaire payé… Que la dignité doit devenir électricité qui arrive… pain qui coûte ce que les gens peuvent se permettre… enfants qui peuvent imaginer des avenirs…

L’accueil d’hier était lui-même une sorte d’incarnation : l’espoir rendu visible dans les pieds dansants, la paix incarnée dans la foule diverse, la joie prenant chair dans la célébration trempée de pluie, l’amour rendu tangible dans les bras liés du cercle.
L’abstrait est devenu concret. La promesse est devenue présence. Mais l’illumination totale… la cinquième flamme au centre… n’est pas encore allumée. Elle attend de voir si les quatre lumières l’entourant peuvent maintenir leur combustion… Si l’espoir s’enracine assez profond… Si la paix trouve un sol où se tenir… Si la joie se révèle assez résiliente… Si l’amour se révèle assez courageux… Elle ne peut être précipitée. Elle vient en son temps, quand l’attente a fait son œuvre.

Le pèlerin parmi nous

Visite du Pape au Liban le 1er décembre 2025 – Place des Martyrs à Beyrouth – Photo ©Vatican news

L’homme en blanc finira par partir. Les caméras le suivront ailleurs. Le moment d’attention passera, comme passent les moments. Et alors le Liban restera avec son obscurité… son attente… ses petites flammes obstinément entretenues contre le vent. Mais quelque chose demeure d’hier…

Le souvenir de la pluie qui n’a pas arrêté la danse… L’image des bras liés par-delà les lignes de division… Le son des acclamations qui ont noyé l’averse… Le simple pouce levé… un geste de reconnaissance mutuelle entre une figure mondiale et un accueil local… entre celui qui venait témoigner et ceux qui venaient être témoignés…

Peut-être est-ce là le point… Peut-être le pèlerin vient-il non pour apporter la lumière mais pour témoigner de la lumière déjà brûlante dans l’obscurité… l’enseignant, le boulanger, la mère, le musicien, la grand-mère, les amoureux, les danseurs sous la pluie. Pour dire : le monde vous voit. Votre veillée n’est pas vaine. La lumière que vous entretenez compte. La joie sur laquelle vous insistez malgré tout… c’est cela qui compte le plus.

La sagesse de la saison est celle-ci :
Faire confiance au travail lent…
Faire confiance que quatre petites flammes, fidèlement entretenues semaine après semaine, illuminent plus qu’un éclair brillant qui s’estompe…
Faire confiance que la lumière rassemblée collectivement, patiemment, peut repousser une obscurité qui semblait absolue.
Faire confiance à la géométrie des bougies rapprochées. Faire confiance à la géométrie du cercle de dabké, où chaque danseur compte et nul ne peut danser seul.

Après

Quelque part ce soir, quelqu’un au Liban allumera une bougie. Peut-être pour prier. Peut-être parce que l’électricité a encore coupé… et qu’il n’y a pas d’autre moyen de voir.

Cette petite flamme est à la fois métaphore et nécessité… symbole et fait.

Et quelque part ce soir, quelqu’un se souviendra d’hier… la pluie, la danse, le sourire de l’homme en blanc, le moment où le Liban s’est montré non tel que le monde le voit souvent (brisé, divisé, défaillant) mais tel qu’il se sait être : résilient, festif, obstinément vivant.

Ces deux lumières — la bougie et le souvenir — se parlent à travers l’obscurité. Elles posent des questions sans interroger : Seras-tu fidèle dans la veille ? … Danseras-tu même sous la pluie ? … Lieras-tu tes bras même quand il est plus facile de rester seul ? … Entretiendras-tu les petites flammes ? … Ajouteras-tu ta lumière à la lumière ?

Quatre bougies sur quatre semaines… Quatre petites flammes contre l’obscurité de novembre… contre le froid de décembre… contre tout temps qui vient.
Et à la fin… à la fin… si nous les entretenons… si nous les rassemblons… si nous laissons chacune ajouter sa lumière à la lumière… alors… alors… peut-être… juste peut-être… aurons-nous assez d’illumination pour voir le prochain pas… Pour trouver les visages les uns des autres… Pour nous souvenir que nous ne sommes pas seuls… Pour danser ensemble, quoi qu’il advienne.
Peut-être… Peut-être même assez pour entrevoir, au bord lointain de la lueur de la couronne, la forme d’une aube que nous n’vons pas allumée nous-mêmes mais dont nous avons aidé à préparer le chemin.

La veillée continue…
La lumière augmente…
La danse… même sous la pluie… surtout sous la pluie… se poursuit.
Une flamme. Puis une autre. Puis une autre. Puis une autre.
Puissions-nous être trouvés fidèles dans la veille.
Puissions-nous danser quand même.

Samir Mattar, Bayada, Liban (1er décembre 2025)

Photo d’en-tête : Edward Lear – The Cedars of Lebanon, 1861 

S’abonner
Notifier de

1 Commentaire
Les plus anciens
Les plus récents Le plus de votes
Inline Feedbacks
View all comments
patricia.fetnan@gmail.com
1 jour

«  Toute chose n’est que la limite de la flamme à laquelle elle doit son existence. » Rodin
Etincelles de Feu vers Pulsion de Vie

Article précédent

Notre silence est un cri : un rassemblement silencieux pour Gaza

Derniers articles de VIES D'AILLEURS

REJOIGNEZ

LE CERCLE DE CEUX QUI VEULENT COMPRENDRE NOTRE EPOQUE DE TRANSITION, REGARDER LE MONDE AVEC LES YEUX OUVERTS. ET AGIR.
logo-UP-menu150

Déjà inscrit ? Je me connecte

Inscrivez-vous et lisez trois articles gratuitement. Recevez aussi notre newsletter pour être informé des dernières infos publiées.

→ Inscrivez-vous gratuitement pour poursuivre votre lecture.

REJOIGNEZ

LE CERCLE DE CEUX QUI VEULENT COMPRENDRE NOTRE EPOQUE DE TRANSITION, REGARDER LE MONDE AVEC LES YEUX OUVERTS ET AGIR

Vous avez bénéficié de 3 articles gratuits pour découvrir UP’.

Profitez d'un accès illimité à nos contenus !

A partir de 1.70 € par semaine seulement.

Profitez d'un accès illimité à nos contenus !

A partir de $1.99 par semaine seulement.