Le commerce mondial ne paie plus seulement le prix des droits de douane ou des tensions géopolitiques : il est désormais grevé par l’incertitude. Selon la dernière Mise à jour du commerce mondial publiée par la CNUCED ce 1er septembre 2025, l’imprévisibilité des politiques agit comme un « tarif invisible » qui renchérit les coûts, désoriente les marchés et pèse lourdement sur les économies en développement. Plus qu’un choc passager, cette incertitude s’impose comme une caractéristique structurelle du système économique international, freinant les investissements et redessinant les flux commerciaux.
Le commerce mondial ne paie plus seulement le prix des droits de douane ou des tensions géopolitiques : il est désormais grevé par l’incertitude. Selon la dernière Mise à jour du commerce mondial publiée par la CNUCED ce 1er septembre 2025, l’imprévisibilité des politiques agit comme un « tarif invisible » qui renchérit les coûts, désoriente les marchés et pèse lourdement sur les économies en développement. Plus qu’un choc passager, cette incertitude s’impose comme une caractéristique structurelle du système économique international, freinant les investissements et redessinant les flux commerciaux.
On retrouve ces mécanismes dans les travaux de Nicholas Bloom, qui étudie comment l’incertitude politique retarde l’investissement et perturbe les cycles économiques (1), ainsi que dans l’indice d’Economic Policy Uncertainty développé par Scott R. Baker, Nicholas Bloom et Steven J. Davis, qui démontre que les épisodes d’incertitude perturbent l’économie réelle et les décisions d’investissement. Kyle Handley et Nuno Limão ont aussi démontré, dans leurs travaux sur la Chine et les États-Unis, que la politique incertaine réduit les flux d’exportation et freine l’entrée de nouvelles entreprises, agissant comme un frein durable au commerce international (2).
Le concept de Trade Policy Uncertainty (TPU), développé par Dario Caldara, Matteo Iacoviello et leurs coauteurs, établit également que l’incertitude commerciale diminue l’investissement et l’activité économique, via des chocs qui affectent les décisions des entreprises (3).
Ce constat n’est donc pas inédit — les économistes le documentent depuis des années — mais il prend aujourd’hui une portée nouvelle. Le commerce mondial a toujours été confronté à des chocs, qu’il s’agisse de droits de douane, de pandémies ou de divisions géopolitiques. Ce qui est différent aujourd’hui, c’est que l’incertitude elle-même est devenue systémique, comme le montre cette Mise à jour de la CNUCED.
L’incertitude politique : un poids plus lourd que les tarifs
Le rapport affirme que l’incertitude des politiques commerciales est plus perturbatrice que les droits de douane, car les entreprises peinent à anticiper les décisions futures et à planifier en conséquence. Elles sont contraintes d’augmenter leurs stocks, de reconfigurer leurs chaînes d’approvisionnement ou d’emprunter des stratégies de couverture ; autant d’éléments qui renchérissent les coûts et freinent les investissements. L’indice mondial d’incertitude politique commerciale a atteint des niveaux records au premier trimestre 2025, soulignant l’imprévisibilité croissante qui est devenue une caractéristique mondiale.
Les entreprises sont confrontées à des choix difficiles : stocker des marchandises, réacheminer des expéditions ou payer des frais de transport plus élevés. Au début de l’année 2025, la volatilité des importations américaines a augmenté par rapport à l’année précédente, avant même l’entrée en vigueur des droits de douane, les entreprises s’efforçant de s’adapter. Le coût de l’incertitude elle-même l’emporte souvent sur celui des droits de douane.
Cela reflète exactement le « real option effect » décrit dans la littérature : face à l’incertitude, les entreprises préfèrent attendre plutôt que s’engager dans des investissements irréversibles (4).
Les études empiriques récentes confirment que cette incertitude a un coût tangible sur l’investissement : selon une enquête de la Fed d’Atlanta, 40 % des dirigeants prévoient de réduire l’embauche, et 45 % l’investissement, à cause de l’incertitude politique.
Les petits exportateurs et les économies en développement supportent le plus lourd fardeau, leurs moyens financiers et logistiques étant limités pour amortir le choc. Même si la littérature se focalise parfois sur les économies avancées, Caldara et al. montrent que les chocs d’incertitude ont des effets globaux, y compris sur les économies émergentes.
Les risques pour la stabilité financière et macroéconomique
L’incertitude n’est pas toujours accidentelle : elle découle souvent de l’ajustement des politiques par les gouvernements sous l’effet de pressions internes ou de rivalités géopolitiques. Ces ajustements, parfois délibérés, peuvent générer un flou quant à leur ampleur et leur calendrier, amplifiant l’instabilité des marchés. Elle s’étend bien au-delà des ports. Les taux de change fluctuent, les flux de capitaux se resserrent et les coûts d’emprunt augmentent. Sur le plan théorique, Lars Peter Hansen s’est penché sur la distinction entre risque et incertitude (Knightienne), montrant comment l’incertitude systémique accroît l’exposition des économies aux chocs financiers.
Scott R. Baker, Nicholas Bloom et Steven J. Davis expliquent aussi comment l’incertitude politique se traduit par des tensions sur les marchés, perturbant les flux de capitaux et les taux d’emprunt.
Pour les pays en développement, où l’accès au financement du commerce est déjà limité, cela se traduit par un resserrement du crédit et une réduction des investissements. Les taux d’intérêt mondiaux restant élevés, le fardeau supplémentaire de l’imprévisibilité aggrave la fragilité budgétaire, limitant la capacité des gouvernements à financer la croissance et le développement social.
L’érosion de la confiance et de la coopération
Le plus dommageable est peut-être la perte de confiance. Lorsque les politiques sont floues ou que les règles sont appliquées de manière sélective, les gouvernements se tournent vers des mesures unilatérales qui invitent à la riposte. Paul Krugman, lauréat du prix Nobel d’économie en 2008, souligne que c’est l’instabilité des politiques — plus que les politiques elles-mêmes — qui nuit à l’investissement et à la confiance économique.
Ce cycle alimente la volatilité tout au long des chaînes d’approvisionnement. Les données de la CNUCED montrent que, tandis que les économies avancées ont connu une tendance stable des importations, les pays en développement ont été confrontés à des fluctuations plus marquées au début de 2025, et les pays les moins avancés ont connu une hausse retardée, mais plus forte plus tard dans l’année. Cela souligne le fait que les plus vulnérables sont aussi les plus exposés.
Le coût de l’imprévisibilité est clair : la volatilité pénalise ceux qui sont le moins à même de l’absorber. Mais il existe des solutions. La CNUCED préconise diverses mesures concrètes pour atténuer ses effets : la diversification des marchés d’exportation pour amortir les chocs soudains, le renforcement des accords commerciaux avec des dispositifs efficaces de règlement des différends et la communication préalable aux entreprises des changements de politique, favoriser la coordination internationale via la CNUCED, l’OMC et autres mécanismes, pour éviter les conflits de politique. Avant tout, il est essentiel de rétablir la stabilité et la prévisibilité pour que les entreprises investissent, que les pays se développent et que le commerce joue son rôle de moteur du développement. Ces recommandations rejoignent l’analyse de Gita Gopinath du FMI qui insiste sur l’importance de renforcer les institutions, restaurer la confiance publique et recréer des marges de manœuvre budgétaire face à une incertitude croissante.
Comme le montre le dernier rapport Mise à jour du commerce mondial, l’incertitude est devenue le nouveau tarif douanier et son prix est payé par l’ensemble de l’économie mondiale. Ce n’est donc plus un bruit de fond du commerce international : elle en est devenue une taxe implicite, dont l’addition s’avère particulièrement lourde pour les économies les plus fragiles. Comme l’ont montré nombre d’économistes, de Nicholas Bloom à Gita Gopinath, elle paralyse l’investissement, désoriente les marchés et accentue les inégalités entre nations. Face à cette nouvelle réalité, les réponses ponctuelles ne suffiront pas. C’est la qualité des institutions, la prévisibilité des politiques et la coopération internationale qui détermineront si le commerce mondial reste un vecteur de croissance partagée ou s’enlise dans une spirale de méfiance et de fragmentation. Restaurer la confiance est désormais l’équivalent d’un allègement tarifaire : une condition indispensable pour libérer à nouveau le potentiel du commerce au service du développement.
Éléonore Blasfelder, Journaliste économique UP’ Magazine
(1) https://www.goldmansachs.com/insights/articles/trade-uncertainty-has-a-smaller-impact-on-the-economy-than-feared?utm
(2) https://www.aeaweb.org/articles?id=10.1257%2Faer.20141419&utm
(3) https://www.policyuncertainty.com/trade_cimpr.html?utm
(4) https://cepr.org/voxeu/columns/trump-tariff-policy-uncertainty-and-role-economics?utm
Pour aller plus loin :
- Livre La Fin des certitudes d’Ilya Prigogine & Isabelle Stengers (Ed. Odile Jacob, 1996)
Un ouvrage incontournable qui rejette le déterminisme absolu et propose une vision probabiliste du monde, ouvrant ainsi à une réflexion sur le rôle du hasard, du libre arbitre et des systèmes instables dans la compréhension de l’incertitude - Livre Le Dérèglement du monde d’Amin Maalouf (Ed. Grasset, 2009)
L’auteur dresse un bilan alarmiste du désarroi international à la fin des années 2000 (idéologies, finance, climat, identités), tout en offrant des pistes pour rendre la mondialisation plus équitable et respectueuse. - Livre Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique de Michel Callon, Pierre Lascoumes & Yannick Barthe (Ed. Le Seuil, 2001)
Un classique des STS (sciences, techniques et société) francophones qui propose un modèle de démocratie dialogique, fondée sur des « forums hybrides » associant experts et citoyens afin de réduire l’incertitude dans les décisions publiques. - Livre Décider dans l’incertitude de Vincent Desportes (Éd. Eyrolles, 2ᵉ édition, 2015)
Une réflexion pragmatique sur la décision en contexte incertain, dans les domaines stratégiques, économiques, militaires ou politiques. L’auteur montre comment concevoir une action efficace malgré l’imprévisibilité. - Livre Incertitude et environnement de Paul Allard, Dennis Fox, Bernard Picon & Collectif (Edisud, 2008)
Ouvrage collectif consacré aux incertitudes dans les mesures environnementales, les modèles scientifiques et les politiques de gestion. Il s’adresse à ceux qui travaillent à l’interface entre science, écologie et décision publique. - Livre De quelques certitudes dans un monde imprévisible, de Franck Bernard Louis-Marie Beyeler (Éd. Les 3 colonnes, 9 avril 2025)
Photo d’en-tête : Image Xpert.Digital







