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Les Audionautes : veiller au murmure du monde

Peut-on encore entendre la voix du monde — non pas comme un bruit, mais comme un chant ? C’est par cette question que Les Audionautes. Sur les traces des chants de la Terre de Caroline Audibert invite à un voyage intérieur et sensible, une dérive attentive dans l’empreinte sonore du vivant. On trouve dans les études contemporaines plusieurs données chiffrées qui soulignent que, dans bien des contextes, nous sommes « sourds » à une part importante du monde sonore : à la fois parce que ce monde est saturé, parce que nos oreilles sont mal protégées, et parce que le “fond sonore” tend à masquer ce que l’on pourrait entendre.

Les chiffres sont là, implacables : nos villes bruissent plus qu’elles ne respirent, nos trajets quotidiens saturent nos oreilles, les paysages sonores du vivant s’étiolent peu à peu. Ce constat, porté par les études scientifiques, rencontre aujourd’hui un récit littéraire singulier : Caroline Audibert publie chez Actes Sud Les Audionautes. Sur les traces des chants de la Terre. Dans ce livre, l’auteure se fait voyageuse de l’écoute, exploratrice du presque inaudible, témoin des voix qui subsistent dans les forêts, les océans, les laboratoires et les interstices du monde. Entre les données froides et l’expérience poétique, son texte ouvre un espace de résonance : il rappelle que, malgré le vacarme, il est encore possible — et urgent — de tendre l’oreille vers la Terre qui chante.

Quand l’oreille se referme

Peut-on encore entendre ? Non pas écouter distraitement, mais véritablement entendre : la rumeur de la pluie sur la terre, le chuintement d’une aile, le froissement d’une herbe dans la nuit. Les chiffres eux-mêmes murmurent que nous nous éloignons.

Dans nos villes, 86 % des habitants disent que le bruit pénètre jusque dans leur foyer. Les avenues saturées font disparaître le chant des oiseaux sous l’épaisseur du trafic. En Île-de-France, 900 000 personnes vivent chaque jour au-delà des seuils réglementaires de tolérance au bruit. L’oreille s’épaissit, se fatigue, et l’infime se tait.
Au travail, ce n’est pas mieux : plus de 5 millions d’hommes et de femmes passent leurs journées dans un grondement de machines supérieur à 70 décibels. Pour 1,9 million d’entre eux, ce seuil devient dangereux, lésionnel, un bruit qui ne s’oublie pas. Comment encore percevoir le bruissement du monde quand le vacarme nous enferme ?
Même nos trajets quotidiens, que l’on croit neutres, pèsent lourd : à Paris, une simple heure de transport absorbe déjà un cinquième de notre dose sonore quotidienne. Nous pensions traverser le monde, mais c’est le monde qui nous traverse de ses grondements étouffants.

Quand le vivant perd sa voix

Ce ne sont pas seulement nos oreilles qui se ferment, c’est aussi la Terre qui s’éteint. Une étude sur 200 000 sites en Europe et Amérique du Nord révèle qu’en vingt-cinq ans, les paysages sonores se sont appauvris : les polyphonies animales se dissolvent, les entropies se réduisent, les chants se raréfient. Les forêts, jadis chorales, sont devenues murmures clairsemés.

Partout, le bruit de l’homme recouvre la voix des autres. Entre 0,5 et 2 kilohertz, ce sont nos moteurs, nos routes, nos machines qui dominent. Les sons du vivant, eux, se taisent ou se fondent dans un silence masqué.

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Même l’océan, immense arche sonore, s’épaissit d’un vacarme mécanique : hélices, sonars, forages. Les poissons et les cétacés s’appellent, mais leurs voix s’éteignent dans la houle artificielle. L’eau, jadis résonance, devient fracture.

Les Audionautes : une veille dans le tumulte

C’est dans ce monde assourdi qu’écrit Caroline Audibert. Les Audionautes n’est pas seulement un livre, c’est une résistance. Elle y marche, elle y navigue, elle tend ses micros comme on tend les mains. Elle cherche les chants survivants, les murmures qui persistent malgré tout.

Là où les chiffres disent : le bruit gagne, la diversité sonore recule, Audibert oppose une foi fragile, mais ardente : l’écoute reste possible. Elle rappelle que l’oreille n’est pas qu’un organe, mais un art, une ascèse, une manière de renouer avec le monde.

Son écriture est une invitation : réapprendre à entendre, même dans le tumulte, même dans le quasi-silence. Car si nous cessons d’écouter, le monde ne sera pas seulement plus pauvre en chants : il deviendra muet à notre conscience.

Un manifeste d’écoute

Ce livre, et les chiffres qui l’accompagnent, nous obligent à un choix. Ou bien, nous continuons à remplir le ciel de nos grondements, à vivre assourdis, jusqu’à ne plus percevoir que l’écho de nous-mêmes. Ou bien, nous acceptons de devenir audionautes : voyageurs de l’oreille, gardiens des murmures, cartographes des polyphonies du vivant.

Écouter, c’est déjà sauver. Écouter, c’est reconnaître. Écouter, c’est laisser une chance à la Terre de continuer à chanter.

Une quête de l’oreille

Caroline Audibert, dans cet ouvrage paru chez Actes Sud, choisit donc de devenir une « audionaute » : une navigatrice de l’écoute, embarquée pour suivre les traces invisibles des chants terrestres. Elle traverse les Alpes, la taïga russe, l’Amazonie, les laboratoires high-tech, et jusqu’aux lieux les plus meurtris de la planète — là où l’ouïe est mise à l’épreuve — pour écouter ce que la Terre chante, ce que les êtres vivants murmurent, ce que le silence dissimule.
Dans ce voyage, l’écoute n’est pas passive : elle est acte, ouverture, discipline. Audibert explore comment nos oreilles, assourdies par le tumulte moderne, peuvent être « augmentées », « affinées », redressées vers ces résonances primordiales qu’elles avaient oubliées. Le livre suggère que, si l’on « faisait pousser nos oreilles », le monde en serait changé.

Un récit entre essai et poésie

L’ouvrage se présente comme une errance, un atlas sensible. Chaque chapitre est une halte — un paysage, une rencontre, un laboratoire, un refuge — où s’amoncellent les sons, les voix, les silences. Le récit mêle la science (acoustique, bioacoustique, enregistrement), la géographie, le témoignage, la poésie, donnant à l’ensemble une texture fragmentaire, éclatée, mais habitée d’un souffle unitaire.

Audibert intercale dans son chemin des digressions : des réflexions sur l’échelle du temps géologique, sur l’extinction des espèces, sur le statut de l’archive sonore, ou encore sur la fragilité du lien humain-nature. Cette alternance entre le concret (microphones, stations de mesure, expérience de terrain) et la rêverie (métaphores, réflexions intimes) confère au livre sa dimension méditative.

Le style est poétique sans être obscur. Audibert laisse souvent la phrase se tendre comme une corde d’écoute : parfois lapidaire, parfois ample, parfois presque tenue en suspens. Le lecteur sent parfois ses propres oreilles s’ouvrir, s’orienter vers un détail qu’il aurait ignoré.

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Le réenchantement par l’écoute

Le livre est avant tout un manifeste pour réapprendre à entendre le monde autrement. L’auteure entend détisser l’illusion d’un monde sonore uniforme pour révéler ses innombrables strates — le chant des insectes, le froissement des feuilles, les signaux des animaux, les fréquences anthropiques. L’écoute devient éthique : entendre l’autre, entendre la Terre, c’est reconnaître sa dignité.

Les sons sont porteurs de mémoire — mémoire biologique, écologique, culturelle. Audibert s’intéresse à des archives sonores, à des enregistrements anciens, à des lieux auxquels sont attachés des chants menacés d’oubli. Le travail de l’audionaute est aussi un travail de sauvegarde (et parfois de réparation).

Dans les lieux abîmés (zones polluées, paysages ravagés), l’écoute est mise à l’épreuve. Le silence lui-même peut être un signe d’effacement. Audibert interroge ce que perd l’oreille quand des espèces disparaissent, quand les écosystèmes s’effondrent. Le chant se tarit, la Terre devient sourde.

Audibert ne se voit pas comme isolée : elle évoque des « audionautes d’aujourd’hui », ceux qui cherchent, recueillent, écoutent. Il y a une communauté diffuse, tournée vers le monde, prête au partage des cartes sonores, des savoirs d’écoute, des résistances.

Parmi ses réussites, Les Audionautes a ce pouvoir rare de transformer l’oreille du lecteur, de l’éveiller à des paysages sonores invisibles. On ressort de sa lecture avec le désir d’emporter un enregistreur, de ralentir, de tendre l’oreille. Le texte installe une tension — entre le sensible et le scientifique — qui rend l’écologie moins abstraite, plus incarnée.

Mais certaines limites méritent d’être évoquées. Parfois, la poétique l’emporte sur la densité documentaire : on aimerait davantage de données précises, plus d’éléments d’enquête, notamment sur les contextes sociopolitiques des lieux visités. Le choix du fragmentaire, s’il est esthétiquement cohérent, peut laisser le lecteur en marge d’une vision d’ensemble trop claire. L’audionaute — comme auditeur— est parfois placé dans un rôle de « visiteur du monde », ce qui peut susciter des tensions si le regard est perçu comme extérieur aux lieux et aux communautés observés.

Un écho à d’autres rêves de chants

Le livre n’est pas sans rappeler d’autres récits de la voix du monde — par exemple Le Chant des pistes de Bruce Chatwin, qui explorait la relation entre les territoires aborigènes australiens et les chants qui les lient. Là aussi, le chant est carte, mémoire, lien entre le visible et l’invisible. Mais Audibert élargit le geste : l’audionautique n’est pas confinée à un terrain culturel particulier, elle traverse tous les biomes, tous les mondes.

Alors, peut-on encore entendre la voix du monde ? Oui — mais il faut accepter de descendre dans le silence, de se taire devant l’oreille d’un insecte, de s’abîmer aux fulgurances du souffle terrestre. Les Audionautes est une boussole intérieure, un appel à la résonance — humble, ardente, fragile. À travers ce tremblement d’écoute, Caroline Audibert nous apprend à « tendre l’oreille vers l’impossible » : à ce qui murmure quand tout semble silencieux, à ce qui lutte pour exister dans le rugueux du monde.

Les Audionautes. Sur les traces des chants de la Terre, de Caroline Audibert – Editions Actes sud / Collection Mondes sauvages , 8 octobre 2025

Image d’en-tête : “Shells, Flowers, Bugs” de Jan van Kessel

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