Face à l’urgence climatique, l’injonction individuelle — trier ses déchets, éteindre la lumière, acheter local — semble dérisoire. Pourquoi, malgré l’abondance d’informations scientifiques, nos sociétés demeurent-elles paralysées ? Et si le problème ne venait pas d’un manque de conscience, mais d’un système qui organise l’invisibilité structurelle des mécanismes matériels, politiques et économiques en jeu ? Dans cette interview à UP’, le sociologue Hugues Draelants (1) décrypte les ressorts de cette « fabrique de l’inconséquence » : un monde où l’on consomme sans voir, où l’on sait sans agir, où la transition écologique est trop souvent réduite à un discours technique ou moral. Une analyse pour comprendre non seulement pourquoi nous n’agissons pas, mais comment retrouver prise sur le monde que nous habitons.
Dans cet entretien à UP’ Magazine, le Professeur de sociologie, spécialiste des inégalités scolaires et des politiques éducatives, détaille les leviers concrets pour « re-visibiliser » les flux qui soutiennent nos modes de vie — des infrastructures énergétiques aux rapports de dépendance cachés, du rôle de l’école à celui des médias. Il questionne la promesse d’un futur « vert » sans renoncement, démonte l’illusion du « monde sans couture » et propose de réarmer politiquement le débat sur le climat. À rebours du techno-solutionnisme et du récit enchanté de la transition, il invite à regarder le réel dans sa rugosité, à accepter la limite comme condition de la démocratie écologique.
UP’ Magazine : Vous affirmez que le système capitaliste organise une « invisibilité structurelle » — matérielle, sensorielle et cognitive — empêchant l’action climatique effective. Selon vous, quels seraient des leviers concrets (politiques, sociaux, économiques) pour commencer à « re-visibiliser » ces flux invisibles ?
Hugues Draelants : Idéalement, il s’agirait d’agir simultanément sur quatre niveaux distincts. Sur le plan matériel, re-visibiliser signifie briser la « magie » de la marchandise. J’entends par là cette illusion, entretenue par le marketing et la logistique, qui nous fait percevoir les objets comme s’ils surgissaient de nulle part, lavés de toute trace de leur fabrication. Briser cette magie, c’est rétablir une traçabilité radicale : reconnecter l’objet (le smartphone, le jean) à son histoire géologique (les mines), énergétique (le transport) et humaine (le travail). Qui a fabriqué l’objet, dans quelles conditions… Cela passe aussi par l’acceptation de voir les infrastructures. Il y a un paradoxe révélateur : on accepte les pipelines souterrains (invisibles mais polluants) et on refuse souvent les éoliennes parce qu’elles « gâchent le paysage ». Une politique de re-visibilisation consisterait à accepter que l’énergie a une emprise physique sur le territoire.
Sur le plan sensoriel, cela implique de casser l’anesthésie de nos environnements artificialisés. Il ne s’agit pas seulement de la climatisation, mais de toute cette infrastructure de la permanence (eau courante, supermarchés toujours pleins, imperméabilisation des sols) qui nous donne l’illusion d’être indépendants des aléas naturels. Ré-ancrer l’éducation et la vie sociale dans le territoire (via l’école du dehors, l’agriculture urbaine), c’est accepter de ressentir à nouveau les limites et les variations du milieu.
Sur le plan politique, il faut rendre visible le conflit. Il faut cesser de présenter la « transition » comme un consensus technique mou ou une simple « mise à jour » du système. Des arbitrages sont faits en permanence (sur l’usage de l’eau, des sols, de l’argent public) et ils produisent déjà des gagnants et des perdants. Re-visibiliser le politique, c’est assumer ce dissensus démocratique au lieu de le cacher derrière la prétendue « nécessité » économique ou technologique.
Enfin, et c’est une dimension distincte (que je n’évoque pas dans l’article mais bien dans le livre en préparation), il faut lever l’invisibilité axiologique. Le discours dominant tend à présenter les solutions (technologiques ou comportementales) comme neutres. Or, elles reposent sur des valeurs implicites. Re-visibiliser l’axiologique, c’est mettre sur la table les visions du monde qui s’affrontent : privilégie-t-on la compétition ou la coopération ? Le droit de propriété ou l’usage commun ? La performance ou le soin ? Tant qu’on ne rend pas visibles ces conflits de valeurs, on ne débat pas du fond.
UP’ : Vous critiquez la logique de l’“éducationnalisation” : l’idée qu’il suffirait d’éduquer davantage les citoyens pour débloquer l’action. Est-ce que cela signifie que vous considérez les campagnes de sensibilisation actuelles (écoles, médias, ateliers) comme potentiellement contre-productives, ou simplement insuffisantes ?
HD : Elles ne sont pas inutiles, mais elles comportent un risque d’effet pervers. L’« éducationnalisation », c’est le réflexe qui consiste à diffuser partout (dans les médias, les entreprises comme dans les ateliers de sensibilisation) l’idée que la solution réside uniquement dans la réforme des consciences individuelles. On demande aux individus de compenser par leur vertu les défaillances du système, ce qui peut générer fatigue et culpabilité.
Cependant, c’est au sein de l’institution scolaire que ce mécanisme est le plus puissant et le plus révélateur. Non par mauvaise volonté des enseignants, mais à cause de la structure même de l’école. En tant que sociologue de l’éducation, j’analyse cela à travers le concept de « forme scolaire ». L’école n’est pas un lieu neutre ; c’est un espace-temps spécifique, séparé de la cité, découpé en disciplines et régi par un impératif de paix sociale. Or le changement climatique est une « question socialement vive », brûlante et conflictuelle. Pour qu’il puisse entrer dans la classe sans faire exploser ce cadre rigide, l’institution doit opérer un « refroidissement ».
Concrètement, « refroidir » l’enjeu signifie le vider de sa charge polémique et émotionnelle pour le rendre enseignable. L’école opère alors un double découpage : (1) elle le réduit à de la science pure (le cycle du carbone, l’effet de serre), qui est incontestable mais déconnectée des causes économiques. (2) Elle le traduit en morale civique (les « éco-gestes » : trier, éteindre la lumière), qui est consensuelle mais dérisoire face à l’ampleur du problème.
C’est ce processus de scolarisation qui est potentiellement contre-productif. Il tend à produire ce que j’appelle une « lucidité paralysante » : les jeunes acquièrent une conscience aiguë de la gravité scientifique du problème, mais les seules solutions que l’école leur propose (les petits gestes individuels) sont manifestement insuffisantes. Ce décalage structurel nourrit l’écoanxiété et le sentiment d’impuissance. Pour être efficace, l’éducation devrait accepter de « réchauffer » le sujet, c’est-à-dire devenir une éducation au politique : aborder les conflits de valeur, expliquer les systèmes et les leviers d’action collective, quitte à bousculer la neutralité scolaire.
UP’ : Dans votre description de la « matière noire de l’économie contemporaine » et du modèle technologique (ex. via le « modèle Edison » ou l’électrification, puis l’électrique), vous mettez en cause le récit de la “transition énergétique”. Pensez-vous qu’il existe des formes de transition énergétique capables d’éviter cette occultation — ou l’actuelle trajectoire est-elle condamnée à reproduire les mêmes mécanismes d’invisibilité ?
HD : Je m’appuie ici sur les travaux de l’historien Jean-Baptiste Fressoz : historiquement, nous n’avons jamais fait de « transition énergétique » (remplacer une énergie par une autre). Nous avons fait des accumulations (du charbon plus du pétrole plus du nucléaire). Le terme de « transition » agit comme un voile cognitif qui nous fait croire que le problème est en voie de résolution technique. Pour éviter l’occultation, il faut sortir du techno-solutionnisme qui promet que l’on peut tout changer sans rien changer (l’avion vert, la compensation carbone). Une trajectoire lucide serait celle qui pose la question de la sobriété. Pourquoi la sobriété est-elle un levier de visibilité ? Parce que l’abondance aveugle. Tant que l’énergie ou la matière sont disponibles sans limites apparentes (le « monde sans couture »), elles disparaissent de notre conscience ; elles ne sont qu’un flux logistique.
La sobriété, en introduisant la notion de limite, nous oblige à ré-ancrer nos choix dans le réel. Dès lors qu’on ne peut plus tout avoir, il faut choisir : utiliser l’eau pour remplir des piscines ou pour l’agriculture ? Utiliser l’électricité pour des écrans publicitaires ou des hôpitaux ?
La contrainte physique rend la matière à nouveau visible parce qu’elle la transforme en objet de délibération politique. Tant que l’on promet l’abondance verte, on maintient l’illusion d’une économie qui flotterait au-dessus des lois de la physique.
UP’ : Vous dites « Le débat actuel sur la transition automobile offre une réactualisation saisissante du « modèle Edison ». Loin d’être une rupture, le passage du thermique à l’électrique agit comme un puissant dispositif de ré-occultation. Pouvez-vous expliquer ce qu’est cette « ré-occultation » ? Et, d’après vous, sommes-nous condamnés à toujours réitérer ce système de fonctionnement dans nos sociétés occidentales ?
HD : Le « modèle Edison », analysé par les sociologues Gérard Dubey et Alain Gras, c’est le génie de la modernité : inventer des technologies qui sont propres ici (au point d’usage) parce qu’elles sont sales ailleurs (au point de production). L’ampoule électrique a chassé la fumée des lampes à gaz hors des salons bourgeois, en déplaçant la pollution vers les centrales à charbon.
La voiture électrique reproduit exactement ce schéma. Elle nous vend une mobilité « zéro émission » (au pot d’échappement), en rendant invisible l’extraction du lithium, la fabrication des batteries et la production de l’électricité.
Plus grave encore, elle sauve le « système automobile » lui-même (l’étalement urbain, les routes, la vitesse). Elle permet de ne pas remettre en cause l’infrastructure de nos vies. Sommes-nous condamnés ? Non, mais pour rompre ce cycle, il faut cesser de regarder l’objet technologique isolé pour regarder le métabolisme complet qu’il implique.
UP’ : Vous évoquez le concept de “privilège sensoriel”, selon lequel une partie de la population reste détachée (corporellement et psychiquement) des effets matériels du climat. Comment voyez-vous la possibilité d’une “justice sensorielle” — c’est-à-dire d’une redistribution de la capacité à ressentir les impacts de la crise climatique ?
HD : Le privilège sensoriel, c’est la capacité structurelle à être physiquement isolé des conséquences négatives de son propre mode de vie. Il faut se garder de caricaturer : ce n’est pas seulement l’apanage des ultra-riches. C’est un trait structurel des sociétés du Nord, mais qui est très inégalement distribué. En Europe, la « bulle » ne repose pas forcément sur la climatisation (qui reste minoritaire), mais sur une infrastructure de la permanence : des chaînes d’approvisionnement qui garantissent des supermarchés pleins quelle que soit la sécheresse, de l’eau potable au robinet, des assurances qui couvrent les aléas. Cependant, cette protection se fissure selon une fracture de classe. Au sein même de nos pays, tout le monde n’est pas à l’abri. Les habitants des « passoires thermiques », les travailleurs du bâtiment exposés aux canicules ou les riverains de zones inondables font déjà l’expérience charnelle du dérèglement. Pour eux, le climat n’est pas une abstraction.
Une « justice sensorielle » consisterait d’abord à reconnaître que l’invisibilité est un luxe. Les classes aisées peuvent s’acheter de la distance (se mettre au vert, bien s’isoler), tandis que les classes populaires sont assignées à résidence dans les îlots de chaleur ou les zones polluées. La justice, ici, c’est de réduire cette exposition différentielle. Mais c’est aussi, pour les plus protégés, d’accepter de « dés-immuniser » partiellement leurs modes de vie : réapprendre à sentir les limites (la saisonnalité, la rareté), non par ascèse, mais pour retrouver une prise commune sur la réalité terrestre. Comme le disait Bruno Latour, il faut « atterrir », c’est-à-dire accepter de dépendre à nouveau d’un sol.
UP’ : Qu’entendez-vous par « l’invisibilité cognitive contemporaine a muté » ?
HD : Il ne s’agit pas de dire que la « fabrique du doute » classique a disparu. Les stratégies industrielles pour minimiser la responsabilité des énergies fossiles ou le greenwashing sont toujours bien présents. Mais cette grille de lecture (celle des « marchands de doute » qui cachent la vérité) ne suffit plus à expliquer l’inertie actuelle. Pourquoi ? Parce qu’aujourd’hui, les rapports du GIEC sont publics, la presse en parle quotidiennement, l’information est là. L’invisibilité a donc muté : elle ne repose plus seulement sur le secret ou la pénurie d’information, mais sur le trop-plein. C’est ce que j’appelle l’hypervisibilité déréalisante. Nous ne sommes pas censurés par le manque de preuves, mais par la saturation et la fragmentation. Le citoyen est noyé sous un flux d’informations contradictoires, spectaculaires et discontinues. Le climat devient un « bruit de fond » permanent mais inintelligible. La mutation réside là : le système n’a plus besoin de cacher les faits pour les rendre invisibles, il lui suffit de les noyer dans le vacarme de l’attention.
J’analyse ce phénomène dans mon livre à travers le cas des climatologues sur les réseaux sociaux. Sur une plateforme comme X (Twitter), l’information scientifique est immédiatement capturée par une guerre de l’attention. On ne discute plus des faits, on s’envoie des marqueurs identitaires à la figure. La moindre courbe de température ou le rapport d’expertise le plus étayé ne servent plus à informer, ils deviennent des étendards pour rallier son camp ou des cibles pour l’adversaire. Dans cette arène, la vérité scientifique devient inaudible non pas parce qu’elle est cachée, mais parce qu’elle est transformée en pure opinion polarisée.
UP ‘ : L’article « L’occultation du changement climatique » insiste sur le rôle de la structure sociale et économique plutôt que sur le simple déni ou l’impuissance individuelle. Comment, selon vous, mobiliser politiquement ce diagnostic pour générer un changement à grande échelle — sans tomber dans la résignation ou l’écologie moralisatrice ?
HD : Je veux être clair sur ma démarche : mon travail est d’abord analytique. En tant que sociologue, je cherche à décrire les mécanismes qui produisent l’inertie relative, je ne suis pas là pour écrire un programme politique. C’est aux acteurs sociaux de s’emparer de ce diagnostic. Cependant, cette analyse structurale me semble comporter une vertu politique : elle se veut déculpabilisante. Tant que l’on pense que l’inaction vient d’un défaut de volonté ou de morale individuelle, on finit par faire la leçon aux gens. Or on a vu avec des mouvements comme les Gilets Jaunes que cette écologie moralisatrice braque les classes populaires, qui perçoivent très bien l’injustice de l’injonction.
Mon analyse renverse la perspective. Elle dit au fond aux citoyens : « Si vous n’arrivez pas à agir à la hauteur de l’enjeu, ce n’est pas parce que vous êtes égoïstes ou mal informés, c’est parce que vous vivez dans une architecture matérielle et sociale (le système d’invisibilité) qui organise votre impuissance. »
Attention, déculpabiliser ne veut pas dire déresponsabiliser. Il ne s’agit pas de dire qu’il est inutile d’agir à son échelle sous prétexte que « c’est la faute du système ». L’action individuelle reste indispensable pour l’éthique personnelle et l’exemplarité.
Mais mon diagnostic invite à repositionner cette action individuelle. Elle ne doit pas être une fin en soi (chercher la pureté carbone dans son coin), mais un point de départ pour se heurter aux murs. C’est souvent en essayant de changer ses pratiques (prendre le vélo, manger local) que l’on voit concrètement les freins structurels (l’absence de pistes cyclables, le coût de l’alimentation). L’action individuelle est précieuse quand elle rend visibles les contraintes collectives, et qu’elle redirige l’énergie vers les bonnes cibles : non plus seulement soi-même, mais les infrastructures, les normes et les récits.
UP’ : Vous parlez de « fabrique de l’inconséquence ». Comment, selon vous, le système organise-t-il concrètement l’ « inconscience politique » que vous décrivez et quels sont les dispositifs (médiatiques, économiques, institutionnels) qui transforment l’invisibilité climatique en incompréhension collective ?
HD : Le système organise une séparation étanche entre nos rôles. Nous sommes fragmentés. D’un côté, le citoyen-électeur est informé de la catastrophe. De l’autre, le consommateur-travailleur est incité à poursuivre comme avant. Les dispositifs médiatiques jouent un rôle clé en traitant le climat comme une rubrique à part (« Environnement »), déconnectée des rubriques « Économie » ou « Tech ». La publicité nous enjoint de consommer, l’info nous dit de réduire. Cette dissonance cognitive est structurellement entretenue. L’institution scolaire participe aussi à cette fabrique de l’inconséquence en découpant le réel en disciplines (SVT, Géo, Eco) qui peinent à penser la systémique du problème. On fabrique ainsi des individus qui savent tout, mais qui ne sentent pas la nécessité de la rupture.
UP’ : Vous expliquez que « sortir de l’inaction exige une rupture bien plus radicale : l’abandon de l’idéal d’un monde « sans couture ». C’est rompre avec ce que Geneviève Pruvost nomme la « fabrique à couvert », ce mode d’existence où le confort du moindre geste (appuyer sur un interrupteur, acheter un produit) se paie de l’occultation systématique du travail de subsistance et de la matérialité du monde. Que voulez-vous dire ?
HD : L’idéal du « monde sans couture », théorisé aux débuts de l’informatique, c’est le rêve d’une fluidité totale : on clique, et ça arrive. On appuie, et ça s’allume. C’est un monde magique où l’effort a disparu. La sociologue Geneviève Pruvost parle de « la généralisation de l’activité à couvert » et de « l’oubli de la matérialité de ce qui nous fait vivre ». Elle prend notamment l’exemple du lit : « Qui connaît en Europe aujourd’hui la chaîne de confection de l’objet sur lequel on passe le tiers de son existence », demande-t-elle ? En fait, comme elle le montre bien, c’est la majeure partie du travail de subsistance nécessaire à la vie quotidienne (produire, réparer, nettoyer, extraire) qui, dans notre monde moderne, est cachée, reléguée aux marges, souvent effectuée par des invisibles. Il s’agirait de retrouver la vue sur les immenses chaînes d’interdépendances qui rendent notre vie moderne possible. Il faut réaliser que derrière la fluidité apparente d’un service ou d’un objet, il y a une multitude d’acteurs humains (souvent invisibilisés) et de flux de matière. Rompre avec le monde sans couture, c’est sortir de l’illusion d’autonomie pour reconnaître la densité de nos dépendances matérielles et humaines.
UP’ : Enfin, si l’information scientifique ne suffit pas (comme vous le montrez), qu’espérez-vous d’une communication sur le climat réellement efficace — et à quoi devrait ressembler, selon vous, cette “re-visibilisation politique” ?
HD : Si l’on suit mon diagnostic, une communication efficace n’est pas celle qui « convainc » par de meilleurs slogans ou des graphiques plus effrayants, mais une communication qui nous rende plus lucides. Concrètement, cela signifie une communication qui rende lisibles nos dépendances matérielles, qui remette en question les infrastructures du privilège sensoriel et qui favorise des formes de compréhension qui ne soient pas seulement abstraites, mais qui soient concrètement, collectivement et conséquemment ressenties.
Il s’agit ce faisant d’éviter deux écueils fréquents : celui de l’infantilisation d’abord. Souvent, on communique sur le climat soit en terrorisant (l’apocalypse), soit en dorlotant (les petits gestes faciles). Une politique de re-visibilisation doit parier sur la maturité des citoyens. Elle doit oser montrer la rugosité du réel : admettre que la transition ne sera pas fluide (« sans couture »), qu’elle impliquera des frottements, des renoncements, et que la technologie ne nous sauvera pas de la finitude du monde. C’est une communication du principe de réalité contre la pensée magique. Ensuite, il s’agit de passer d’une logique de « sensibilisation » à une logique d’outillage critique. Le but n’est pas de dire aux gens ce qu’ils doivent penser, mais de leur donner les armes pour voir ce qui est caché. Une communication réussie est celle qui rend la société lisible : qui permet à chacun de repérer où se cache le carbone, où se nichent les intérêts divergents, et quelles valeurs sont en jeu derrière les choix techniques.
En définitive, le rôle de la communication et celui des sciences sociales à ce sujet est peut-être moins de découvrir de nouveaux faits, mais de nous aider à voir et à comprendre le monde que nous avons fabriqué. C’est à cette condition que nous pourrons délibérer démocratiquement sur le monde que nous souhaitons habiter.
Propos recueillis par Fabienne Marion, rédactrice en chef UP’
(1) Hugues Draelants est professeur de sociologie à l’UCLouvain et chercheur au GIRSEF. Spécialiste des inégalités scolaires et des politiques éducatives, il a notamment publié Comment l’école reste inégalitaire (Presses universitaires de Louvain, 2019), Manuel de sociologie de l’éducation (avec B. Cattonar, De Boeck, 2022) et L’évidence des faits(avec S. Revaz, PUF, 2022). Ses recherches actuelles portent sur la sociologie de l’éducation au changement climatique, dans le cadre du projet CLIMEDUC qu’il coordonne.
Illustration d’en-tête : La guérison d’un aveugle – Edy-Legrand, c. 1950. Image de la Bible illustrée en quatre volumes éditée par Maurice Robert






