Les autorités russes affirment dans leur propagande que la guerre en Ukraine n’est qu’une « opération spéciale » menée avec succès par son armée, sans pertes humaines significatives. La réalité cachée à la population est que le premier mois de cette guerre a déjà entraîné la mort d’une dizaine de milliers de soldats russes ; et que leurs familles n’en savent rien. Pour lutter contre cette désinformation et secouer le peuple russe, les Ukrainiens ont recours à la reconnaissance faciale des morts russes leur permettant ainsi d’alerter leurs amis et leur famille en Russie.
C’est le jeune ministre ukrainien de la transformation numérique, Mykhailo Fedorov, qui le confirme dans un message sur Telegram : l’Ukraine utilise bien un logiciel de reconnaissance faciale pour rapprocher les visages des soldats russes décédés des milliards d’images de leurs médias sociaux, permettant ainsi aux autorités de contacter leurs amis et leurs familles.
C’est l’une des stratégies de l’Ukraine pour tenter d’informer les Russes, qui ont un accès limité aux médias et aux informations non contrôlés par l’État, de la mort provoquée par l’invasion de leur président. M. Fedorov n’a pas précisé quelle marque d’intelligence artificielle était utilisée de cette manière, mais son service a confirmé ultérieurement à Forbes qu’il s’agissait de Clearview AI, un fournisseur de reconnaissance faciale basé à New York qui fournit son logiciel gratuitement à l’Ukraine.
Dans une interview accordée à Reuters au début du mois, Hoan Ton-That, PDG de Clearview, a déclaré que l’entreprise disposait d’un stock de 10 milliards de visages d’utilisateurs extraits des médias sociaux, dont 2 milliards provenant de l’alternative russe à Facebook, Vkontakte. Fedorov a écrit dans un message sur Telegram que le but ultime était de « dissiper le mythe d’une « opération spéciale » dans laquelle il n’y a « pas d’appelés » et « personne ne meurt ».
Pour l’Ukraine, il est nécessaire d’identifier les soldats russes décédés, car le nombre de militaires décédés est très contesté. La semaine dernière, un journal en ligne russe a publié, puis supprimé, un article affirmant que près de 10 000 soldats russes étaient morts depuis le début de l’invasion, soit bien plus que ce qui avait été annoncé précédemment. Plus tard, le journal a affirmé qu’il avait été piraté et que les chiffres n’étaient pas corrects. L’Ukraine estime que la Russie ment à ses citoyens sur le nombre de morts. Selon l’OTAN, la Russie aurait perdu 15 000 soldats en quatre semaines.
Dans un entretien rapporté par Reuters, M. Fedorov explique que les autorités ukrainiennes envoient des messages aux familles des soldats morts identifiés pour leur suggérer de venir récupérer les corps. « Par respect envers les mères de ces soldats, nous diffusons ces informations sur les médias sociaux pour au moins faire savoir aux familles qu’elles ont perdu leurs fils et leur permettre ensuite de venir récupérer leurs corps », a déclaré Fedorov dans une interview, s’exprimant par l’intermédiaire d’un traducteur. M. Fedorov a refusé de préciser le nombre de corps identifiés par reconnaissance faciale, mais il a déclaré que le pourcentage de personnes reconnues réclamées par les familles était « élevé ». Reuters n’a pas été en mesure de le confirmer de manière indépendante.
Mykhailo Fedorov a, par ailleurs, tenu à préciser que l’Ukraine n’utilisait pas cette technologie pour identifier ses propres troupes tuées au combat. Il n’a pas précisé pourquoi.
Le ministère ukrainien des affaires intérieures n’a pas répondu aux demandes de commentaires. Il supervise le projet Look For Your Own, une chaîne Telegram sur laquelle sont publiées des images de soldats russes non identifiés, capturés ou tués, et où les proches sont invités à faire des demandes.
Le gouvernement ukrainien a mis en place un formulaire en ligne permettant aux familles russes de demander la restitution d’un corps. M. Fedorov n’a pas fourni de détails sur la manière dont les corps sont rendus aux familles et Reuters n’a pas pu le déterminer de manière indépendante.
Réserves morales
Des voix s’élèvent déjà contre l’utilisation de cette technologie. C’est le cas d’Albert Fox Cahn, fondateur du Surveillance Technology Oversight Project, qui a déclaré à Forbes que l’introduction de la reconnaissance faciale dans la guerre pourrait être désastreuse, même si l’Ukraine l’utilise pour dire la vérité aux citoyens russes. « C’est une catastrophe en matière de droits de l’homme qui se prépare. Lorsque la reconnaissance faciale fait des erreurs en temps de paix, des personnes sont arrêtées à tort. Lorsque la reconnaissance faciale fait des erreurs dans une zone de guerre, des innocents sont abattus », a-t-il dit.
« Je suis terrifié à l’idée de savoir combien de réfugiés seront arrêtés et abattus à tort aux points de contrôle à cause d’une erreur de reconnaissance faciale. Nous devrions soutenir le peuple ukrainien avec les défenses aériennes et les équipements militaires qu’il demande, et non pas en transformant cette guerre déchirante en un lieu de promotion de produits. »
Il y a tout juste un mois, l’IA Clearview et la reconnaissance faciale ont fait l’objet de vives critiques au motif de la menace que représente ce logiciel pour la vie privée. Les organisations de défense des droits civiques, telles que l’American Civil Liberties Union, estiment que cette technologie ne devrait être utilisée dans aucun contexte et réclament son interdiction pure et simple.
Il faut préciser que cette technique de reconnaissance faciale s’est révélée faillible, faisant correspondre à tort des images de visages de personnes à une mauvaise identité. Aux États-Unis, cela s’est produit au moins trois fois pour des Noirs, qui ont été arrêtés à tort parce que leur visage correspondait de manière erronée aux images des caméras de surveillance. Comme l’a fait remarquer M. Cahn, « lorsque la reconnaissance faciale se trompera inévitablement sur l’identité des morts, les vivants auront le cœur brisé. »
Aux États-Unis, l’Armed Forces Medical Examiner System a déclaré à l’agence Reuters qu’il n’avait pas adopté la reconnaissance faciale automatisée sur les personnes décédées parce que cette technologie n’est pas encore généralement acceptée par la communauté médico-légale.
Interrogé sur ces préoccupations ou sur l’utilisation de sa technologie, Hoan Ton-That, PDG de Clearview AI, fait observer : « Les zones de guerre peuvent être dangereuses lorsqu’il n’y a aucun moyen de distinguer les combattants ennemis des civils. La technologie de reconnaissance faciale peut contribuer à réduire l’incertitude et à accroître la sécurité dans ces situations. » Il a indiqué que des tests financés par le gouvernement américain ont montré que Clearview « peut reconnaître le bon visage dans une série de plus de 12 millions de photos avec un taux de précision de 99,85 % ». Cette précision « empêchera les erreurs d’identification sur le terrain ». » Nous veillons à ce que chaque personne ayant accès à l’outil soit formée à son utilisation sûre et responsable », a-t-il ajouté.
Quelle que soit la morale en jeu, l’utilisation de la reconnaissance faciale dans cette guerre est un outil de (contre)propagande singulièrement efficace. Même Fedorov ne pensait pas qu’il utiliserait la technologie à cette fin avant l’invasion, écrivant dans son message sur Telegram : « Nous avons tous changé. Nous avons commencé à faire des choses que nous ne pouvions même pas imaginer il y a un mois. »