Petit essai de théorisation d’une démocratie des « pôles d’attractions » où la décomposition du paysage politique en trois blocs serait en réalité l’émergence d’une autre géométrie politique. Une tentative de voir des raisons d’espérer dans une actualité à la fois morose et anxieuse, à J-6 du second tour des Présidentielles.
« La décomposition du paysage politique se poursuit ! » Telle est globalement la teneur des propos des commentateurs politiques au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle. Le PS à moins de 2%, LR à moins de 5% : il y a bien lieu d’y voir un séisme politique. Mais est-ce que les trois blocs qui émergent ne sont qu’une agrégation fragile et éphémère comme le laisse entendre par exemple Thomas Legrand dans son éditorial de lundi matin ? Il constate que ni Mélenchon, ni Le Pen, ni Macron ne doivent leur score à une adhésion profonde à leur projet « évanescent » mais plutôt à des circonstances qui ont réuni des électeurs venus de bords différents : par exemple les écologistes chez Mélenchon ou la droite libérale chez Macron. Pour Legrand la décomposition est encore en cours et il désespère de voir poindre la recomposition.
Je lisais le même jour sur LinkedIn (oui, oui, ce réseau social professionnel devient de plus en plus un espace de réflexion sur le monde comme il va) un post de Florent Guignard, connu pour avoir créé un journal de décodage de la politique très pédagogique, Le Drenche. Pour lui, il y a bien émergence de trois pôles idéologiques en France qui ne se situent plus sur une ligne droite-gauche. Je résume mais vous invite à le retrouver sur LinkedIn. Le pôle incarné par Emmanuel Macron a comme « croyance principale que la croissance économique apportera le progrès et le bien-être individuel ». Le second, réuni autour de Marine Le Pen et d’Eric Zemmour est le pôle nationaliste / identitaire / souverainiste. Le troisième pôle « pense que la priorité doit être la préservation de l’environnement, la lutte contre le changement climatique, et une meilleure répartition des richesses ». Ces trois pôles sont, pour lui, trois idéologies autonomes et « il n’y a pas de raison que l’idéologie capitaliste ou libérale se retrouve au centre. Ce dogme n’est ni plus modéré ni plus raisonnable que les deux autres. Il vaudrait donc mieux les représenter sous la forme d’un triangle », conclut-il.
C’est utile pour bien voir qu’il n’y a pas d’évidence a priori à mettre un pôle au centre. Chaque pôle a sa cohérence idéologique et sa relative autonomie. On n’est plus dans la logique d’un vaste pôle central et de deux extrêmes frappés symétriquement d’anathème comme le pensaient commodément tant d’analystes à l’issue de la Présidentielle de 2017. Cette configuration politique est impossible à tenir dans la durée. Cela reviendrait à considérer que le « cercle de la raison » – auto-désigné comme tel – est seul légitime à gouverner le pays, et cela indéfiniment ! Aucune démocratie ne peut fonctionner comme ça. Le triangle nous sort de la diabolisation paresseuse des deux pôles jusqu’ici qualifiés d’extrêmes. Sortir de la diabolisation ne veut pas dire absoudre de tout : chaque pôle a sa part d’ombre. On sait naturellement mettre l’accent sur celle du pôle nationaliste, souvent aussi sur celle du pôle social-écologiste (les khmers verts, sans parler des reproches propres à Mélenchon). On oublie un peu trop souvent de pointer les impasses et les injustices du modèle travail-croissance.
Trois pôles sans majorité possible ?
Le souci, avec cette tripartition, c’est qu’il n’y a plus de bipolarisation et de choix majoritaire possible, pourtant si commodes dans nos démocraties représentatives. Ce n’est pas parce qu’un pôle a un peu plus de voix que les deux autres qu’il est légitime. Une majorité très relative dans un monde aussi chahuté que le nôtre ne donne aucune base solide à un gouvernement. Faut-il alors des alliances en bonne et due forme entre deux pôles ? L’exemple allemand pousserait peut-être à aller dans ce sens : une négociation longue et précise d’un pacte de gouvernement permet sans doute une démocratie apaisée. Mais est-ce adapté à la situation française ? Je n’en suis pas sûr.
Peut-être faut-il imaginer autre chose : une « alternance situationnelle » entre les différents pôles. Selon les circonstances, un pôle serait ainsi en mesure d’attirer à lui les franges des deux autres pôles comme Macron a su le faire en ralliant un temps Hulot d’un côté et Le Maire et Darmanin de l’autre. La cohérence de l’attelage ne tient que si l’équation personnelle du Président est en phase avec la situation réelle du pays. Il y a bien eu un « moment Macron » mais celui-ci n’avait de sens que dans l’hypothèse où la modernisation du pays devait se poursuivre et qu’elle serait dynamisante et bénéfique à tous. Macron c’était en quelque sorte une résurgence du Giscardisme nourrie du fantasme que nous n’avions pas su nous défaire des vieilles pesanteurs d’un pays trop habitué à tout attendre de l’Etat-providence. On sait maintenant que la startup nation était un rêve périmé, incapable de répondre aux défis actuels : crise écologique, crise sanitaire, crise géostratégique. L’Etat reprend spontanément sa place mais sans vision de ce qu’il doit être à l’avenir. On pensait pouvoir largement s’en passer et on se retrouve à le gérer à l’ancienne puisqu’on n’a pas imaginé les relations nouvelles qu’il doit tisser avec la société. Il faudrait inventer une logique de Partenariats Public/Communs quand on n’a cessé de penser en PPP (Partenariats Public/Privé).
Le pôle identitaire, un pôle sans effet d’attraction ?
Face à cet affaissement du rêve macronien que la non-campagne a cruellement mis à jour, et parce que le pôle social-écologique n’a pas réussi à mener à terme sa spectaculaire remontée, on se retrouve face au danger que ce soit au tour du pôle nationaliste de réussir la conquête de la Présidence, ce graal électoral. Focalisés sur la conquête du graal, nous ne voyons pas que l’exercice de l’Etat n’a rien à voir avec la bataille électorale. Le fantasme identitaire pas plus que le rêve macronien ne sont en phase avec l’époque. L’aspiration au repli, la peur de l’autre existent bien sûr mais ce sont des passions tristes qui ne créent aucun élan, aucun désir. Si Macron a pu donner envie de le rejoindre, si son pôle a su être un temps rayonnant et attractif pour une frange des deux autres pôles, j’ai l’intime conviction que Le Pen présidente ne réussirait pas à avoir cet effet d’entraînement. Les législatives pourraient se révéler impossibles à gagner l’obligeant quelques mois à peine après son élection à la cohabitation … ou au coup d’Etat. En clair on serait rapidement fixé sur sa réalité profonde. Baudruche ou apprentie-dictatrice. Je ne parviens pas à concevoir un enfermement durable dans le LePenisme. Notre société est beaucoup plus rétive à l’embrigadement que ne l’imaginent les républicains inquiets. Sans certitude ni naïveté, je persiste à m’inscrire dans la filiation d’Alain de Vulpian, ô combien socio perceptif, et je veux croire à la vitalité d’une société profondément démocratique malgré tout.
Un pôle macronien qui peut sauver la présidence mais qui a perdu son aura, un pôle nationaliste qui peut gagner mais n’aura pas la capacité à entraîner la société dans son sillage néfaste, reste alors le troisième pôle, celui qui a perdu mais qui est pourtant le plus en phase avec l’imaginaire du monde qui vient. Rappelons-nous l’étude de l’observatoire des perspectives utopiques qui montrait que les Français plaçaient l’utopie écologique en tête.
Emergence du pôle social-écologiste aux Législatives ?
Revenons un instant à l’intuition féconde de Bruno Latour. Dans « Où atterrir ? », il disait que la ligne de front entre Global et Local qui avait caractérisé la modernité ne tenait plus et qu’il fallait la remplacer par Terrestre et Hors-sol. C’est bien cette émergence de la question « terrestre » qui a mis à mal l’opposition classique entre le conservatisme attaché aux identités locales et le modernisme ouvert sur le monde global.
Le Terrestre c’est cette nouvelle composition entre du global nécessaire pour éviter l’enfermement identitaire et du local pour éviter l’hubris de la croissance infinie. Quand le clivage gauche-droite mettait le pôle libéral au centre du jeu, le clivage Terrestre-Hors-sol met désormais le pôle écologiste au centre du jeu, en charge de l’articulation du global et du local. Avec d’autres mots, on comprend bien que le pôle social-écologiste peut entraîner la part des macronistes qui croient à l’entrepreneuriat à condition qu’il soit un « entreprenariat à mission » en interaction forte avec les enjeux de société ; on peut également imaginer que des conservateurs attachés aux terroirs puissent contribuer à une forme d’écologie attentive à la qualité des sols et des paysages indispensables au renouvellement de la biodiversité.
Ce pôle possiblement attractif est toujours handicapé par notre système politique centré sur la flamboyance présidentielle (qui convient très bien aux deux autres pôles). Il y a une forme d’humilité consubstantielle au pôle social-écologique. Mélenchon a su un temps jouer habilement du JE et du NOUS, de son ego et de la mise en avant « des gens ». Mais l’ambivalence est difficile à incarner durablement. On y voit vite de la duplicité.
Les législatives pourraient donc être une chance pour ce pôle, puisqu’il y n’y a pas une mais 577 élections. S’il sait dépasser ses divisions multiples, le troisième pôle est en mesure de se retrouver au centre du jeu. Il peut profiter de ce moment rare où les egos sont au plus bas et les attentes d’unité exacerbées par l’échec successif de la primaire populaire et de la présidentielle. Ni le PS, ni les Verts ne peuvent dicter la loi. Mélenchon sort du jeu et la jeune garde n’est pas encore désolidarisée par l’émergence d’un nouveau chef. Les élections législatives pourraient donc se jouer non pas sur le soutien à un sauveur mais sur la fidélité à une promesse, celle de 2015, celle de maintenir l’habitabilité de la Terre. Pas besoin d’un programme détaillé en mesures sectorielles pour réunir une telle majorité. Sortons aussi de l’illusion de l’efficacité des majorités sans faille. Ce qu’il faut c’est une direction claire et une capacité à négocier forte.
Un tel retournement reste improbable mais je suis un incorrigible explorateur de possibles même les plus improbables. Et admettez que n’avoir comme seul horizon le refus du pire stérilise la politique. Au moment où nous avons l’impératif d’être immensément créatifs. Alors, cette alternative à la fois au pire et au moindre mal, il nous appartient de l’imaginer et de la construire.
Hervé Chaygneaud-Dupuy, Chroniqueur invité de UP’ Magazine – Essayiste – Consultant développement durable et dialogue parties prenantes
Auteur de « Citoyen pour quoi faire ? Construire une démocratie sociétale », éditions Chronique sociale.
L’original de ce texte est paru sur le blog de M. Chayneaud-Dupuy, persopolitique.fr
Avec nos chaleureux remerciements à l’auteur.
Illustration d’en-tête : ©Anne Derenne