Rosgeo, l’organisme russe chargé de l’exploitation des ressources minières affirme avoir découvert un gisement gigantesque de 500 milliards de barils de pétrole et de gaz sous les eaux menacées par le climat de l’océan Austral, dans un Antarctique en train de fondre et de se déliter chaque jour plus. L’exploitation de ces réserves n’entraverait pas seulement les efforts mondiaux de lutte contre la crise climatique. Connue pour faire fi des grands accords internationaux, une Russie provocatrice dans l’Antarctique pourrait détruire le statut protégé depuis des décennies de cette dernière frontière non exploitée de la Terre, et menacer, une fois de plus la paix du monde.
Publié en février 2020 depuis le port du Cap, porte d’entrée de l’Antarctique, ce communiqué n’a guère suscité d’intérêt dans les médias submergés par les informations sur la pandémie. Pourtant, ses révélations sont stupéfiantes : le butin pourrait représenter 500 milliards de barils de « ressources » d’hydrocarbures – les éléments constitutifs du pétrole et du gaz, soit plus de quinze fois la consommation annuelle mondiale de pétrole, qui est de 35 milliards de barils.
Rosgeo, le plus grand groupe de Russie spécialisé dans la géologie et les recherches minières, révèle avoir mené en 2020 des opérations sismiques visant à « évaluer les perspectives de gisements de pétrole et de gaz sur le plateau continental de l’Antarctique ». En émettant et en décodant des explosions sonores qui rebondissent sur le fond marin, les navires sismiques sont utilisés par de nombreuses disciplines scientifiques pour comprendre la structure et le contenu des fonds marins. Mais la technologie sismique est également utilisée par les exploitants de combustibles fossiles pour trouver du pétrole et du gaz.
Le géologue en chef de Rosgeo, Sergey Kozlov, prétend que les données de cette année-là, succédant aux travaux de 2019, « permettent de clarifier considérablement nos attentes ». En réalité, ces recherches ne sont pas les premières. Des documents d’État, révélés par une enquête du média sud-africain le Daily Maverick, montrent que la Russie n’a cessé de chercher le pétrole, le gaz et les autres minéraux dans cette région, depuis l’entrée en vigueur, à la fin des années 1990, de l’interdiction d’exploitation minière prévue par le Protocole de Madrid du Traité sur l’Antarctique – le chapitre environnemental qui régit l’interdiction.
Transgression russe en Antarctique
Au cours de l’été austral de 2021/22, c’est en effet une société de prospection russe qui a une fois de plus navigué vers le sud dans le cadre d’une mission décrétée par le Kremlin pour constituer « une base d’informations » sur « le potentiel de ressources minérales de l’Antarctique ». Selon le rapport annuel 2021 de la société de prospection, ses opérations au premier trimestre de cette année portaient sur la mer de Weddell en Antarctique occidental. Cette société de prospection est la Polar Marine Geosurvey Expedition (PMGE), basée à Saint-Pétersbourg, une filiale privatisée de la société d’État Rosgeo. De son côté, l’Institut de recherche arctique et antarctique (AARI) – l’opérateur russe des sciences polaires – confirme que des études sismiques ont été réalisées sur l’Antarctique oriental continental, ainsi qu’à bord du navire sismique russe Professor Logachev, au cours de l’été 2021/22.
Le Protocole au Traité de l’Antarctique, signé à Madrid par 54 États en 1991 et entré en vigueur en 1998 a pour objectif de préserver la région écologiquement sensible située sous le 60e parallèle pour des activités pacifiques, notamment le tourisme et la science. Les signataires fondateurs, la Russie et les États-Unis, se réservent le droit de revendiquer l’ensemble du continent à tout moment, s’appuyant sur des récits concurrents affirmant que les États occidentaux et/ou la Russie auraient découvert l’Antarctique en 1820. En toute hypothèse, le traité est conçu pour garantir qu’une région sauvage de glace et d’océan presque cinq fois plus grande que l’Australie n’appartient à personne. C’est la dernière frontière non exploitée de la Terre.
Mais la politique de l’État russe suggère que les desseins du Kremlin sur ce territoire inhospitalier – la réserve naturelle la plus froide et la plus orageuse de la planète – pourraient transgresser le mandat scientifique du Protocole de Madrid. En fait, de nombreux organismes qui rendent compte au Kremlin semblent s’accorder pour obéir à des ordres géopolitiques formulés au plus haut niveau.
Intérêts géopolitiques
Parmi les documents d’État sur l’Antarctique figure en bonne place la grande vision de la Russie pour le continent blanc et ses environs à l’horizon 2030 : selon le plan d’action publié en 2021, l’un des principaux objectifs est d’examiner la « structure géologique et les minéraux » de la région par voie terrestre, aérienne et maritime. Les entités d’État Rosgeo, AARI, l’opérateur russe des sciences polaires, Roshydromet, l’agence pour l’eau et l’environnement, et Rosnedra, l’agence pour les ressources minérales, sont chargées d’exécuter ces ordres.
Afin de préserver davantage ses intérêts géopolitiques, le programme « Reproduction et utilisation des ressources naturelles » du Kremlin met l’accent sur l’utilisation des données géologiques de l’Antarctique. Ce programme de 660 milliards de roubles (10 milliards de dollars) qui court jusqu’en 2024 est piloté par le ministère des ressources naturelles. Au moins sept organismes publics sont répertoriés comme participant au programme.
Au cours de la période de 16 ans comprise entre 2006 et 2022, les enquêtes russes sous contrat avec l’État font régulièrement référence au « potentiel en matières premières » de l’Antarctique, et font souvent état de gisements de pétrole « prometteurs » dans les bassins sédimentaires marins. Un rapport du PMGE de 2015 décrit l’Antarctique comme une « réserve potentielle pour l’extraction de matières premières minérales par les générations futures de l’humanité », tandis qu’un rapport de 2017 admet également sans ambages que les recherches minérales de la Russie sont « géopolitiques ». Cela « garantit la pleine participation de la Russie à toute forme de développement futur possible des ressources minérales de l’Antarctique ». Et c’est pourquoi « la Fédération de Russie accumule des informations sur le potentiel minéral » du continent, ainsi que sur « le potentiel pétrolier et gazier des mers qui l’inondent ».
Les intérêts du Kremlin remontent au moins au début des années 2000 : le rapport sur évaluation de l’impact sur l’environnement (EIA) de l’expédition russe dans l’Antarctique de 2001 autorise des études océaniques annuelles des « perspectives pétro-gazières » via Le Cap en Afrique du Sud, une porte d’entrée russe bien établie vers l’Extrême-Sud.
Le site Web de la société de prospection russe présente un inventaire des minéraux continentaux de l’Antarctique. Ce dernier décrit 2,5 millions de km² « dans les régions montagneuses exposées de l’Antarctique côtier » faisant face à l’océan Indien, citant des « manifestations » d’or, de diamants, de cuivre-nickel, de charbon, de minerai de fer, de molybdène et même d’uranium. La société de prospection reconnait que ses géologues avaient fait « beaucoup » pour évaluer ces ressources potentielles, citant en exemple les « matières premières » des collines de Larsemann – un coffre-fort de minéraux rares à l’échelle mondiale, relativement facile à étudier parce que la zone est essentiellement libre de glace. Oasis de 40 km² riche en lacs, Larsemann Hills est décrite dans le rapport EIA Antarctique de 2001 de la Russie comme l’une des « zones les plus prometteuses » pour les « matières premières minérales et hydrocarbures » de l’Antarctique oriental.
Un territoire qui intéresse beaucoup les prospecteurs russes puisque la société affirme envoyer chaque année entre 2007 et 2017 des opérateurs et y maintenir en état de fonctionnement Progress, une station de recherche et de logistique. Plus récemment, l’oligarque Leonid Mikhelson, président du géant gazier Novatek, allié de Poutine, a promis d’investir 4 milliards de roubles dans la construction de la nouvelle station de recherche russe Vostok, située au plus profond de l’arrière-pays de l’Antarctique oriental. Les premiers modules de cette station ont été convoyés depuis le Cap en octobre dernier. But officiel de ces grandes manœuvres, relayé par les médias russes : mener des activités « philanthropiques ».
Blanchiment de la « prospection » par la « recherche scientifique ».
Les Russes se gardent bien en effet de présenter leurs actions comme des activités de prospection minière, formellement interdites par le Protocole de Madrid. Ce dernier interdit « toute activité liée aux ressources minérales, à l’exclusion de la recherche scientifique ». C’est donc sous couvert d’activités scientifiques et de recherche —elles, permises— qu’ils avancent en Antarctique. C’est ainsi que les services présentés dans les documents de la PMGE font référence à l’analyse de la croûte terrestre, une discipline géologique autorisée par la clause de « recherche scientifique » de l’interdiction. Avec un art consommé de l’hypocrisie, les Russes jouent sur les mots : selon eux, le Protocole n’interdit pas les activités de recherche sur le pétrole et le gaz, car celles-ci permettent l’acquisition de nouvelles connaissances essentielles sur la façon dont les tempêtes libèrent les gaz qui réchauffent l’atmosphère.
Des experts de l’Antarctique comme le professeur Alan Hemmings, de l’Université de Canterbury en Nouvelle-Zélande, parlent de « blanchiment » de la prospection minière par la recherche scientifique. Ce spécialiste de la région ajoute que rien n’interdit de penser que d’autres États puissent procéder à ce type de blanchiment et que la clause d’interdiction du Protocole de Madrid, qui prend fin en 2048, pourrait parfaitement être modifiée si une majorité d’États signataires du traité le décidaient. Il existe d’immenses réserves de pétrole dans l’océan Austral qui ne peuvent manquer d’attiser les convoitises. Il suffit que les circonstances soient réunies pour que le Protocole de Madrid, que certaines voix en Russie qualifient déjà de simple « Gentlemen agreement » ne vole en éclats. Stimulée par des bouleversements tels que la guerre de la Russie contre l’Ukraine, la hausse des prix du pétrole pourrait, en fait, rendre accessibles toutes sortes de propositions exotiques. Avant la guerre, la Russie réaffirmait haut et fort, et souvent, ses engagements envers les traités. Depuis l’invasion du 24 février, les violations par Moscou du droit mondial, comme la Charte des Nations unies, démontrent que la Russie de Poutine fait volontiers passer ses intérêts avant le droit international.
De fortes raisons de s’inquiéter pour la sécurité environnementale et géopolitique de ce continent jusqu’à présent préservé des convoitises humaines. Le réchauffement et la fonte des glaces rendent plus accessibles ces territoires éloignés, dans un contexte où la demande mondiale en énergie fossile n’a jamais été aussi forte malgré tous les engagements pris lors de l’Accord de Paris, et où les tensions sur les marchés de l’énergie rendent envisageables des sources de production jusque-là écartées pour leur coût non compétitif. Un environnement géopolitique où tout est possible, et dans le cadre duquel les engagements de certains États, et singulièrement la Russie, ne valent même plus la valeur du papier qu’ils ont paraphés. Le territoire préservé de l’Antarctique deviendrait-il le prochain foyer de tension entre grandes puissances ? Avec, comme d’habitude, le pétrole en ligne de mire.