Les start-up ont toujours tendance à s’américaniser. Elles sont souvent surprises par les différences culturelles dans la pratique des affaires de part et d’autre de l’Atlantique. Pierre Morel, Professeur à l‘ESCP Europe Affaires internationales – Questions interculturelles, donne quelques pistes pour aborder dans les meilleures conditions ces marchés prometteurs.
Faire des affaires avec les Américains est à la fois simple et compliqué. La relation est aisée car les deux nations, la France et les Etats-Unis, partagent une histoire et un large champ de références communes. De plus, la mondialisation nous familiarise – parfois à notre corps défendant – avec des comportements d’origine américaine. Elle est compliquée car, au-delà des ressemblances évidentes, les Français se heurtent à des différences fondamentales, voire irréductibles avec les Américains. Il est intéressant d’analyser les différences culturelles quand la simple politesse ou la bonne volonté ne suffisent plus à « faire passer le courant », quand la tentation est de se dire : « Je ne comprends absolument pas ce représentant d’une autre culture ».
Voici une liste de sujets dont l’expérience montre qu’ils sont souvent source de conflit et de tension. Cette liste dessine la carte des rapports spécifiques qui existent entre les Américains et les Français. Elle serait différente si l’on considérait les relations entre Français et d’autres pays.
Les Anglo-Saxons : ne pas utiliser ce terme à tout propos. Il n’évoque pas grand-chose pour les Américains.
Il arrive souvent aux Français de mettre tous les Américains dans « le même sac » des Anglo-Saxons, avec les Britanniques et parfois les Allemands du Nord et les Danois.
Pour les Américains, le mot n’a pas – évidemment – la même connotation. Il désigne chez eux les membres de tribus – les Angles et les Saxons – qui, au cours de l’histoire, ont migré dans le Nord de l’Europe. On imagine que tout Américain d’origine africaine, asiatique, slave ou méditerranéenne – la majorité des Américains à ce jour – récuserait cette étiquette.
Les Français font bien d’éviter ce terme dans leurs rapports. Il est aussi commun et chargé chez nous que rare et spécifique chez eux.
Les ultralibéraux : si vous êtes favorable à un libre échange, ne pas se présenter comme un libéral mais plutôt comme un free trader, conservative, ou même libertarian (le vrai libéral socialement et économiquement).
Un libéral français ne défend pas les mêmes idées qu’un libéral américain. Le premier se veut conservateur sur le plan social et libre-échangiste sur le plan économique. Pour lui, l’Etat doit se cantonner à réglementer le jeu des marchés. Le second, en revanche, affiche des idées sociales progressistes et désire que l’Etat intervienne de façon décisive pour corriger les marchés.
Ceux que nous appelons les (ultra)libéraux dans notre système de référence sont appelés aux Etats-Unis les conservateurs, les Républicains. Et si l’on dit d’un Américain qu’il est libéral (en anglais), il faut comprendre qu’il s’agit d’une personne dont le cœur bat bien à gauche socialement et politiquement – un social-démocrate peut-être.
Transparence / Hypocrisie : avec les Américains, la transparence est la règle du jeu.
Les Américains se targuent d’œuvrer toujours à donner plus de transparence à leur société. Publication des comptes des entreprises, révélations sur la vie privée des gens, affichage des rémunérations, fortes sanctions contre les délits d’initiés, enquêtes en tous genres pour cerner la vérité, encouragement à une certaine forme de délation (whistle blowers), toute information est bonne à divulguer. Le mensonge est sévèrement sanctionné.
Les Français sont tentés d’interpréter ce comportement comme une manifestation de naïveté ou d’hypocrisie. On peut caricaturer cette attitude par l’adage « Pour vivre heureux, vivons cachés ». Les Américains affirment plutôt que « toute vérité est bonne à dire ». Ils sont convaincus que l’efficacité dans la vie sociale et la vie économique dépend de la libre circulation de l’information.
Pour faire un choix éclairé, un agent économique doit disposer de toute l’information disponible. Les Etats-Unis sont les champions des procès en responsabilité civile. Le système sanctionne sévèrement la personne qui, lors d’une négociation, cacherait un élément important susceptible d’influencer la décision de l’autre partie. La transparence à l’américaine s’attache une étiquette non de moralité, mais d’efficacité.
Diversité / centralisme : nos réflexes centralisateurs et harmonisateurs ne sont pas bien perçus. Les Américains sont très attachés à leurs différences, même si nous pensons qu’elles ne sont pas logiques.
Par tradition, les Français sont de grands centralisateurs : ils aiment les grands desseins universels, l’unicité de la règle, le traitement égalitaire, l’intégration et la solidarité. Ils imaginent que les Etats-Unis fonctionnent dans cette même entité. Il n’en est rien. Le terme fédération signifie bien que les Etats-Unis sont composés de 50 états aux larges compétences.
Ainsi, il n’existe pas – hormis certaines banques – de société commerciale que l’on puisse qualifier d’américaine. Les sociétés dépendent du droit de l’Etat dans lequel se trouve leur siège social. Chaque Etat dispose de son propre système d’éducation (du primaire au supérieur), dans lequel Washington n’a aucun droit d’intervenir. La liste des particularismes des Etats est bien longue… C’est pourquoi, il est souvent vain de préconiser des solutions ou remèdes français à une situation américaine.
On peut presque dire que par principe, les solutions qui s’imposeraient en France n’ont aucune chance de fonctionner aux Etats-Unis.
Informalité des manières / Rigueur du contrat : il vaut mieux se fier aux mots que les Américains utilisent, plutôt qu’à leur attitude amicale.
Les Français apprécient souvent les manières peu formelles des Américains, le tutoiement facile, l’utilisation du prénom, le Friday wear dans les bureaux,… Pourtant, ils s’étonnent ensuite de deux comportements :
– Leur jovialité apparente lors de contrats commerciaux ou sociaux se transforme après en une certaine indifférence. On les accuse alors de superficialité. Ce que les Français prennent pour des manifestations d’amitié est, en fait, la démonstration d’une civilité minimale aux Etats-Unis. Un Américain se fait un devoir de paraître ouvert et souriant et tend à accorder sa confiance a priori .
Les Français, eux, ont une tendance naturelle à rester sur leurs gardes et n’accordent leur confiance qu’après un long commerce.
Il faut donc éviter de penser que la décontraction et la jovialité de son partenaire américain signifient que tout se passe comme il le désire.
– La « dureté en affaires », malgré cette attitude ouverte. Un Américain défendra âprement ses intérêts, même si sa culture exige qu’il se montre affable.
Les lois du marché / l’exception française : le marché pour un Américain est le juge ultime, pas l’avis du consommateur.
Comment définir ce qui est bon, beau, de bon goût, juste, acceptable ?
Américains et Français utilisent des méthodes différentes pour le déterminer. Les premiers font confiance au marché. Si un produit (ou une idée) a du succès, c’est-à-dire si le public l’adore, alors c’est qu’il est bon, de bonne qualité. Si, au contraire, il ne se vend pas, on peut conclure qu’il est mauvais. La décision du marché est souveraine.
Les Français soutiennent l’idée que le marché n’est pas toujours le meilleur arbitre. Selon eux, la tradition, le savoir-faire ancestral, l’avis des experts, les préférences politiques,… peuvent contrecarrer les lois du marché. Un cadre peut dire, sans faire sourire les Français, qu’il a un excellent produit, mais qu’il n’arrive pas à le vendre. Les Américains penseront tout de suite qu’il y a contradiction entre les termes.
Les Américains ont développé une culture populaire qui doit toucher le plus grand nombre, alors que les Français continuent, dans bien des cas, de défendre une culture élitiste.
Il semble naturel pour les Français d’imposer des quotas de films français dans les médias, d’insister sur la défense des appellations d’origine, de vouloir traiter les biens culturels différemment des autres biens dans les négociations à l’OMC, de protéger Danone d’une nouvelle reprise par Pepsi Cola,… De leur côté, les Américains (qui – il est vrai – ne se sentent pas menacés de la même façon) ont moins le réflexe de mélanger jugement du marché sur un produit et préférence culturelle.
Situation gagnant/gagnant contre jeu à somme nulle : les Américains chercheront toujours à transformer un blocage apparent en opportunité pour que tout le monde gagne.
Les Américains sont convaincus qu’une négociation doit déboucher sur une solution favorable aux deux parties contractantes. Les Français ont tendance à considérer une négociation comme un jeu à somme nulle. Il doit y avoir dans leur esprit un gagnant et un perdant.
Cela affecte le style de la négociation. Normalement, les Américains considèrent une négociation comme une collaboration et l’interlocuteur comme un partenaire. En négociant avec eux, les Français ont intérêt à se placer dans cette situation, plutôt que de les prendre comme adversaires.
Règles du jeu / jeu sur la règle : pour les Américians, il vaut mieux les respecter à la lettre ; on ne change pas les règles du jeu en cours de partie.
Les Français trouvent les Américains plutôt rigides et passent souvent pour peu fiables à leurs yeux. La règle n’a pas tout à fait la même valeur dans les deux pays. En France, la règle fixe les grandes lignes et peut ensuite donner lieu à interprétation. Aux Etats-Unis, on prend la règle au pied de la lettre.
La règle française peut se lire à deux niveaux : la lette et l’intention, la forme et le fond. Un Français s’enorgueillit de savoir faire la différence entre les deux. Il veut, bien sûr, respecter le second niveau, le fond, mais ne veut pas se sentir prisonnier de la forme. Son intelligence lui sert à interpréter la forme pour aller au fond.
Les Américains ne font pas cette distinction subtile. Pour eux, il doit y avoir adéquation entre les deux niveaux. Une règle ne signifie, ni plus ni moins, que ce qu’elle dit. La distinction que nous faisons n’a pas lieu d’être.
Les réactions seront donc fort opposées. On peut faire l’hypothèse que cette différence provient de ce que les Américains cultivent une culture du contrat entre égaux, alors que les Français ont, durant des siècles, entretenu des rapports de classes. Dans le premier cas, des égaux se mettent d’accord sur ce qu’il convient de faire et ont toute liberté de changer leur accord ultérieurement si celui-ci ne donne pas satisfaction. Dans le deuxième cas, en France, la règle est traditionnellement imposée du haut, par le dogme, par la loi, et le simple citoyen a plutôt intérêt à composer avec elle plutôt que de la remettre en cause frontalement.
Utilisation de la langue : échanger honnêtement de l’information. Ne pas savoir n’est pas un signe de faiblesse infamant pour les Américains.
Les relations passent en particulier par le langage. Pour faire des affaires, il faut converser, échanger des propos, des écrits, et négocier. Américains et Français n’envisagent pas le processus de la même manière.
Les Américains n’aiment guère parler pour ne rien dire et considèrent la conversation comme un échange d’informations utiles. Les Français voient davantage la conversation comme un jeu social qui permet de briller et de situer l’autre personne socialement
Les Américains avouent volontiers leur ignorance quand ils n’ont pas de réponse à une question. Les Français, de leur côté, ont l’art de broder autour de la question pour trouver une réponse. Chez nous, rester coi pourrait être interprété comme un signe d’incompétence, de manque de culture, de bêtise.
Les Américains ont moins tendance à utiliser le deuxième degré ou l’ironie. Chez eux, une question honnête appelle une réponse honnête. A une question posée, on doit donner une réponse circonstanciée et il n’est pas facile de s’en tirer par une pirouette.
Il s’ensuit que les deux côtés n’envisagent pas toujours la conversation de la même manière et n’entendent pas le même résultat. Quand nous « tournons autour du pot », jouons avec les mots,… les Américains risquent d’interpréter notre style de conversation comme superficiel, voire arrogant. Nous serions de beaux parleurs, certes, mais peu fiables.
Ce qu’on pense, ce qu’on dit, ce qu’on fait : les Américains accordent ce qu’ils pensent, ce qu’ils disent, ce qu’ils font. Toute liberté par rapport à ce principe leur paraît suspecte.
Les Français ne ressentent pas toujours le besoin impérieux d’harmoniser les trois registres de la pensée, de la parole et de l’action. Ils tolèrent facilement l’existence d’écarts entre ce qu’ils pensent, disent et font, sans pour autant être une marque de malhonnêteté, d’hypocrisie ou de méchanceté. Mais le jeu normal du commerce est a preuve d’une certaine souplesse et même d’intelligence.
Les Américains, en revanche, aiment dire ce qu’ils pensent et faire ce qu’ils disent. Ils y trouvent une vertu, celle de l’honnêtete et de la franchise.
Dans les négociations, ils ont tendance à accuser les Français de ne pas afficher clairement ce qu’ils pensent , de ne pas expliciter ce qu’ilzs vont faire, puis de ne pas mettre ce qu’ils ont dit à exécution. Pour eux, une réunion intéressante et utile aboutit à une décision nette. Alors que pour nous, l’intérêt d’une réunion est de brasser des idées, de considérer des alternatives, puis de voir comment chacun va pouvoir se positionner par rapport à tout cela.
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Traiter avec les Américains nous expose au risque de malentendus culturels comme décrit ci-dessus. Cependant, la mondialisation fait que les Français ont intégré bien des éléments de la culture américaine et que les Américains sont plus au fait des us et coutumes d’autres cultures que par le passé.
C’est dans les situations de haute tension et d’énervement que l’on doit d’interroger sur les causes des malentendus. Ces situations sont souvent, mais pas toujours, d’ordre culturel. L’exploration des différences culturelles permet de dessiner la carte des perceptions propres à chaque culture, d’identifier les zones de non-recouvrement et de mieux traiter les conflits qui peuvent en résulter.
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