La grande conférence des « parties prenantes » en santé — professions soignantes, citoyens, personne soignées ou accompagnées… — annoncée par le président de la République dès avril (1), plusieurs fois reportée en raison des aléas électoraux, est finalement lancée au Mans ce 3 octobre dans le cadre du Conseil National de la Refondation, dont l’ambition est un « renouveau démocratique » fondé sur une « nouvelle méthode de gouvernance » s’exerçant « au plus près des territoires ». L’horizon serait une réforme profonde de l’organisation de la santé.
Quels sont les précédents ? En 1998-1999, les Etats Généraux de la Santé, portés par une vraie concertation, avaient abouti à la loi « droits des malades » (loi « Kouchner ») du 4 mars 2002 instaurant le principe d’une démocratie sanitaire ; dix ans plus tard, en 2008, les Etats Généraux de l’Organisation de la Santé en 2008 n’étaient plus qu’une pseudo-concertation, tout étant déjà décidé d’avance dans la perspective de la loi HPST (Hôpital, Patients, Santé, Territoires) qui a créé en 2009 les Agences Régionales de Santé (ARS).
Quel est le bilan des ARS et de l’organisation mise en place en 2009 ? Treize ans après, le désastre est total, attesté par des données probantes et même criantes : drame des déserts médicaux, urgences en péril, situation critique de l’hôpital avec 30% des postes de praticiens hospitaliers vacants, scandales dans les EHPAD, burn-out pour près de la moitié des médecins, etc. (2)
Or quelle conception du système de santé se dessine déjà en arrière-plan de l’écoute promise aux parties prenantes de la Conférence ? La « stratégie nationale » sera « déclinée dans les territoires », les « solutions se construisent territoire par territoire », la « nouvelle méthode » reposera sur « l’écoute et la co-construction avec les territoires » a-t-il été martelé dès le printemps… (3) ; une ministre « déléguée chargée de l’Organisation territoriale et des professions de santé » a d’ailleurs été nommée auprès du ministre de la Santé.
Et certes, l’accord est unanime dans l’univers des soins quant à l‘importance d’ancrer la politique de santé dans les territoires. Qui conteste aujourd’hui la nécessité de prendre en compte les dynamiques locales et les compétences des acteurs directement concernés ?
Hélas, les belles intentions seront tuées dans l’œuf par la « stratégie nationale » dès lors que la mise en œuvre de celle-ci sera confiée aux responsables du désastre. La loi de 2009 recélait une contradiction mortelle en confiant les commandes de la territorialisation sanitaire aux ARS, c’est-à-dire à des organismes lointains et anonymes, coupés des réalités locales, dont l’essence constitutive nie la notion même de territoire (4). Le gouffre entre ces agences et la réalité des territoires a été encore creusé par la réforme de 2015 réduisant les régions de 22 à 13, avec la constitution d’énormes régions couvrant plus de 150 cantons en moyenne (5). Les ARS n’ont d’ailleurs même pas d’ancrage régional, car elles sont placées sous la tutelle du Ministère et ne dépendent pas des instances régionales élues.
La loi de 2009 a confié aux ARS, créées pour mieux maîtriser les coûts en santé, tous les pouvoirs sur les autorisations, financements et contrôles des établissements sanitaires et médico-sociaux. Comme cela était prévisible, en débordant complètement le cadre de la maîtrise des coûts, ces agences sont devenues des monstres administratifs au fonctionnement totalitaire régentant tous les aspects de la santé au détriment des personnes soignées et soignantes. Leur déni des besoins réels des territoires, alimenté à prix d’or par les cabinets de conseil (6), a conduit à un nombre phénoménal de fermetures d’unités de soins et maternités au prétexte de la « qualité » et au mépris des demandes de la population. Les exigences de l’administration déterminent aujourd’hui entièrement le projet des unités de toute la chaîne sanitaire et médico-sociale, des urgences aux services de soins de suite et aux EHPAD, dépossédant les soignants des territoires d’une quelconque autonomie. Mieux vaut s’occuper de football et avoir le téléphone direct du Président pour sauver une maternité (7) !
Depuis treize ans les ARS ont échoué à mettre en œuvre les Groupements Hospitaliers de Territoires qui se sont révélés un carcan administratif supplémentaire (8), mais aussi les Communautés Professionnelles Territoriales de Santé (CPTS) en raison de leurs exigences ubuesques méconnaissant tout de la réalité des territoires et de la pratique libérale qu’il ne s’agit pour elles que d’assujettir (9).
Le scandale éclate-t-il dans les EHPAD en raison d’abus de grands groupes privés que les ARS étaient supposées contrôler ? Aucune mise en cause de celles-ci n’est recherchée, malgré les alertes antérieures multiples (10), tandis que leur hiérarchie crie le plus fort au loup, bien que la politique qu’elle a mise en œuvre n’a cessé d’encourager la mainmise de tels groupes sur les EPHAD. Et quelle est la réponse étatique pour s’attaquer au vrai problème des EHPAD, à savoir celui d’un recrutement de personnel suffisant (11) ? Retour à une conception territoriale ? Que nenni ! Les ARS renforceront leurs contrôles grâce au « cadre national unique et homogène pour l’évaluation de la qualité » dans les 40 000 établissements médico-sociaux de France, publié triomphalement par la Haute Autorité de Santé —bien sûr après deux ans de « concertation » avec les « parties prenantes » —, avec 157 critères à respecter (12) ! De telles exigences, outre qu’elles aggravent à l’évidence la pénurie de temps soignant et accompagnant, ruinent les associations à échelle territoriale qui avaient fondé et géré avec dévouement les établissements médico-sociaux. Le champ médico-social est d’ailleurs accaparé aujourd’hui par les fusions-acquisitions exigées par les ARS au mépris des territoires.
Sous la férule des ARS, quel que soit le secteur sanitaire ou médico-social, les méthodes bien rodées du New Public Management sont mises en œuvre tel un rouleau-compresseur annihilant tout l’engagement des acteurs soignants : recommandations de cabinets de conseil, mascarade de concertation avec les « parties prenantes » sous la houlette d’énarcoïdes rompus à l’exercice, appels à projets formatés selon des critères orientés au prétexte de la « culture de la qualité », mutualisation des moyens et réduction de personnels via des plateformes de « ressources », « socles » kafkaïens d’indicateurs de quantité à remplir que seul le recours derechef à des cabinets privés permet de satisfaire.
Relevons que cette machine implacable — que personne ne contrôle en réalité, le personnel administratif en étant lui-même éminemment victime — est étroitement intriqué à la (pseudo)-science officielle de l’évaluation porté par une kyrielle d’agences « indépendantes » et partenaires étroits des ARS, dont la Haute Autorité de Santé et ses « recommandations de bonne pratique », aussi verbeuses qu’inutiles pour la pratique de soins personnalisés.
Aujourd’hui toute cette (pseudo)science quantitative édicte en France les règles de la « bonne » médecine et fait la leçon aux médecins sur la qualité et les objectifs à remplir, direction de la Sécurité Sociale en tête… Sans doute quelques hauts fonctionnaires ont-ils ainsi la chance de satisfaire leurs fantasmes infantiles en jouant au docteur mais, dans la réalité, ces usines à gaz exploitées par les ARS n’ont conduit qu’à la dramatique pénurie de soignants, au burn-out massif de personnels pourtant dévoués, à l’effondrement du temps relationnel (13). Le harcèlement continu des unités de soin induit l’exact contraire de ce que ces agences prônent officiellement : déterritorialisation à outrance, maltraitance des personnes soignantes (sommées de suivre des formations à la bientraitance !), incapacitation de celles-ci au lieu de la reconnaissance de leur pouvoir d‘agir, déshumanisation de la relation soignant-soigné au lieu d’une approche centrée sur la personne… et surcoûts faramineux jamais évalués !
La crise sanitaire a mis en exergue toutes les défaillances des ARS, et l’on a frôlé au début la catastrophe lorsqu’elles se sont révélées incapables de moduler selon les territoires les mesures aberrantes initiales tel le recours au SAMU pour toutes les suspicions de contamination… Au printemps 2020 la situation sanitaire a pu être sauvée grâce aux acteurs territoriaux et élus locaux avec le montage de centres de proximité adaptés.
Cependant la démocratie sanitaire censée être garantie par les ARS a volé en éclats (14). Un exemple tragique est le confinement général indifférencié et prolongé dans toutes les unités accueillant des personnes réputées vulnérables : non seulement des millions de personnes âgées au mépris de leur volonté ont été confinées de façon atroce dans leur chambre, mais des centaines de milliers de personnes jeunes en situation de handicap qui ne risquaient rien du Covid-19 ont subi un traitement discriminatoire (et le subissent encore souvent).
En effet, les ARS étant incapables de différencier les situations spécifiques, leurs injonctions pendant la crise sanitaire se sont appliquées à toutes les unités médico-sociales : les personnes en situation de handicap ont été aspirées dans ce qu’on concoctait « pour le bien » des personnes âgées — en réalité il s’agissait surtout de protéger juridiquement les « responsables » — avec un enfermement sans précédent dans l’Histoire par son ampleur (15). Et l’on veut nous faire croire que les ARS s’adapteront désormais aux territoires !
La responsabilité des ARS est en cause dans les déserts médicaux, leur responsabilité est en cause dans la situation des urgences, leur responsabilité est en cause dans la crise hospitalière, leur responsabilité est en cause dans les dégâts terribles du confinement chez des personnes qui ne risquaient rien, dans les scandales dans les EHPAD, dans l’échec des CPTS depuis 2009, dans la régression majeure de la démocratie sanitaire, etc.
Les ARS doivent être dissoutes au plus vite, c’est une mesure de salut public qui attesterait d’un vrai changement de méthode. Il est temps de rendre aux élus locaux, c’est-à-dire aux acteurs réels des territoires, les responsabilités dans l’administration des hôpitaux qu’ils détenaient avant 2009 et de s’appuyer sur leurs compétences pour une organisation de la santé adaptée aux terrains spécifiques qu’ils représentent.
La nouvelle Ministre déléguée à l’Organisation territoriale et des professions de santé avait co-signé en juillet 2021 un rapport parlementaire reconnaissant en creux l’illégitimité actuelle des ARS, mais défendant le maintien du périmètre de leurs missions, tout en envisageant la délégation au niveau départemental de certains pouvoir décisionnels (16). Cependant, une telle délégation est une illusion car la responsabilité ne se délègue pas dans la santé, et toute réforme de ce type ne ferait qu’aggraver la complexité des circuits de décision.
Tous les problèmes actuels de l’organisation de la santé étaient déjà identifiés en 2008 et les ARS, supposées les résoudre, ont contribué à leur aggravation dramatique. N’attendons pas dix ans d’evidence de plus ! Les ARS ne sont pas réformables. Et jamais le pouvoir étatique en France ne s’est exercé de façon efficace au niveau régional, tandis qu’il a fait ses preuves depuis deux siècles au niveau des départements et des cantons : les préfets et sous-préfets ne peuvent ignorer la réalité des territoires. La commission d’enquête de l’Assemblée Nationale sur la gestion de la crise sanitaire avait d’ailleurs recommandé formellement la départementalisation des compétences attribuées aux ARS (17). Cessons les pseudo-concertations. Ecoutons réellement les parties prenantes. Osons les territoires et supprimons les ARS !
Arnaud PLAGNOL, Psychiatre – Professeur de psychologie à l’Université Paris 8 – Coordinateur de l’ouvrage Nouveaux modèles de soin (Ed. Doin, 2018)
(1) Le Quotidien du Médecin 29 avril 2022
(2) Boyer L. et al. 2019. Burn-out in French Physicians : A systematic review and meta-analysis. J Affective Dis 246 : 132-147.
(3) Quotidien du Médecin 29 avril 2022, 21 mai 2022 et 27 mai 2022.
(4) Il suffit de lire le rapport parlementaire sur la gestion de la crise sanitaire du 2 décembre 2020 : la déconnexion entre ARS et territoires est reconnue par toute la classe politique.
(5) Et ce bien que le nombre de cantons ait lui-même été réduit en 2015 de 4035 à 2054. Selon Roselyn Bachelot, qui a porté la loi HPST (2009) créant les ARS, la réduction du nombre des régions en 2015 a porté un « coup fatal » aux ARS (https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/covid19/l15b3633_rapport-information, p. 106).
(6) Le Monde 3 juillet 2022
(7) Voir Ouest-France 10 juillet 2022. Malheureusement le service pédiatrie de Montluçon n’a pas cette chance : les Monluçonnais devront désormais faire 100 km pour trouver un tel service (Le Figaro 18 septembre 2022).
(8) Voir la tribune publiée par un collectif de soignants dans Le Monde 1er octobre 2022
(9) Voir Le Quotidien du Médecin 20 mai 2022
(10) L’incapacité à prévenir les maltraitances au sein des EHPAD, malgré la débauche d’indicateurs et d’outils de « pilotage » instaurées par moult circulaires aux ARS (4 entre 2008 et 2014 !) est elle-même révélatrice. Le système de contrôle n’est en effet qu’une machine technocratique inhumaine et coûteuse, qui ne débouche sur aucun suivi concret, au détriment d’un véritable accompagnement humain. Voir Le Monde 11 février 2002, et 6 septembre 2022
(11) Voir Quotiden du Médecin 15 septembre 2022
(12) https://www.has-sante.fr/jcms/p_3323113/fr/la-has-publie-le-premier-referentiel-national-pour-evaluer-la-qualite-dans-le-social-et-le-medico-social (Pendant ces deux ans, dans le monde réel, les soignants faisaient face à la crise sanitaire et aux tragédies du confinement dans les EHPAD.)
(13) Voir, pour l’hôpital, Le Monde 24 juillet 2022
(14) Comme l’a reconnu la présidente de la Haute Autorité de Santé elle-même (Le Quotidien du Médecin, 4 mars 2022, p. 12).
(15) Voir A. Plagnol. Déraison et confinement. Psychiatrie, Sciences Humaines, Neurosciences, 18(2), 9-25
(16) https://2017-2022.nosdeputes.fr/15/document/4267
(17) https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/covid19/l15b3633_rapport-information
Remarquable article . Remarquable analyse. Sur le terrain combien de patients n’ont plus de « médecins référents « ? Comment se soignent-ils? Combien de temps pour avoir un rendez-vous en spécialité médicale ? En soins dentaires ? Cela fait 25 ans , qu’avec des confrères, nous alertons et protestons. Aucune réponse. Aucune prise en considération . Rien. Le Néant. Oui il faut supprimer les ARS d’urgence et former beaucoup de soignants de qualité. C’est la seule solution pour sortir du marasme actuel.Merci pour cet article. MS