À l’heure où sort le livre de Rudy Reichstadt, « Au cœur du Complot », ce mercredi 12 avril chez Grasset, l’Ifop et le site AMB-USA.fr publient une enquête qui dresse un état des lieux des croyances dans les thèses complotistes et les contre-vérités scientifiques à la fois en France et aux États-Unis. Après leur dernière étude du 28 mars sur l’impact que la propagande russe et les diverses thèses complotistes peuvent avoir dans l’opinion publique, l’Ifop enfonce le clou en montrant, qu’en dépit des alertes des médias ou des autorités, les Français sont loin d’être imperméables à la désinformation ou aux discours complotistes.
Si elle confirme que le complotisme est devenu une véritable grille de lecture de l’actualité outre-Atlantique, cette étude interpelle à bien des égards sur la pénétration des thèses conspirationnistes dans l’Hexagone. Les résultats confirment, à l’heure où nombre d’entre eux considèrent comme fiables les informations diffusées par les réseaux sociaux, que les jeunes générations sont particulièrement sensibles aux fake-news qui y circulent.
D’une manière générale, la défiance à l’égard des discours officiels, qu’ils soient portés par un gouvernement, des institutions de santé, des Organisations Non Gouvernementales ou encore la presse traditionnelle, semble être devenue une sorte de réflexe naturel pour une part non négligeable de nos semblables.
Chiffres clés
- Les théories du complot constituent une « normalité » largement assumée en Amérique : plus de la moitié (55%) des Américains déclarent « croire » aux théories du complot, contre à peine un Français sur trois (35%).
- Et dans le détail, le degré d’adhésion à divers contre-discours médiatiques ou scientifiques est systématiquement plus élevé outre-Atlantique, notamment dans la croyance dans l’atterrissage d’extraterrestres à Roswell (41% aux Etats-Unis, contre 23%en France), la manipulation de l’assaut du Capitole en 2020 (38%, contre 25%) ou la possibilité d’avorter avec des produits comme l’armoise (37%, contre 13%).
- Les Américains ont aussi tendance à situer le niveau de connaissances de leurs concitoyens à un degré nettement plus élevé que les Français : 37% des Américains estiment que leur niveau de connaissances est supérieur à la moyenne des autres pays occidentaux, contre 15% des Français.
- Or, lorsqu’on teste son niveau de connaissances scientifiques, la société états-unienne affiche beaucoup plus de lacunes que la population hexagonale : 58% des Américains (contre 40% des Français) adhèrent à au moins une contre-vérité scientifique.
- Sur les origines de l’homme par exemple, l’enquête révèle que deux fois d’Américains (39%) que de Français (19%) croient aujourd’hui au « créationnisme », c’est-à-dire que « Les êtres humains ne sont pas le fruit d’une longue évolution d’autres espèces mais ont été créés à partir de rien par une force spirituelle ».
- Les idées « climato-sceptiques » (ou « dénialistes climatiques ») forment quant à elles un courant bien plus porteur outre-Atlantique : plus d’un Américain sur trois (36%) – contre un Français sur quatre (27%) – estiment que « le réchauffement climatique est davantage le fruit d’un phénomène naturel que le résultat de l’activité humaine ».
- En dépit des évidences scientifiques, le « platisme » trouve aussi un écho plus large autre-atlantique : l’idée selon laquelle on nous ment sur la forme de la Terre étant partagée par près d’un Américain sur six (16%) contre un Français sur dix (11%).
- Reposant sur la théorie ufologique d’une construction des pyramides égyptiennes, l’« Alien Theory » affiche elle aussi un nombre d’adeptes deux fois plus élevé aux Etats-Unis (20%) qu’en France (9%), en particulier dans les rangs des personnes à faible niveau socio-culturel.
Le point de vue de Thomas HUCHON, journaliste d’investigation et de documentaire, spécialiste des fakes news et des théories complotistes :
« Je ressens un double sentiment bizarre à la lecture des résultats de cette enquête. D’un côté, ce que j’y vois ne peut pas me sembler surprenant au regard de ce que mon travail de journaliste me montre de la prégnance des thèses complotistes et des contre-vérités scientifiques dans les sociétés françaises et américaines. Et en même temps, une partie de moi-même ne l’accepte pas.
Ce qui est très intéressant dans cette étude, c’est qu’elle pose des questions précises sur une dizaine de sujets. Et les réponses qui y sont apportées montrent qu’il y a une forme de pénétration de ce type de discours qui est hyper importante des deux côtés de l’Atlantique. Quand on regarde par exemple la version américaine des résultats, on comprend mieux que s’il y a eu un Donald Trump président, c’est finalement parce qu’une partie des électeurs étaient déjà prêts à adhérer à des discours hallucinants. Et qu’avec la puissance et la segmentation des réseaux sociaux, il a été aisé de cibler des messages politiques très précis et très étudiés en direction de poches électorales identifiées au préalable, puis d’adapter en permanence ces messages.
Si l’on s’intéresse à la version française, un chiffre me semble dingue, celui des 31% de répondants qui considèrent que le gouvernement américain soutient la guerre en Ukraine pour couvrir les activités du fils du président, Hunter Biden. Mais combien de médias ont dans notre pays évoqué cette théorie à laquelle adhère pourtant un Français sur trois ? Est-ce que cela signifie que les messages portés par le mouvement d’extrême-droite américain QAnon ont à ce point pénétré notre société ? C’est, quoi qu’il en soit, très inquiétant.
Plus généralement, nous constatons, comme cela a été mis en exergue lors des premières assises des dérives sectaires auxquelles j’ai participé en mars dernier, une hausse continuelle des discours anti-scientifiques et pseudos médicaux, lesquels côtoient des discours complotistes et créent une porte d’entrée à différentes formes de radicalisations sectaires. C’est un phénomène très grave qu’illustrent notamment les résultats de cette étude de l’IFOP. Je pense qu’il est urgent et impératif que la société française prenne cette problématique à bras le corps. »
Plus du tiers des Français adhèrent aux théories du complot
- Plus de la moitié des Américains (55%) et plus du tiers des Français (35%) adhèrent aux théories du complot. 17% des personnes interrogées aux USA et près d’un Français sur 10 (9%) y croient même fermement.
- En France, les 18-34 ans (41%), celles et ceux qui n’ont aucun diplôme (47%), et les utilisateurs quotidiens des réseaux sociaux (55%) font partie des populations qui souscrivent en plus grand nombre aux thèses complotistes.
- Aux États-Unis, les 18-24 ans (68% le disent) sont les plus sensibles aux théories du complot, de même que les électeurs de Donald Trump (65%) sont les plus enclins à adhérer aux théories du complot que ceux de Joe Biden (43%).
La défiance à l’égard des discours officiels s’inscrit dans le temps…
- Théorie du complot qui fait flores depuis 20 ans, 33% des Français et 42% des Américains ayant exprimé une opinion croient que le gouvernement américain était au courant des projets d’attentat d’Al-Qaïda le 11 septembre 2001 et les a laissés se produire afin d’en utiliser les conséquences à son profit. Les événements du 11 septembre nourrissent bien d’autres croyances conspirationnistes, à l’exemple de celle qui prétend que le vol American Airlines 77 ne se serait pas écrasé sur le Pentagone. Cette théorie est crue par 18% des Français et 22% des Américains.
- Des faits plus anciens continuent, eux aussi, d’alimenter la machine à fantasmes – Moon Hoax par exemple – là-bas comme ici. Ainsi, 41% des Américains et 23% des Français qui ont exprimé une opinion estiment que le gouvernement des USA a dissimulé le crash d’un vaisseau extra-terrestre à Roswell (Nouveau-Mexique) en 1947. 16% des Français et 20% des Américains pensent par ailleurs que les images de l’alunissage d’Apollo 11 et les premiers pas sur la Lune de Neil Armstrong sont le fruit d’une mise en scène.
… et se nourrit des événements présents
- Au-delà du champ de bataille terrestre, la guerre en Ukraine fait également rage sur Internet où la désinformation est sans conteste une arme massivement utilisée. Le soutien des États-Unis au pays dirigé par Volodymyr Zelenski est ainsi considéré comme le moyen de dissimuler les activités du fils de Joe Biden par 41% des Américains et 31% des Français ayant une opinion sur le sujet. Dans des proportions légèrement moindres, 20% des Français et 27% des Américains remettent en question le massacre de civils ukrainiens par les forces russes à Boutcha en février et mars 2022, y voyant une mise en scène des autorités ukrainiennes, en dépit de la documentation de nombreuses ONG et de multiples témoignages.
- Auteur à lui seul de la diffusion de quelque 30 000 fake-news et contre-vérités durant son mandat, selon un décompte effectué par le Washington Post, Donald Trump est au centre de plusieurs théories complotistes qui remettent en cause les fondements de la démocratie américaine. La plus médiatisée est celle qui veut que l’élection de 2020 lui ait été volée par Joe Biden, une croyance partagée par 40% des Américains et 26% des Français s’étant exprimé dans l’étude. Un quart de nos compatriotes (25%) et 41% des Américains pensent par ailleurs que l’assaut du Capitole était un piège organisé pour discréditer les partisans de l’ancien président Trump.
- LIRE DANS UP’ : Post-vérité : le temps des salades
Covid-19 : les fake news médicales ont la peau dure
- La pandémie de Covid-19 a entraîné une multiplication de fausses informations sur les réseaux sociaux. L’efficacité d’un traitement à base de chloroquine, porté par le professeur Raoult, a été largement diffusée malgré des études démontrant son inutilité contre le virus. Plus d’un Américain sur trois (39%) et plus d’un Français sur quatre (29%) ayant donné leur opinion croient encore en l’efficacité de la chloroquine pour lutter contre la Covid-19 en ce début d’année 2023.
- À l’heure où l’avortement fait l’objet d’un combat continu de la part des conservateurs aux États-Unis – un juge fédéral vient la semaine passée d’interdire l’utilisation d’une pilule abortive -, il est des croyances qui font froid dans le dos : 37% des Américains ayant exprimé une opinion sur le sujet pensent ainsi qu’il est possible d’interrompre une grossesse en ingérant certaines plantes, comme l’infusion d’armoise ou la menthe pouliot. En France, même si cela parait encore trop élevé, 10% des répondants (et 13% de ceux ayant exprimé une opinion) ont foi dans de telles « recettes ».
Connaissances et savoir : les Français plus modestes que les Américains
- Plus de 8 Américains sur 10 (84%) estiment que leur niveau de connaissance et de savoir est équivalent (47%), voire supérieur (22%) ou très supérieur (15%) à celui des habitants des autres pays occidentaux, malgré leur plus grande propension à adhérer aux théories complotistes et aux contre-vérités scientifiques.
- Plus modestes ou plus réalistes ? Les Français sont bien moins convaincus de leur supériorité en la matière : 15% pensent que notre niveau de connaissances dépasse celui des autres, 54% jugent qu’il est équivalent et 31% l’estiment en dessous de celui des autres nations occidentales.
- Aux États-Unis, les jeunes sont plus convaincus de la supériorité de leur nation que leurs aînés : 47% des moins de 35 ans et la moitié des 35-49 ans pensent que leur savoir est plus conséquent que dans les autres pays occidentaux, contre seulement 22,5% des plus de 50 ans. Cette propension des jeunes à croire que le niveau de savoir est supérieur se retrouve également en France : 36% des 18-34 ans sont dans ce cas contre 28% des plus de 50 ans.
4 Français sur 10 adhèrent à au moins une contre-vérité scientifique
- 40% des Français et 58% des Américains adhèrent à au moins l’une des contre-vérités scientifiques énoncées dans l’enquête de l’IFOP.
- Près de la moitié des Américains qui ont exprimé une opinion (48%) croient ainsi que les êtres humains ont été créés à partir de rien par une force spirituelle (Dieu par exemple) en lieu et place de l’évolution biologique, une croyance qui est plus répandue chez les conservateurs (69%), les complotistes (63%) et les croyants (55%). Dans notre pays laïc et républicain, cette théorie du créationnisme convainc 21% des Français ayant exprimé une opinion, mais près de la moitié de celles et ceux qui se déclarent croyants et religieux (48%).
- 42% des Américains et 29% des Français sont climato-sceptiques, c’est-à-dire qu’ils estiment que le réchauffement climatique n’est pas dû aux activités humaines, mais à des phénomènes naturels, malgré les multiples rapports qui démontrent le contraire, y compris ceux du GIEC.
- Seul un Français sur dix (10%) croit que des extra-terrestres ont pu jouer un rôle dans l’histoire de l’humanité, contre près d’un quart (24%) de la population américaine.
- 16% des Américains croient que la Terre est parfaitement plate, une théorie qui séduit quelque 11% des Français dans leur globalité, mais presque le double (20%) des jeunes âgés de 25 à 34 ans.
Cette étude a été réalisée par l’IFOP pour AMB-USA.fr :
– Du 18 au 20 janvier 2023 auprès 1 113 personnes représentatives de la population américaine âgées de 18 ans et plus.
– Du 26 au 27 janvier 2023 auprès de 1 018 personnes représentatives de la population française âgées de 18 ans et plus
Source : AMB-USA
Pour aller plus loin :
- Livre « Déchéance de rationalité » de Gérald Bronner – Editions Grasset, mars 2019
- Livre « L’opium des imbéciles » de Rudy Reichstadt – Editions Grasset, octobre 2019
- Livre « L’ère du complotisme – La maladie d’une société fracturée » de Marie Peltier – Editions Les Petits Matins, 2021
ll y a complotisme et complotisme. Entre celle ou celui qui croit que la Terre est plate et celle ou celui qui doute de l’efficacité de tel ou tel vaccin, il y a un fossé. On ne peut pas mettre tout le monde dans le même panier. Le complotisme reflète aussi une crise de la démocratie. Une crise de confiance dans les gouvernements qui lancent des ukases sans l’aval parlementaire, une crise de confiance dans les médias qui relaient ces pouvoirs.