L’écocide, qui se poursuit à l’échelle de la planète, et le clonage social, qui traverse nos sociétés, convergent vers une lutte contre la standardisation. Ecocide et clonage placent la diversité au cœur de la résilience du vivant et d’une révolution des relations. La réflexion qui suit s’appuie sur des allers-retours entre imaginaire (un roman, Germinata, 2023) et sociologie (un essai, Le nouvel héroïsme, 2022), dont les passerelles, intermittentes, ne sont explicitées ni dans l’un, ni dans l’autre : occasion pour l’article de combler un angle mort entre fiction et réalité.
TODD. Mais tu es un génie des chapeaux.
JOAN. Sauf si tout est pourri…
Caryl Churchill, Far Away »
Difficile de donner un sens à la critique d’un système sans d’abord décrire le système visé par la critique. L’opposant à un système se doit d’en savoir long sur ce à quoi il s’oppose, tandis qu’un rouage qui s’ignore peut en ignorer tout.
Dans le roman de science-fiction Germinata (C&F édition, juin 2023), je donne la parole à une pluralité de personnages qui assurent la narration à tour de rôle. Ils soumettent à vive critique la culture de la performance en large circulation dans nos sociétés, que, par ailleurs, je décris dans des recherches en sociologie (voir Le nouvel héroïsme, puissances des imaginaires, Presses des Mines, 2022).
Ces personnages naviguent dans différents domaines d’une société capitaliste, riche, hypertechnologique et médiatique, où les critiques prennent différentes directions. Leurs voix sont souvent divergentes, en luttes entre elles.
Hors du roman, cependant, il est possible de réfléchir à des convergences entre les critiques, et pas juste de circonstances, mais structurelles. Tel est l’exercice auquel je vais me livrer dans les lignes qui suivent : extrapoler à partir de situations fictionnelles, pour poursuivre la conversation sur un autre plan, celui des sociétés actuelles – elles-mêmes, comme dans le roman, capitalistes, riches, hypertechnologiques et médiatiques.
Je vais d’abord me concentrer sur deux de ces critiques : celle, d’une part, de la chute de la biodiversité, massive depuis des décennies, et celle, d’autre part, du clonage social, transverse dans nos sociétés. Puis, je m’interrogerai sur les convergences entre ces deux critiques.
C’est tellement triste de brûler les pneus avec les oiseaux et les forêts
Pour le collectif d’activistes qui, dans Germinata, s’appellent les « nous on », la critique commence par un constat d’échec du système tel qu’il fonctionne. Il y a là un lien clair entre fiction et réalité : plus de cinquante ans de diagnostics amoncelés, scientifiques, sur le réchauffement climatique, la disparition des espèces, la pollution de la nature, l’épuisement des ressources, les décohésions sociales, et rien en réponse. Au contraire même, les populations assistent, impuissantes, à une accentuation des problèmes.
Pour les nous on, il y a de quoi s’indigner : crier au crime contre l’humanité et la planète, demander justice, briser des panneaux publicitaires, quand le système, de lui-même, envoie à la casse du matériel en état d’usage – ordinateurs, voitures, plastiques, jusqu’à des parcs entiers de vélos qui roulent parfaitement. Par comparaison, les bris de verres ou de tuyauterie des révoltes intermittentes paraissent dérisoires. Ils ne pèsent rien à côté du système qui, lui, imbrisable, brise à une autre échelle.
Dans la pièce de théâtre de Caryl Churchill, Far away (Actes Sud, 2002), des stocks de chapeaux de mode sont brûlés, et le public apprend, au détour d’une réplique, que « c’est tellement triste de les brûler avec les corps ». Pour les militantes de Germinata, l’Occident restera, dans l’histoire, comme une civilisation qui brûla ses déchets industriels et la nature d’un seul et même geste. Le constat pourrait être que « c’est tellement triste de brûler les pneus avec les oiseaux et les forêts ». Une ère obsédée de réussite individuelle se révéla incapable de commencer à résoudre, pendant plus de cinquante ans d’avertissements répétés, les problèmes collectifs de la planète.
L’enjeu est perturbant pour toute pensée un tant soit peu rationnelle : la somme les réussites individuelles produit l’inverse de la réussite au niveau collectif – extinction de la vie, empoisonnement des milieux, saccage des terres nourricières, déforestation… La solution consisterait à briser le système qui va dans le mur, mais rien ne semble aller dans ce sens ; jusqu’à aujourd’hui, rien n’a modifié la trajectoire globale, ni les avertissements pacifiques, ni les violences occasionnelles, ni les montagnes d’expertises, ni les mythologies populaires qui, comme Avatar par exemple, sont résolument écologiques et holistiques. Il y a une fatalité qui voudrait que, comme l’exprime une autre pièce de théâtre contemporaine, « quand un cri d’indignation traverse péniblement le brouhaha que le mal entretient, une meute d’experts s’empresse d’assourdir ce cri » (Nicolas Girard-Michelotti, Les incendiaires, Les Solitaires Intempestifs, mars 2022).
Si les failles sont évidentes, connues dans une civilisation réputée pragmatique, habituée à résoudre des problèmes pratiques, et que rien, ou presque, ne les colmate, c’est bien que le système a la vie dure. C’est là qu’il se signale le plus crûment comme « système », au-delà des théorisations, plus ou moins sophistiquées, de ce qu’on peut entendre derrière le concept de « système ». Les défauts du système, dangereux pour la vie en général, et, probablement, pour la vie du système lui-même, ne le remettent pas en cause : la guerre continue sans souci d’en activer la sortie, ni même, en amont, de la penser. La longévité de la guerre systémique repose sur sa capacité à ne pas apparaître comme systémique. À compter sur les divisions et la concurrence des parties entre elles, y compris entre experts, pour persévérer dans sa systématicité. Tant qu’elle échappe à la compréhension de ce qu’elle est, les changements à lui appliquer relèvent de ce qu’il y a sans doute de plus impossible à mettre en œuvre.
La critique récupérée
Dans Germinata, un autre personnage, Nosferator, présenté comme vieux mais qui apparaît encore très jeune (le transhumanisme est passé par là), explique comment il récupère l’énergie des nous on. Il inclut la critique, le clivage, les engueulades, l’art insolent, pour mieux faire perdurer le système qui, à un niveau systémique, ne change pas. Nosferator – l’esclavagiste, le violeur, le chef servile au garde-à-vous des industries polluantes, pétrolières, électroniques, militaires (qu’il déteste, dit-il) – représente l’interprétation la plus cynique du système. Une sorte de Trump qui vend depuis cinquante ans la même recette : semer la controverse pour faire parler de soi, pousser ses projets, gagner la guerre économique. Et il la gagne, dans le sillage d’une Intelligence Artificielle dénommée Mein Trumpf qui l’emporte d’abord dans les esprits, puis automatise la victoire en informatisant le tourne-neurones.
Les nous on, conscientes de la récupération, tentent de reprendre la main en rejouant le personnage de Nosterator dans des performances vivantes, prenant la forme de danses et chants nocturnes. Elles y disent la vérité sur les méthodes des chefs. Elles les font fuiter sur des serviettes en papier, où elles griffonnent ce qu’elles voient du fonctionnement du système, au cœur même du Laboratoire du Futur qui les a engagées, puis qui va les virer.
Parmi elles, un personnage du nom de Psalmonella pousse à bout la disparition hors du système. Elle vient d’une terre de ruralité. Elle est pauvre. Elle perd ses parents, ses frères, ses sœurs, victimes d’un empoisonnement alimentaire, dont elle est seule à réchapper. D’où son nom, Psalmonella, qui vient de la salmonelle, une bactérie qui cause des fièvres typhoïdes : comme si seul un poison pouvait survivre à un poison. Elle part sur les routes avec des migrants et ne quitte plus une vie itinérante. Elle navigue dans des groupes qui luttent contre les géants des hydrocarbures, la masculinité nocive, les habitats pollués et les impuissances de la loi, de l’état, de l’éducation et de l’art.
Dans le centre d’invention du futur dirigé par Nosferator, où elle fait un bref passage, elle dénonce les compromissions : la promotion de l’esclavage, les ventes d’armes, le développement de voitures de luxe décapotables, qui, en pleine période d’accélération du réchauffement climatique, roulent tout toit ouvert dans un froid nordique, grâce à des chauffe-nuques intégrés aux fauteuils. Elle fait de la prison, survit à un accident d’hélicoptère. Les militants l’envoient à la télévision, où elle se fait incendier. Elle se bidouille des ailes dans son garage grâce à la bioingéniérie accessible à tous. Elle rejoint les pétrels noirs de la Réunion. Elle devient espèce disparue. Cependant, elle chante la nuit. Son cri remplit d’effroi. Son corps jeté contre une moissonneuse de zone agricole verticale (aégricole) produit un impact de balle. Elle devient la moissonneuse qui se crashe à l’intérieur de la terre, d’où elle ressent la totalité de la vie de tous les temps. À la fin, elle retourne sur la tombe, à même la terre, des paysans qui l’avaient aidée quand elle était gamine et orpheline.
Le clonage généralisé
Il y a un autre personnage central dans Germinata, qui est un clone. Il s’appelle Candide Candide 22 ou CC22, mais préfère le surnom de Canddie Canddie. Pour lui, le système dominant auquel échapper, c’est celui du clonage à outrance des sociétés modernes. Il est le fils cloné (biologique) d’un milliardaire. Mais le clonage biologique est le moindre de ses soucis, car le clonage, avant que d’être physique, est d’abord culturel. Le clonage social fonctionne mieux et plus largement que le clonage biologique. Par exemple, CC22 est passé par une école où il n’y a que des garçons, du même milieu, riches, qui ont à peu près les mêmes opinions, s’habillent pareil, tous promis à être chefs ; ensuite, une fois chefs, ils rejoignent des organisations où tous les chefs sont des garçons, habillés pareil, qui ont de plus en plus les mêmes opinions.
Le clone biologique appartient à une vieille tradition de clonage social. C’est une marotte civilisationnelle, très portée sur la colonisation, qui renomme les terres colonisées du nom des terres colonisatrices, c’est-à-dire en clonant les noms : Haïti est dénommée Petite Espagne et les Wendats se retrouvent en Nouvelle France. Ce qui est fou. « Petite Espagne » pour une forêt tropicale et des peuples autochtones, qui n’ont rien à voir avec des Espagnols, c’est de la démence qui, si ladite civilisation avait été cohérente avec elle-même – sa rationalité, sa science – aurait conduit les conquistadors en asile. Un paysan de Cadalhaso qui aurait débarqué à Madrid en disant au roi : – Pousse-toi de là, ici c’est Petit Cadalhaso, aurait été enfermé. Mais dans la culture du clonage, pas de souci : tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes tant que le clonage est à l’avantage du cloneur le plus fort. Cloner son image devient la course de guerroyeurs qui se vendent soi, s’empouvoirent, démultiplient leur Ego et leur groupe d’appartenance le plus loin possible jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucun lieu indemne d’eux, éteignant les différences culturelles comme les espèces vivantes.
Canddie Canddie est immergé dans des organisations qui sont des machines à fabriquer de la performance individuelle et du contrôle, en même temps qu’elles se révèlent incapables d’être performantes pour résoudre les problèmes les plus criants de la planète. D’un côté, un moule de performance égotique ; de l’autre, un marasme sur le commun. Les jardins communs sont saccagés tandis que les jardins individuels sont mirifiques. Il y a là un paradoxe tueur – tueur de sens, de confiance et de perspectives d’avenir qui ne soient pas tragiques. Exemple parmi des milliers, qui vient du réel : facturer l’arrêt d’un postier chez des vieux pour parler avec eux, sur la base d’un calcul d’optimisation des trajets par une Intelligence Artificielle qui bourre leur emploi du temps, comme si une pause dans la rue avec un passant ne pouvait pas être considérée comme un don à la communauté.
La différenciation qui redevient du clonage
Alors, le clone de Germinata se révolte contre tous les clonages – biologiques et sociaux. Il se lance dans une course effrénée à la différenciation. Il reçoit un tas de conseils pour ne pas être comme les autres : grandir ses tibias, changer de sexe, de couleur de peau… Au clonage biologique, il est facile d’échapper. Il suffit au clone Canddie Canddie de grossir comme un sumo, et voilà qu’il se distingue de son père qui, malgré son âge avancé, reste mince comme un jeune premier. Mais en grossissant, il rejoint une affluence entretenue par la malbouffe, qui produit de l’obésité à la chaîne. Le clone en différenciation permanente se réengouffre dans le tunnel du « toujours plus du même » dont il voulait s’échapper. Il réalise qu’il finit par se vautrer dans le conformisme de la différenciation, où les clones se mettent à courir après leur caractère distinctif à eux, dans lequel ils s’installent, rejoignant la guerre de tous contre tous : la lutte contre le clonage retombe dans le clonage. La différenciation n’est plus qu’un affichage confortant le système dans son homogénéité.
Il y a quelque chose de derridien dans le personnage de Canddie Canddie, jusque dans la critique de la différenciation qui n’en est plus une. Derrida conçut la différence comme l’acte de toujours différer le moment de se reposer sur une identité (l’identité au sens d’être à la fois identique à soi et de se laisser identifier par un signe – mot, image, nom, fiche, symbole, photo, signature…) Différer, ce serait rester dans l’action de se différencier, ce que Derrida labellisa différance avec un a, pour la distinguer de la différence avec un e. La différence avec un e s’installe dans un résultat qui ne diffère plus, dans une différence qui devient un attribut. La différance avec un a persiste dans l’action de toujours différer, d’être toujours différant, a-n-t, en train de différer – participe présent du verbe d’action différer.
Derrida est de ces intellectuels français comme Foucault, Deleuze, Guattari, Barthes, Baudrillard… qui influencèrent, aux Etats-Unis, les luttes contre les injustices indéboulonnables, le racisme systémique et l’émancipation en régression (lire François Cusset, French Theory, La Découverte, 2003, pour l’histoire des emprunts et réinterprétations de part et d’autre de l’Atlantique). Ces luttes ont pour trait commun de n’en plus pouvoir des systèmes de domination qui se perpétuent par clonage de modèles envahissants : comportements racistes, sexistes, discriminants, conquérants, accaparant les ressources, qui imposent que pour réussir, il faut être un guerrier, et que, de fait, les gens qui réussissent se construisent sur ce modèle. Les siècles issus des Lumières n’ont pas su, ni pu, ni peut-être même voulu s’attaquer ultimement à ces phénomènes. Il fallut, par exemple, attendre MeToo médiatisé en 2017 pour faire reculer les grandes gueules mâles dominantes, qui allient grossièreté verbale, insensibilité sociale, prédation sexuelle et pouvoir organisationnel, gênantes pour les femmes comme pour les hommes. Mais en 2023, on entend encore qu’au sein d’une école haut-de-gamme dans la restauration, quatre professeurs sont accusés par des élèves de comportements « inappropriés » (litote) : dans les cuisines, se succèdent coups de spatules sur les fesses, propos homophobes, avances sexuelles en position de pouvoir, grossièretés susurrées à l’oreille, attouchements, humiliations.
Homo deus et seigneur médiéval
Dans Germinata, à l’origine du fils cloné, il y a le père cloneur. Le père cloneur, c’est Candide, le personnage du conte de Voltaire qui réussit à s’autocréer comme personne vivante et qui devient, par une ruse de l’Histoire, une sorte d’Elon Musk.
Il est Candide car il cultive son jardin – un jardin qui, pour lui, s’étend aux confins de la matière jusqu’aux nanoparticules. Il met en coupe réglée le vivant – manipulations génétiques, champs de jute transformés en antennes – et le non vivant – matières à comportement, programmation quantique – dont les techniques, brevetables, lui assurent fortune et notoriété. Pour lui, le clonage biologique, c’est d’abord un homme qui enfante sans femme. Il est, comme il dit, un post-industrial self-made daddy – un papa qui se fait tout seul à l’âge post-industriel.
Et il ressemble à un Elon Musk, dont il a l’idéologie libertaire, entrepreneuriale, égoïste et provocatrice. Il mène le projet de quitter la terre après l’avoir rendue impropre à la vie. Il entretient ainsi l’illusion d’un sauvetage hors sol, technologique, permettant de continuer le saccage avec bonne conscience (sur ce thème, voir « L’existence capsulaire » de Ségolène Guinard, in Collectif Stasis, Soigner la technologie, 2021). Il s’isole dans de petites communautés de survie, entouré de gens idoines, hyperspécialisés, derrière des parois protectrices, en route vers l’immortalité. Il a une aversion contre l’État, les services publics, la politique. Si, parfois, il en évoque l’utilité, c’est que cette utilité est à son bénéfice : l’éthique de l’intelligence artificielle est bienvenue si elle ralentit ses compétiteurs ; l’éthique du financement public est bienvenue tant qu’elle se porte au secours de ses organisations ; l’éthique des pouvoirs régaliens est bienvenue si l’armée et la police sont au service de la protection de ses intérêts à lui. Il est un homme-dieu-moderne mâtiné de seigneur du Moyen Age : pour lui, le « système » est le tremplin qui assure le succès de ses places fortes, refermées sur elles-mêmes, rachetant ou ignorant les jardins autour, ce qui n’augure pas bien des relations entre jardins ni d’une capacité à résoudre les problèmes des jardins communs.
Écocide et clonage
Quoique parallèles, les deux mécaniques de l’écocide et du clonage créent un effet de « système » en se renforçant mutuellement. La conjonction des deux renforce l’hégémonie. Même lorsque les conséquences sont dévastatrices, il reste très difficile d’en échapper, car il faudrait changer les deux aspects en même temps. La symbiose des critiques devient alors le passage obligé pour agir sur le réel, en comprenant bien la symbiose sur laquelle se pérennise système.
Soi, soi, soi d’abord, armé des outils de conquête du clonage social, notamment communicationnels, part à l’assaut de l’environnement jusqu’à épuisement : l’objectif et les moyens sont alignés, sans garde-fou. À la racine, il y a ce même accaparement de la différence, rejetée ou assimilée par le système dominant. La différence qui, à un moment, se fixe – c’est-à-dire cesse de différer – favorise l’industrialisation des formes clonées. Il en résulte les mégaprocessus d’extraction, de production, de distribution, de vente et de consommation qui se reproduisent par scissiparité et, mécaniquement, entraîne l’appauvrissement de la terre et du social. Comme pour compenser le risque, la diversité se trouve mise en scène avec ostentation par la publicité et les idéologies d’escorte des innovations technologiques. Mais cette impression de profusion et de liberté se mue vite en son contraire. Les différences strictement tenues en laisse par la mode et les pouvoirs dominants se referment sur un conformisme. La prédilection pour le même (le conforme) plutôt que pour le différant (en train de différer) conduit inexorablement à la concentration et l’homogénéisation.
Cas d’école que l’agriculture : les prairies continuent de céder le pas aux cultures intensives ; les semis de se standardiser ; la biodiversité de chuter ; les néonicotinoïdes de se concentrer dans les sols ; les petits propriétaires de terres arables de disparaître, avec une diminution globale du nombre d’agriculteurs ; la variété des modes d’agriculture de régresser ; la machinisation de progresser avec l’agriculture 5.0 ; la taille des exploitations d’augmenter en même temps que l’endettement des agriculteurs ; les consommateurs continuent à fréquenter en majorité les grands supermarchés, avec des rayonnages de produits semblables, plutôt que les marchés à circuits courts, pourtant moins chers sur beaucoup de produits et de meilleure qualité ; et l’ensemble de ces phénomènes sont intriqués (pour une revue plus détaillée et scientifique, je renvoie notamment aux travaux au long cours menés par le CNRS et l’INRAE sur la Zone Atelier Plaine et Val de Sèvres depuis trente ans, couvrant 45 000 hectares de cultures et 450 exploitations, cf. Vincent Bretagnolle, avec Vincent Tardieu, Réconcilier nature et agriculture, CNRS Éditions, 2021). L’intrication de ces phénomènes fait signe vers une loi « systémique » de préférence pour le même, le semblable, le conforme (le clonage), qui est culturelle, humaine, trop humaine, plutôt que biologique. Ils relèvent d’une rationalité étriquée. Ils font penser, tous autant qu’ils sont, à ces parcelles estampillées belles parce que sans mauvaises herbes.
L’absurdité est que, durant un certain temps, les barrages semblent l’emporter contre le Pacifique : comme avec ces machines à soufflerie énergivore qui repoussent de quelques centimètres de minces couches de sable et d’algues sèches sur les parapets en bords de mer, les uniformisant pour les touristes, ce qui représente plus un problème qu’une solution si le regard embrasse un horizon, non pas de quelques dizaines de centimètres, mais de quelques mètres, où le sable et les algues continuent de s’entasser, et la chaleur carburée à être recrachée dans l’atmosphère.
Une interprétation fonctionnelle est que le mécanisme à l’œuvre est avant tout capitalistique : la prime à un capital entre les mêmes mains (privées ou publiques) va de pair avec la concentration et l’homogénéisation. Mais le financier ne joue pas seul dans un désert culturel. D’autres sources agissent, à diagnostiquer, comme cette prédilection pour l’esprit de clonage (ego-roi centré sur soi, lâché dans la nature et la société pour se reproduire, non seulement comme entité physique mais surtout comme prescription comportementale se transmettant à d’autres entités) et de conquête (emprise illimitée, non seulement sur les écosystèmes de la terre, de l’eau et de l’air, mais aussi sur les écosystèmes sociaux, organisations, marques, richesses, propriétés…)
Vers une écologie relationnelle
Dans l’univers d’anticipation de Germinata, les logiques du monde actuel sont poussées à bout. Elles forment le contexte au sein duquel se déroule l’histoire et évoluent les personnages : explosion des technologies transhumanistes qui provoquent, d’un côté, les hybridations les plus libres, et de l’autre, le clonage standardisant ; cynisme et inefficacité face aux problèmes ; révoltes et colères qui se multiplient, souvent concurrentes, s’excluant parfois.
La convergence des critiques de l’écocide et du clonage social met l’enjeu relationnel au cœur de la méthode de changement : la relation au sein d’une diversité comme antidote à la reproduction du même envahissant les environnements et les esprits. Par où l’écologie sera d’abord relationnelle, qui prendra la mesure de ce que vivre et concevoir une relation veut dire sur un territoire au sein d’une diversité réelle. Pour le personnage de Psalmonella dans Germinata, les ailes qui lui poussent dans son dos sont la métaphore d’une différence qui s’émancipe des murs et frontières territoriales et conceptuelles par où homo sapiens s’ingénie à réduire le possible des relations. À un moment de l’histoire, elle défonce la barrière d’un ponton posé sur une rivière et se prend à rêver d’être un fou de Bassan pour voler par-dessus toutes les barrières. Dans une autre scène, elle rencontre une moissonneuse 7.0, occasion d’explorer le champ immense des relations à renouveler, y compris avec la technologie.
Olivier Fournout est sociologue et sémiologue, écrivain et metteur en scène. Il mène ses projets de recherche toujours en lien avec la création artistique et culturelle. Il a tenu la rubrique théâtre de Lunes, revue féministe consacrée aux parcours de femmes dans la science, la culture, la politique, l’économie. Il a publié des romans, Le nain, chez Tsémah, 2014 ; Candide Candide, chez SiKit, 2018 ; et des nouvelles dans des recueils collectifs. Il est enseignant-chercheur à l’Institut Polytechnique de Paris/ Télécom et à l’Institut Interdisciplinaire de l’Innovation.