Le fond des océans est en train de devenir le théâtre de la concurrence mondiale en matière de ressources, et la Chine est prête à le dominer. La mer contiendrait plusieurs fois plus de métaux rares que la terre, qui sont indispensables à la quasi-totalité des produits électroniques, des produits à énergie propre et des puces informatiques de pointe d’aujourd’hui. À l’heure où les pays s’efforcent de réduire les émissions de gaz à effet de serre, la demande de ces minéraux devrait monter en flèche.
Lorsque l’exploitation minière en eaux profondes commencera, la Chine, qui contrôle déjà 95 % de l’offre mondiale de métaux des terres rares et produit les trois quarts des batteries lithium-ion, renforcera son emprise sur les industries émergentes et notamment celles liées aux énergies renouvelables. L’exploitation minière donnera également à Pékin un nouvel outil puissant dans sa rivalité croissante avec les États-Unis. Pour illustrer la façon dont ces ressources pourraient être utilisées à des fins militaires, la Chine a commencé en août à restreindre les exportations de deux métaux essentiels pour les systèmes de défense américains.
Mainmise sur l’ISA
Dans sa quête pour dominer cette industrie, la Chine a concentré ses efforts sur l’Autorité Internationale des Fonds Marins, l’AIFM (ou l’International Seabed Authority, ISA, en anglais), une organisation de l’ONU, basée à Kingston, en Jamaïque. Elle existe depuis 1994 pour encadrer et réguler l’exploitation minière des fonds marins. Un mandat contradictoire lui est confié : encadrer l’industrie minière d’une part et, en même temps, protéger les fonds marins en tant que bien commun de l’humanité. En exerçant son influence au sein d’une organisation où elle est de loin l’acteur le plus puissant – les États-Unis ne sont pas membres de l’ISA -, Pékin a la possibilité de façonner les règles internationales à son avantage.
Cette approche est essentielle à la tentative de Xi Jinping d’acquérir une prééminence mondiale. Xi, le plus puissant dirigeant chinois depuis des décennies, est déterminé à transformer la Chine en une puissance mondiale qui n’est plus redevable à l’Occident, notamment en devenant une puissance maritime capable de rivaliser militairement avec les États-Unis.
« Si la Chine peut prendre la tête de l’exploitation minière des fonds marins, elle aura accès à tous les minéraux essentiels à l’économie verte du XXIe siècle », pronostique Carla Freeman, experte principale pour la Chine à l’Institut de la paix des États-Unis.
« Si vous voulez devenir une puissance mondiale, vous devez maintenir la sécurité de vos voies maritimes et de vos intérêts. Devenir une puissance maritime est donc inévitable », a déclaré Zhu Feng, directeur exécutif du Centre chinois d’études collaboratives sur la mer de Chine méridionale à l’université de Nanjing.
Les États-Unis n’ont guère réagi aux actions de la Chine en haute mer. Ils n’ont qu’un statut d’observateur à l’ISA, ce qui signifie qu’ils risquent d’être mis à l’écart lors de l’élaboration des règles applicables à ce secteur d’avenir. Contrairement à la Chine, les entreprises américaines n’ont pas de contrats d’exploration avec l’ISA, et les critiques disent que Washington n’a pas de plan clair sur la façon de rivaliser dans cette nouvelle industrie.
Depuis 2021, la Chine est devenue le plus grand contributeur au budget administratif de l’organisation, a indiqué l’ISA. Pékin fait régulièrement des dons à divers fonds de l’organisation onusienne et, en 2020, a annoncé la création d’un centre de formation commun avec l’ISA dans la ville portuaire chinoise de Qingdao.
Les efforts du Parti communiste chinois pour forger de nouvelles alliances économiques et diplomatiques, notamment par le biais de son initiative d’infrastructure « la route de la soie », sont désormais bien connus. En outre, à chaque point cardinal, Pékin jette les bases de son nouvel ordre international et façonne à son image des lieux et des institutions en dehors de ses frontières.
À l’heure où la participation occidentale au système des Nations unies est en déclin, les universitaires et les fonctionnaires chinois ont fait pression pour jouer un rôle plus important au sein d’organisations telles que l’ISA, répondant ainsi à l’appel de Xi pour améliorer l’influence internationale de Pékin. Parmi les 52 membres du secrétariat de l’ISA, qui administre l’organisation, deux postes sont occupés par des ressortissants chinois. Une commission des affaires juridiques et un comité des questions financières comptent chacun un ressortissant chinois. « Si vous avez des personnes à ces postes, vous saurez tout ce qui se passe », affirme James McFarlane, chef du Bureau des ressources et de la surveillance de l’environnement à l’ISA de 2009 à 2011.
« La Chine est probablement le pays le plus actif de l’ISA », fait observer Peter Dutton, professeur de droit international à l’U.S. Naval War College. « L’une des choses que les Chinois font très efficacement est de s’engager dans l’élaboration de règles et de rédiger des règlements qui peuvent favoriser leurs intérêts. Ils ont une longueur d’avance sur nous, et c’est un domaine qui doit nous préoccuper ».
Pour la Chine, l’exploitation minière en eaux profondes n’a jamais été uniquement une question de ressources naturelles. Il s’agit également de bouleverser l’ordre international traditionnel dominé par l’Occident. Dans les années 1960 et 1970, lorsque les chercheurs ont pris conscience de l’étendue des richesses minérales de l’océan, la question de savoir qui avait droit à ces ressources est devenue idéologique. Les pays riches comme les États-Unis voulaient opérer selon le principe du premier arrivé, premier servi, tandis que la Chine, pays en développement, s’est rangée du côté des pays du Sud et a déclaré que le butin devait être partagé. La Chine a gagné et la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (UNCLOS), adoptée en 1982, a été ratifiée par la plupart des pays. Les États-Unis reconnaissent la convention mais ne l’ont pas ratifiée, en partie parce qu’ils s’opposent à ses dispositions sur l’exploitation minière des fonds marins.
En vertu de la convention, l’ISA a été créée en 1994 et chargée de superviser l’exploitation minière en eaux profondes. La Chine a été l’un des premiers pays à y envoyer une mission permanente. Le journal officiel du parti communiste chinois a déclaré que la CNUDM était une victoire contre « l’hégémonie maritime », tandis que le chef de l’administration océanique d’État de la Chine l’a qualifiée de « formation d’un nouvel ordre maritime international ».
La course aux grands fonds
La Chine a ainsi rejoint la course aux grands fonds et a passé les dernières décennies à investir régulièrement dans la technologie et l’équipement, rattrapant ses rivaux occidentaux – qui étaient loin devant – et, dans certains domaines, les dépassant. En 2001, la China Ocean Mineral Resources Research and Development Association (COMRA), première entreprise d’exploitation minière en eaux profondes du pays, a obtenu le premier permis d’exploration de nodules polymétalliques.
La Chine compte aujourd’hui au moins 12 institutions dédiées à la recherche en eaux profondes – l’une d’entre elles, un campus tentaculaire situé à Wuxi, dans la province de Jiangsu, prévoit d’embaucher 4.000 personnes d’ici à 2025. Des dizaines d’établissements d’enseignement supérieur ont vu le jour pour se consacrer aux sciences de la mer. Dans un discours prononcé en 2016, Xi Jinping a parlé de l’accès aux « trésors » de l’océan et a ordonné à son pays de « maîtriser les technologies clés pour pénétrer dans les profondeurs de la mer ».
Au cœur du débat sur l’exploitation minière en eaux profondes se trouve la question de savoir si elle peut se faire sans nuire aux écosystèmes et aux espèces océaniques. Les scientifiques affirment que ce type d’activité sur les fonds marins détruira une bibliothèque d’informations importantes pour les percées médicales, la compréhension des origines de la vie et d’autres progrès.
Richesses au fond des abysses
Ces profondeurs sans lumière, à plus de 3.000 mètres, étaient autrefois considérées comme un véritable désert sous-marin, mais l’intérêt croissant pour l’exploitation minière a poussé les scientifiques à en explorer la biodiversité, en grande partie ces dix dernières années.
Et plus les scientifiques cherchent, plus ils découvrent. Les plaines abyssales couvrent plus de la moitié de la planète, mais restent encore largement inexplorées par l’humanité, qui en sait plus sur la Lune ou sur Mars que sur elles. Elles constituent la « dernière frontière », selon le biologiste Erik Simon-Lledo, qui a mené une recherche publiée en juillet dernier dans la revue Nature Ecology and Evolution. « À chaque plongée, nous faisons une découverte », raconte-t-il. La biodiversité abyssale serait plus importante que celle des forêts tropicales terrestres, avec des estimations de plusieurs millions d’espèces, dont une immense partie est encore inconnue.
Pour les défenseurs de l’environnement, cette biodiversité est le véritable trésor des grands fonds, menacée par l’énorme panache de sédiments millénaires que l’exploitation minière ne manquera pas de soulever avec ses machines monstres raclant les fonds marins. « Concrètement, des méga-engins propulsés par un système de chenilles sont largués sur le plancher océanique afin de racler le sol et de collecter les ressources minérales, explique Sébastien Ybert, chef de projet à l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer). Un mélange de roche, de métaux, d’eau et de sédiments est remonté à la surface puis déversé sur un bateau. » Il s’agit de récolter nickel, manganèse, cuivre, cobalt, etc. jusqu’à 5 000 m de fond.
Les nodules eux-mêmes constituent un habitat unique pour des créatures hors du commun. « Cet écosystème serait condamné pour des siècles, voire des milliers d’années », a averti Michael Norton, membre du Conseil consultatif scientifique des académies européennes (EASAC). « Il est difficile de prétendre que cela ne constitue pas un préjudice grave » .
Beth N. Orcutt est une scientifique, experte du réseau mondial DOSI (Deep-Ocean Stewardship Initiative), qui agit en tant qu’observateur officiel lors des réunions de l’Autorité internationale des fonds marins. Elle écrit dans Nature « L’exploitation minière en eaux profondes pourrait causer des dégâts qui ne se limitent pas aux fonds marins et que nous n’avons aucune idée de la manière de réparer. » Elle poursuit, lançant un signal d’alerte : « L’exploitation minière affectera les animaux, tels que les coraux, qui sont attachés au fond marin, ainsi que les micro-organismes qui fournissent des services écosystémiques cruciaux, tels que la fixation du carbone et le recyclage des nutriments. Elle affectera l’ensemble de la colonne d’eau au-dessus du plancher océanique, générant des panaches de débris ainsi qu’une pollution sonore et lumineuse susceptible d’affecter les espèces migratrices, y compris des animaux d’importance commerciale comme le thon. »
Outre les nodules polymétalliques, deux autres types de gisements sont envisagés pour l’exploitation minière des océans : les sulfures polymétalliques, que l’on trouve dans les cheminées hydrothermales, et les encroûtements cobaltifères riches en métaux, qui se présentent sous la forme de couches durcies le long des montagnes sous-marines. Ces deux types de gisements seront encore plus difficiles à exploiter.
Les écologistes craignent également que l’habitude de la Chine de privilégier l’industrie au détriment de l’environnement ne conduise à une dilution des réglementations. Les habitants et les autorités du sud-est de la Chine sont toujours aux prises avec la pollution généralisée des sols et de l’eau causée par l’essor de l’extraction des métaux rares à partir des années 1990.
La Chine veille au grain
Au cours de la session de trois semaines qui s’est tenue en juillet dernier, les délégués chinois ont conseillé à l’ISA d’être « prudente » dans l’imposition de sanctions financières aux entrepreneurs qui enfreignent les règles. La délégation s’est opposée à la création d’une commission indépendante chargée de veiller à ce que les entreprises respectent les réglementations environnementales.
Pendant toute la dernière semaine de la réunion, la Chine a bloqué à elle seule le débat sur la protection maritime, y compris la discussion d’un moratoire sur l’exploitation minière en eaux profondes, une proposition qui est désormais soutenue par 22 pays préoccupés par les dommages causés à l’environnement. Les responsables chinois affirment souvent que la préservation de l’environnement doit être mise en balance avec le besoin de développement, une approche qui préoccupe d’autres délégués.
Les partisans de l’exploitation minière en eaux profondes affirment qu’il s’agit de la seule industrie au monde à être réglementée avant même d’exister et qu’elle est nécessaire pour les voitures électriques et d’autres technologies qui permettront d’éviter une catastrophe climatique.
Des entrepreneurs comme The Metals Company – la seule entreprise à avoir testé un système complet d’exploitation minière en eau profonde dans la zone de Clarion-Clipperton – sont en avance dans la course à la technologie, mais les entreprises chinoises les rattrapent. « Elles commencent à prendre de l’élan », confie Gerard Barron, PDG de The Metals Company, en faisant référence aux trois entreprises chinoises qui contrôlent les concessions d’exploration en Chine. « Nous constatons certainement une augmentation de l’activité. Elles disposent désormais de budgets substantiels qu’elles n’avaient pas il y a deux ans ».
La Chine se positionne désormais comme un leader prêt à enseigner aux autres pays ce qu’est la mer. Les submersibles qu’elle produit sont capables de plonger à plus de 10.000 mètres au fond de la fosse des Mariannes, le point le plus profond de la planète.
« Maintenant que nous disposons de cet équipement, nous pouvons rattraper le temps perdu », clame dans une interview Wang Pinxian, un géologue marin chinois qui a dirigé certains des premiers programmes chinois d’exploration des grands fonds. « La Chine peut être son propre maître et peut accueillir et travailler avec des personnes de pays en développement ».
Une technologie minière aux applications militaires
L’autre objectif clair du programme chinois sur les grands fonds est de développer des avantages militaires dans l’océan. Les recherches nécessaires pour préparer l’exploitation minière en eaux profondes – mesure de l’acoustique ou de la température des courants, cartographie de la topographie et mise au point d’équipements capables de fonctionner sous haute pression et avec une faible visibilité – sont les mêmes que celles qui sont nécessaires pour la guerre sous-marine.
« Lorsqu’ils envoient des submersibles, les planificateurs pensent aux minéraux, mais aussi à la manière de tirer parti des profondeurs marines à des fins militaires, non seulement pour la lutte anti-sous-marine, mais aussi pour leurs sous-marins », remarque Alexander Gray, ancien fonctionnaire du Conseil de sécurité nationale de la Maison Blanche, qui travaille aujourd’hui au Conseil américain de politique étrangère.
La Chine a également fait savoir qu’elle pensait de la même manière. La loi chinoise sur la sécurité nationale inclut désormais les fonds marins internationaux comme une zone où les biens et les intérêts chinois doivent être protégés. La Commission militaire centrale de Chine, qui supervise les forces armées du pays, a identifié les grands fonds marins comme un nouveau champ de bataille.
Des universitaires chinois ont souligné l’importance des nodules polymétalliques pour les équipements militaires et aérospatiaux, tandis que l’Armée populaire de libération de la Chine a fait état des possibilités qu’offrent les grands fonds pour la guerre moderne dans un article datant de 2022.
Il existe des liens étroits entre les secteurs universitaire, commercial et militaire de la Chine, et plusieurs des projets d’exploitation minière en eaux profondes les plus ambitieux du pays ont été financés dans le cadre de programmes de recherche militaire. China Minmetals, l’un des entrepreneurs qui contrôlent les licences d’exploration en eaux profondes de la Chine, a effectué des tests d’exploitation minière dans le cadre du programme 863, une initiative gouvernementale visant à développer des technologies de pointe pour la sécurité nationale.
En raison de ces liens étroits, il est difficile de savoir si les navires chinois d’exploration des fonds marins collectent des données à des fins scientifiques ou militaires. Selon les données de suivi des navires recueillies par Global Fishing Watch et le Benioff Ocean Science Laboratory de l’université de Californie à Santa Barbara, des navires chinois d’exploration des fonds marins, dont le Dayang Hao, se sont aventurés ces dernières années dans les zones économiques exclusives des Philippines, de la Malaisie, du Japon, de Taïwan, des Palaos et des États-Unis.
L’un de ces navires, le Kexue, a effectué des relevés pendant 20 jours en juillet et août 2022 près du Scarborough Shoal, l’une des zones les plus contestées de la mer de Chine méridionale et le lieu d’un bras de fer permanent entre la Chine et les Philippines, qui revendiquent toutes deux l’atoll. Le Dayang Hao semble également effectuer des relevés des fonds marins dans les zones économiques exclusives des Philippines et de la Malaisie, à proximité des îles Spratleys. Pourtant, en vertu du droit international, il est illégal de mener des recherches commerciales ou scientifiques dans la zone économique exclusive d’un autre pays sans autorisation. Harrison Prétat, directeur associé de l’Asia Maritime Transparency Initiative au Center for Strategic and International Studies, estime que la vaste flotte chinoise de navires de surveillance pourrait recueillir des informations pour l’armée chinoise. « Selon toute vraisemblance, nombre de ces enquêtes sont à la fois scientifiques et militaires, ou commerciales et militaires », affirme-t-il.
Fin 2021, un navire jumeau du Dayang Hao, le Dayang Yihao, explorait la zone Clarion-Clipperton dans le cadre d’une expédition de quatre mois menée par China Minmetals, lorsqu’il s’est soudainement éloigné de la zone revendiquée par la Chine, en se dirigeant directement vers le nord. Il est entré dans la zone économique exclusive des États-Unis près d’Hawaï, où il a voyagé pendant cinq jours, traçant une boucle juste au sud d’Honolulu, avant de retourner dans la zone revendiquée par la Chine. Le département d’État n’a pas reçu de demande de la Chine pour mener des recherches scientifiques dans la zone américaine à ces dates, a déclaré un porte-parole. Il semble que ce détour aurait permis aux chercheurs de comprendre la topographie des fonds marins autour d’Hawaï, ou les conditions des opérations navales et la façon dont les sous-marins entrent et sortent.
Ces mouvements sont une source de préoccupation pour les deux pays, et cette préoccupation ne fera que s’accentuer à mesure que l’exploitation minière en eaux profondes deviendra une réalité.
Avec Washington Post
Article publié la première fois dans UP’ Magazine le 24/10/2023
On ne domine pas la Terre- Mèr(e) ! On l’instrumentalise, on l’exploite, jusqu’à la vider de son essence. La Terre nous survivra. Mais l’espèce humaine y aura perdu son humanité et de cela, elle ne survivra pas. Chez les peuples premiers,on demande à l’esprit de la Terre d’ offrir sa vie avant d’y prendre, juste, ce dont on a besoin. Ça s’est passé récemment pour une exploitation minière au Brésil. Tout comme la chasse, C. Levi- Strauss, le décrit très bien . Ne pas vider un territoire de ses animaux, pour les vendre par ex , permet de les laisser… Lire la suite »